Une vérité froide et usante

Une sensation étrange
C’était un vendredi soir de l’été 2002, j’étais appuyé sur la rampe du couloir de l’unité de soins de suite et de réadaptation de l’hôpital local. Je venais de sortir de la chambre d’un malade qui avait fini sa course ici, en « réadaptation ». C’était le septième décès de la semaine, en comptant les unités de soins de longue durée. La morgue ne fournissait plus. Il n’y avait plus de place. On était obligé d’accélérer le mouvement et les transports hors de l’établissement. Avec mes collègues, nous disions, à qui voulait nous entendre, que nous jouions les tontons flingueurs !

J’étais souvent d’astreinte. L’hôpital était situé en plein bourg, avec dans mon service, le tiers des chambres qui donnait sur les tombes. Mon bureau était au rez-de-chaussée, à côté de celui des infirmières et juste au dessus de la morgue au sous-sol. Après le cimetière, quelques maisons plus loin, c’était mon logement de fonction. Quand je rentrais chez moi, c’était souvent pour revenir à l’hôpital. J’avais alors cette impression de toujours y vivre, à l’hôpital.

Ce soir là, je me frottais lentement les yeux, seul dans le silence du couloir. La fatigue aidant, j’éprouvais une sensation que je n’avais jamais connue auparavant : ma tête était pleine de ces cadavres accumulés. C’était une sensation lourde, probablement l’aboutissement d’une certaine usure au travail et de la répétition des mêmes constats. La mort imprégnait mon corps, mon cerveau, elle m’envahissait et me collait des pensées grises, pleines d’odeurs de défunts. J’étais las, le regard vide. Je ne culpabilisais pas de n’avoir pas pu les faire vivre. A quatre-vingt dix ans passé, ou en cas de cancer ou d’insuffisance cardiaque terminale, quand vous ne pesez plus que trente kilos, que voulez-vous faire ? La médecine doit lâcher ses crocs quand la mort vient. Non, j’étais loin de cela. Ils étaient morts de mort naturelle et cette sensation étrange allait être le déclic pour une mise à distance salvatrice.

Je me disais au fond de moi : comment font-elles pour supporter tout cela depuis des dizaines d’années, les aides-soignantes, les infirmières, les agents de service hospitalier (ASH) ? Surtout avec la chape de plomb imposée par la hiérarchie qui annihile régulièrement toute parole par peur de libérer quelque véhémence subversive, surtout parce qu’on leur a dit pendant des années de se taire et de bosser, et puis n’est-il pas écrit sur les écriteaux à l’entrée de nos établissements « Hôpital silence » ? Oui, comment font-elles ces simples soldates engagées ou appelées au front en première ligne, pour accompagner les malades en fin de vie, aligner régulièrement les cadavres, sans broncher ? Je voulais comme écrivait Spinoza « ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre ». Après lecture de ce texte, j’espère que vous aurez un peu compris, mais vous verrez qu’il est difficile de ne pas déplorer.

Une volonté farouche : enquêter
Je cherchais un sujet pour mon mémoire, il fut tout trouvé. Pour m’aider à mieux vivre la mort des autres dans mon travail, je m’inventais enquêteur auprès des personnels soignants de trois hôpitaux gériatriques, répartis sur sept sites géographiques, comprenant au total plus de mille lits. L’étude porte sur un échantillon volontaire de 60 personnes, dont 50 % d’aides-soignantes, 25 % d’infirmières, 20 % d’ASH, 5 % de cadres de santé (1) (2). Aucun médecin n’est interviewé, je n’ai même pas pensé à les interroger. Les médecins ont un rôle plus en retrait dans les circonstances d’agonie et de décès des personnes âgées : formation et statut social à part, temps de présence à type de vacation, temps partiel ou statut libéral (à part : assistants et praticiens hospitaliers temps plein). Et puis les services de long séjour sont avant tout des lieux de vie, même s’ils sont médicalisés et le rôle du médecin est avant tout de constater que la mort est réelle et constante, de rédiger le certificat de décès et d’ôter les pacemakers.

Une face cachée de la structure
Le monde soignant rencontré est essentiellement féminin, composé surtout d’anciennes et de nouvelles et ceci dans tous les établissements visités. Beaucoup sont dans le même établissement depuis plus de dix, vingt ou trente ans. Plus de 30 % des personnes de l’échantillon sont toujours restées dans le même service, mais 20 % sont depuis moins d’un an dans l’établissement. Les femmes situées dans les zones intermédiaires (ni anciennes, ni nouvelles) sont les moins nombreuses. Même si des possibilités existent, la rotation du personnel est peu pratiquée. Pourtant celle-ci limiterait le risque d’usure au travail des soignants fréquemment en charge de personnes mourantes. La question de l’incorporation des nouvelles soignantes et des jeunes en formation initiale semble peu posée. Les témoignages rapportés sont lourds de sens : les nouvelles sont décrites comme « démunies, perdues, égarées, isolées et pas toujours soutenues ».

L’agonie, le décès, puis la toilette mortuaire
C’est pratiquement toujours l’infirmière qui prévient la famille en cas de décès, sauf quand elle n’a pas le temps ; cette tâche est alors dévolue au cadre de santé ou au médecin. L’infirmière est l’interlocutrice privilégiée des familles, l’interface entre celles-ci, les autres soignants et l’administration.

Lors d’une agonie, les équipes songent très souvent à prévenir précocement la famille afin qu’elle soit présente ou pour préparer le choix des vêtements. Il semble que les soignants aient plus d’expérience que les familles pour s’apercevoir que le temps de l’agonie et de la mort est venu. Cependant, celles-ci ne saisissent pas toujours que la mort peut venir d’un instant à l’autre. On dit il est fatigué, si bien que l’entourage en supposant qu’il le souhaite, n’a pas toujours les moyens d’être présent aux derniers instants du mourant.

Les aides-soignantes en poste font la toilette mortuaire à deux, ou à trois (personne obèse). Elles ont besoin de soutien pour affronter ce moment chargé d’affects. La solidarité joue quand une soignante ne se sent pas de faire ce dernier soin : mauvais état de forme physique et mentale, deuil personnel récent, lien ancien ou intense avec le défunt, stagiaire ébranlée, choc émotionnel lié à une mort en direct ou mort violente. Les infirmières font la toilette mortuaire dans certains établissements ou la nuit ou en cas de disponibilité ou s’il y a de gros pansements à faire sur le corps du défunt. Les motivations des soignantes pour se porter volontaires ou non sont multiples, contradictoires, pas toujours exprimées ou alors parfaitement claires : souci d’esthétisme, de maternage, mais aussi humanisme, altruisme, deuil à débuter. Parfois, la toilette mortuaire est vécue par certaines comme une simple toilette d’hygiène peu valorisante en opposition aux soins thanatopraxiques plus valorisés, car restituant au défunt l’apparence de la vie. Le service extérieur des pompes funèbres fait la toilette mortuaire dès lors que des soins de conservation sont demandés par la famille. Cela dispense les équipes soignantes de faire le travail, qui pompe de l’énergie. Très rarement la famille se propose, elle laisse faire les techniciens. « La toilette mortuaire a désormais pour but de conserver au corps les allures familières et joyeuses de la vie » (3).

Sollicitude et temps compté
Malgré l’impératif administratif de remplissage des lits, beaucoup d’équipes accordent du temps à la toilette mortuaire, à l’accompagnement des familles et à elles-mêmes pour prendre conscience que le malade est bien mort : « Nous faisons la toilette avec pudeur et respect, délicatement, en tournant doucement le corps ». « C’est certainement dans le symbole de la renaissance que la valence féminine de la toilette funéraire atteint sa dimension capitale » (4).

Mille ficelles du métier sont employées pour ôter le matériel infirmier (sondes, cathéters, patchs), ôter ou non les pansements, pratiquer la toilette mortuaire complète « de la tête aux pieds », parfumer, coiffer, maquiller, garnir le corps et non plus boucher salement les orifices naturels, fermer les yeux et la bouche, faire la réfection du lit, vêtir et présenter le corps, aménager la chambre, faire l’inventaire et le ménage, exprimer ses condoléances, signaler la présence du défunt. Rien n’est laissé au hasard. Le souci de propreté, d’esthétisme et celui de ne pas choquer la famille sont constants. Les pacemakers sont ôtés par le médecin, avant ou après la toilette mortuaire, mais si possible avant l’habillage du corps pour ne pas salir les vêtements, ce qui, en raison du temps compté, n’est pas toujours respecté. Tous les signes qui peuvent faire penser à ce qu’a vécu le défunt dans ses derniers instants, et notamment les signes de médicalisation, doivent disparaître pour laisser place à une chambre sobre, sans décor inutile. Comme dit une aide-soignante : « On ressort de la chambre quand tout est parfait ».

Dépossession et survivance de pratiques culturelles et religieuses
C’est quasiment toujours la famille, avec le soutien des soignants, qui décide du choix des vêtements et même du port des objets familiers du défunt (bijoux, objets religieux ou profanes). En la matière, parfois, les dernières volontés du défunt sont respectées (peluches, livres, fleurs, photographies, dessins posés sur la table de chevet). Mais celui-ci semble comme avoir été dépossédé de lui-même. Une seule fois, une aide-soignante rapporte qu’un malade avait choisi les chants et la conception de ses funérailles.

La fameuse housse sanitaire hermétique fournie par le service extérieur des pompes funèbres (payante) répond bien entendu au souci obsessionnel de l’hygiène. Un cadre rapporte même sa vigilance accrue à ce sujet depuis l’accréditation. Faut-il le rappeler ? Cette housse n’est pas obligatoire... Une aide-soignante note avec répulsion : « Le contact avec ce plastique me gêne ». Enfin, un bracelet d’identification en plastique est posé par l’infirmière. Le corps est alors présenté à l’assistance. Aujourd’hui, celle-ci se réduit au cercle restreint de la famille et des plus proches, parfois venus de loin. Les soignantes, elles, échangent une dernière fois avec les familles, s’étreignent parfois suite à un décès dû à une longue maladie ou quand la rupture est trop douloureuse (cela fait du bien), puis s’éclipsent, discrètement.

Chapelet glissé entre les doigts ou photographie religieuse posée sur le ventre sont de mise dans la culture rurale catholique de la région nantaise. Quant aux gens du voyage, ils ont rarement besoin de l’hôpital pour décéder. Ils font cela en famille, à l’abri des regards extérieurs.

Evacuer l’angoisse de la mort
Les paroles échangées au cours de la toilette mortuaire ont de multiples significations selon la personnalité, l’éducation et l’histoire de chaque soignante, sa relation au défunt et à la famille. Il existe un désir ambivalent de laisser aller ses émotions (« Partez en paix, c’est mieux ainsi ») et de les contenir (ne pas parler, ni pleurer, ni embrasser, ni caresser, ni regarder le corps). Des crises de fous rires sont fréquentes : « C’est plus fort que nous, il arrive qu’on dise des bêtises »... « C’est un exutoire, pour ne pas se mettre à pleurer ». Pour « démystifier la mort », la plupart des soignantes parlent... du soin lui-même, de leur vécu, du défunt, des familles ou de choses banales. Et puis, « il faut rassurer les jeunes » pour se rassurer soi-même. Quand la mort d’un proche arrive, il est urgent de se faire du bien, d’exprimer ses émotions et de ne pas en avoir honte, afin d’accepter ce non-sens qu’est la mort, et permettre ultérieurement la mise à distance nécessaire du défunt, pour reprendre goût à la vie.

« On expédie vite fait », on prend son temps parfois...
Une fois le corps du défunt présenté à la famille, il ne reste dans sa chambre que quelques heures et est rapidement descendu à la morgue avant sa mise en bière. « On expédie vite fait... mais on attend quand même le passage du médecin » rapporte une aide-soignante, point de vue significatif de la volonté générale inavouée de se débarrasser du corps et de passer rapidement à autre chose. Dans un seul site visité, le corps peut rester dans la chambre un jour ou plus, uniquement dans une chambre individuelle, jusqu’au temps des funérailles, la mise en bière ayant lieu dans l’unité : d’après la cadre interrogée, la raison rapportée est la volonté des équipes d’humaniser l’hôpital en permettant aux autres résidents de rendre visite au défunt, parfois de faire une veillée, et de participer à la sépulture. Une enquête montre que favoriser la mise en bière dans l’unité est le souhait de la grande majorité des familles (5).

Le débarras
La chambre mortuaire se trouve au sous-sol dans de nombreux établissements. Malgré son existence (« De toute manière cela arrange les familles, il y a de moins en moins de retour à domicile ») et celle de la zone technique, c’est-à-dire le local de conservation des corps, malgré la possibilité de recueillement des familles, les soignants interrogés tirent à boulets rouges sur ce lieu. Il est décrit comme froid, glacial, impersonnel, lugubre, sombre, triste, pas accueillant, horrible, austère, dépouillé, vétuste, morbide et avec de mauvaises odeurs. Les témoignages sont éloquents : « Le chemin qui mène à la morgue n’est pas très beau, les murs sont décrépis, des choses traînent dans les couloirs, on est obligé de passer par un quai d’où partent et arrivent les camions de livraison » ; « L’accès se fait par des escaliers extérieurs » ; « La nuit on a peur de descendre au sous-sol, la table réfrigérante, je ne vais pas la chercher toute seule » ; « La pièce où il y a le frigo (case réfrigérée) est une zone de stockage avec des cartons de déménagement et le matériel de ménage, un bazar permanent » ; « Il y a seulement une icône au mur, une petite table avec un crucifix et des fleurs artificielles avec plein de poussière »...

La promiscuité, quand elle arrive, empêche la préservation de l’intimité des familles, avec un seul rideau qui sépare les défunts. Des témoignages macabres sur le pourrissement des corps font dire à certaines soignantes qu’elles ont l’impression qu’on se décharge sur elles. Elles ne disent pas qui est ce on. Philippe Ariès nous éclaire, dans son article Le miracle des morts, sur la conception hygiéniste qui a supplanté la conception humaniste dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : « Les cas d’infections, de dégagements de gaz et d’odeurs fétides ont toujours existé... mais parmi beaucoup d’autres phénomènes dont le sens critique d’aujourd’hui n’admet plus la réalité physique »... « Les Français, dont les hôpitaux gardent encore les traces du XVIIIe siècle quand les malades étaient soumis au régime humiliant et grossier des vagabonds, des délinquants, ont l’expérience des chambres froides où les corps sont conservés comme une viande anonyme ; ils sont bien placés pour comprendre comment l’extension du régime hospitalier doit rendre plus nécessaire un temps de recueillement et de solennité, entre la morgue collective et l’enfouissement définitif » (3).

Le jeu de cache-cache
Les attitudes spontanées des soignants sont de cacher le défunt, surtout lors du passage en chambre mortuaire pour ne choquer personne (voisins proches, soignants et familles) ou en éloignant les autres résidents. Des équipes décident de ne pas cacher le corps, pour également ne pas choquer (voisins proches qui ne sont pas dupes, soignants ayant l’expérience de la répétition des séquences, familles informées). Alors que faire ? Il ne s’agit pas de montrer délibérément les corps comme une « danse macabre ». D’ailleurs, lors de l’agonie, le malade est si possible isolé en chambre individuelle pour respecter son repos. Le paravent utilisé parfois en chambre double n’est pas de très bon goût (souvent vétuste et laid) et il peut faire peur en ce sens où il trop chargé de symboles (marque d’une rupture brutale, volonté imaginée de cacher à tout prix la mort qui est derrière et qui rôde). La concertation entre tous, soignants, administratifs et familles doit favoriser l’acceptation de la mort et permettre de débuter le processus de deuil auquel chacun a droit. Ne pas forcément couvrir le visage, annoncer le décès aux autres résidents (écriteau à l’entrée du service), permettre la visite des autres résidents au défunt, ne pas les isoler des événements de la vie, de toute la vie, sont comme des petites touches ritualisées marquant le respect que chacun se doit. Les changements en la matière sont lents mais perceptibles.

Hôpital et public
Cependant l’accueil des familles se fait souvent « avec les moyens du bord ». Au grand regret des soignants, il n’existe pas d’espace spécifique d’accueil que ce soit pour la vie de tous les jours ou en cas de décès (ce qui est illégal !). L’accueil se fait dans la chambre du patient, le hall, la cafétéria (quand elle existe), le poste de soins, la salle à manger ou le couloir ! Quand l’émotion est trop forte, l’accueil est fait dans le bureau du cadre de santé ou du médecin. Cela montre que l’hôpital a été conçu pour être coupé du monde extérieur, qu’il fonctionne trop encore en vase clos, que le public n’y a pas assez sa place. L’hôpital, c’est uniquement quand on est malade, pas quand on est accompagnant de malade. Et pourtant, les équipes déploient d’importants efforts pour accueillir les familles éplorées : présence, écoute, conseils pratiques, proposition d’aides extérieures (association), mots et gestes qui font « chaud au cœur », collations, couvertures quand il fait froid, veilles de malades à l’agonie, etc. Il arrive même que les secrétaires administratives assistent les familles. Cependant, les contraintes de travail et d’organisation des services font que cette qualité relationnelle propre aux équipes n’est pas toujours mise en valeur, que leur disponibilité n’est pas toujours possible, que les conditions matérielles ne sont jamais à la hauteur de l’événement : « Nous n’avons pas de confort pour accompagner, qu’un lit de camp à proposer pour veiller les malades la nuit ».

Certaines familles sont très peu présentes, voire absentes lors de l’agonie ou du décès, alors qu’elles sont prévenues. Ce signe est lourd de sens et témoigne de la vie d’avant, du type de rapports familiaux, des conflits non résolus. Dans le cas, non rare, des sans-familles, la personne meurt seule ou en compagnie d’un agent : tenir la main est alors le dernier geste fraternel.

L’administration a horreur du vide
Pour les soignants, les problèmes d’organisation (ménage, inventaire, charge et pénibilité du travail) et du deuil à débuter (« laisser l’équipe souffler ») sont sous-jacents quand on leur pose la question de la chambre restée inoccupée après un décès. Ils ont bien conscience que l’administration a horreur du vide, que son impératif est d’ordre économique : taux d’occupation des lits et rentabilité financière (« Il faut rentabiliser la chambre, car on ne fait pas payer les familles à partir du jour du décès »). La cadre de santé est dans une position difficile, soucieuse de l’équilibre mental de ses équipes, mais sommée par la direction de l’hôpital de remplir les lits. Les médecins sont aussi sous pression (turn over rapide face aux demandes d’entrées des services aigus qui ne veulent pas pénaliser leur durée moyenne de séjour, isolement d’un malade infecté par un germe nosocomial). Ces impératifs, contradictoires, peuvent exacerber des conflits sous-jacents. Les soignants sont désabusés, pris aussi entre deux feux : « D’un côté on nous dit : faut être hyperhumain au niveau du résident et de l’entourage, dans le sens opposé, on fait du remplissage » ou encore « On nous demande de ne pas nous attacher, nous n’avons pas le droit de les appeler par leur prénom, mais nous le faisons quand nous nous sentons bien avec le résident ».

« Nous avons vieilli ensemble »
Le deuil qui commence est important selon les soignants, pas tant le fait de le porter (comme autrefois et qui n’a plus cours aujourd’hui), que sa réalité signifiante et les conditions de son accomplissement. Etre en deuil ou faire son deuil est un exutoire où « on évacue le stress, la douleur, la tristesse, les rancœurs », où on se remémore les paroles et gestes reçus de la personne, le temps passé avec elle et les liens tissés. Les aides-soignantes sont les personnes qui passent le plus de temps avec les résidents : « Ils sont entrés avant nous à l’hôpital, c’est un peu comme des parents, nous avons vieilli ensemble, ils nous disent : ton gamin a quel âge maintenant ? Alors c’est sûr, quand ils partent ça fait un trou, un vide énorme ». Mais on accepte la mort : « Elle s’est éteinte, son visage n’est plus crispé, mais apaisé ». « Faire le deuil permet de mieux vivre le prochain décès » rapporte une infirmière. Les personnes, pour qui le contact avec les corps morts est ancien du fait de l’influence du milieu socio-familial, sont plus sereines face à la mort à l’hôpital. Mais dans cette enquête et dans notre société, celles-ci se font rares.

« Pourquoi avez-vous crié madame ? »
La période de deuil est souvent vécu difficilement par les soignantes qui ont le sentiment de ne pas avoir le temps et de ne pas être soutenues : « Il faut repartir tout de suite, on fait semblant qu’il ne s’est rien passé, mais c’est lourd, c’est dur d’enchaîner, il faut être opérationnelle, ça va trop vite » ou « Moi, après une toilette mortuaire, je prends mes cinq minutes de pause ». Une cadre le reconnaît : « Je dis : OK on fait une pause ». Quand il s’agit d’une découverte macabre (mort violente par pendaison), le choc est terrible : « Quand j’étais jeune infirmière, j’ai remarqué un jour qu’un patient n’était pas au petit-déjeuner, j’ai ouvert la porte de sa chambre : il était pendu en face de moi. Je me souviens être sortie de la chambre en hurlant. Plus tard, le gendarme m’a demandé : Pourquoi avez-vous crié madame ? »...

Quand les décès se répètent, la densité de travail est énorme, plus que la quantité en soi. La charge émotionnelle et physique, la souffrance face à la maladie, la violence des découvertes macabres sont niées par l’administration et refoulées par le personnel, « jusqu’au moment où le trop plein fait craquer les plus fragiles » (6). Les névroses post-traumatiques des soignants se développent à bas-bruit et sont souvent ignorées à cause du silence pesant de l’institution hospitalière et parce que les victimes n’osent pas en parler. « Une névrose est toujours sociale... le corps dépend de la société et la société elle-même travaille beaucoup les corps. Donc elle doit aussi avoir l’obligation de s’en préoccuper... les symptômes par lesquels nous nous exprimons mêlent à la fois les affects, mais aussi les influences subies, les immersions éducatives, les pressions sociales » (7).

Les obstacles qui entravent la liberté de vivre un deuil du mieux possible sont les suivants : les cadences imposées aux « ouvrières » du soin, la non mise en valeur par l’institution des liens affectifs soignants-soignés, le manque de soutien, l’absence effective de temps pour prendre la parole et échanger ou pour être plus présent auprès des agonisants, l’absence de réflexion sur la nécessité d’un accompagnement au quotidien dès l’entrée du résident, la culpabilité des soignants aggravée par l’absence de prise en compte de ces questions. La société dans son ensemble n’est pas exempte de tout reproche : « La pathologie du vieillard est liée à sa désinsertion et à son éviction de la société et de la famille. Le vieillard anticipe à travers ses déficiences, celles qui nous affaibliront et que nous fuyons » (7).

Humaniser
Malgré tout, certaines équipes proposent des solutions, mais au cas par cas, selon les bonnes volontés individuelles et au risque d’entraîner l’épuisement : « Dans la pratique, on pense à la mort des résidents dès leur entrée pour pouvoir mieux les accompagner, et ce d’autant plus que certains, en subissant un changement de milieu, déclinent ou se laissent mourir dès le départ. Cela demande réflexion et préparation, y compris celle des familles ». Un cadre témoigne de l’importance du travail collectif : « A trop vouloir s’investir personnellement, on prend des claques, on oublie le travail d’équipe, ma fonction est de trouver une cohésion dans nos attitudes et réaliser un travail satisfaisant pour l’ensemble (elle souligne) de l’équipe ». Dans un seul établissement visité, existe un temps d’échange institutionnalisé, une fois par semaine, pendant plus d’une heure, où les décès et les cas difficiles sont abordés. Les équipes soignantes aimeraient des groupes de paroles ou parler à un psychologue, car elles doivent en plus soutenir les familles, mais « Nous, nous n’avons personne pour nous soutenir » disent-elles.

Intégrer les capacités de réflexion et de décision des résidents et susciter leur participation à la vie et à la mort de leurs voisins, devrait aller de soi. « L’accompagnement ou l’éthique, ce serait accepter que le malade trouve et prenne sa place dans notre univers, et par conséquent, la lui laisser... quand bien même son point de vue nous paraît contradictoire avec nos objectifs, avec le projet thérapeutique » (8).

Rien ne se décrète en matière de rituels funéraires. Ce qui se pratique en fin de vie n’est que l’aboutissement de ce qui a commencé au début de toute vie (éducation, interdépendance des rapports sociaux et familiaux) et de toute entrée de patient à l’hôpital. Mais tout de même, des alternatives à la déshumanisation avancée de nos établissements hospitaliers existent, certes souvent en marge des assemblées et autres commissions officielles, ou alors à l’initiative d’une direction éclairée et humaniste, alternatives qui permettent un travail d’accompagnement décent des malades et de leurs familles : formation soignante sur la vieillesse et la mort, transformations architecturales afin de sortir de l’univers concentrationnaire des unités de long séjour (repenser l’espace des chambres, diminuer le nombre de résidents par unité, repenser la morgue dans sa totalité notamment la zone publique, organiser l’accueil des familles avec espaces spécifiques), souplesse dans la structure hiérarchique pour enfin libérer la parole soignante, diminution des tâches administratives des équipes pour repenser le travail au chevet des malades, etc.

On se dit qu’une volonté citoyenne et politique de démocratisation de l’espace public est un préalable de bon sens. Mais on se dit aussi que les hommes d’Etat font exactement l’inverse puisqu’ils ont décidé ces dernières années, unilatéralement, de mener des politiques d’accréditation qui étouffent les équipes par la surprescription engendrée et de transformer notre hôpital public en boite à fric pour malades solvables et actionnaires avides, accroissant ainsi les inégalités sociales, repoussant aux calendes grecques une vie un peu plus communautaire. Pourrons-nous un jour vraiment vivre et vieillir ensemble ?

(1) Attitude des soignants face à la mort à l’hôpital gériatrique : étude sur la région nantaise en 2003, Mémoire de Capacité de Gériatrie, UFR de médecine et techniques médicales, Université de Nantes.

(2) Questions posées :
1) Au moment de cette enquête, depuis combien de temps en moyenne travaillez-vous ?
2) En cas de décès, qui prévient la famille ? Vous arrive t-il d’avertir précocement de l’agonie, la famille, afin de lui laisser la possibilité d’être plus présente ?
3) Qui fait la toilette mortuaire ?
4) Décrivez la toilette mortuaire.
5) Combien de temps le corps reste-t-il dans la chambre ? Quels sont les avantages et les inconvénients de la chambre mortuaire (si elle existe) de votre établissement ?
6) Cachez-vous le défunt ?
7) Quels moyens utilisez-vous pour accueillir les familles qui viennent voir le défunt ?
8) Quand une personne décède, combien de temps gardez-vous la chambre vide avant qu’une autre personne arrive ? Pensez-vous que le travail de deuil est important et pourquoi ?

(3) P. Aries, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, Points Histoire Ed. du Seuil 1975.

(4) L. V. Thomas, Rites de morts, pour la paix des vivants, Fayard 1985.

(5) A. David, « Rites et rituels du mourir dans un service de soins de longue durée », la Revue de Gériatrie, 2002, tome 27, n°7 : 531-540.

(6) M.C. Fararik, « Les incohérences du système hospitalier », Pratiques, « L’hôpital en crise », Indigènes Ed. 2000, n°9 : 15-16.

(7) F. Dagonet, Pour une philosophie de la maladie, Ed. Textuel 1996.

(8) A. Perraut Soliveres, « Les soignants et l’accompagnement », Pratiques, « Choisir sa vie, choisir sa mort », Indigènes Ed. 2000, n°11 : 13-17.

par Patrick Dubreil, Pratiques N°34, juillet 2006

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