Des chiffres de crise ?

Jean Lataste,
Statisticien retraité de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).

La pandémie de Covid-19 n’est pas complètement imprévue. Des épidémiologistes avaient depuis des années annoncé la possible émergence d’un nouveau virus. Elle affecte aujourd’hui nos sociétés dans toutes leurs dimensions et la crise qu’elle génère révèle au travers de chiffres inhabituels la fragilité de nos politiques.

Au cœur de l’empire du Milieu, en décembre 2019, les autorités annonçaient l’émergence d’un nouveau virus provoquant une maladie de type grippal, susceptible d’entraîner des complications respiratoires. Son apparition s’est produite au sein même de la Chine, à Wuhan, métropole de onze millions d’habitants dans la province du Hubei qui en compte soixante. Une aire concentrique de 1 000 km autour de Wuhan englobe un milliard d’habitants sur une population chinoise totale de 1,4 milliard ; 90 % de l’économie du pays s’y concentre. C’est dire les poids démographique et économique de la région, mais également les possibilités d’échanges avec l’extérieur grâce aux liaisons fluviales avec Shanghai (puisque Wuhan est au confluent de la rivière Han et du fleuve bleu, le Yangtze), aux liaisons ferroviaires, autoroutières et aériennes vers le reste de la Chine et les pays du monde entier. Par ces dernières essentiellement, la Chine exporta ainsi malgré elle une nouvelle maladie, la Covid-19, provoquée par le SARS-CoV-2, coronavirus inconnu jusqu’alors. La pandémie, puisque cette maladie gagna très rapidement la plupart des pays de la planète, engendra une crise globale, sanitaire en premier lieu, mais ensuite sociétale et par voie de conséquence, économique, dans la totalité des pays. Certains ont su y faire face très efficacement et très rapidement, la Corée du Sud en particulier. D’autres éprouvent encore des difficultés à la maîtriser en cette fin de mois d’avril 2020.
Cette crise épidémiologique, et les contextes nouveaux dans lesquels les pays ont dû se placer pour y faire face, ont fait apparaître des événements inattendus dont l’observation, le traitement, le suivi, l’analyse ont engendré eux-mêmes des mesures, des comptes rendus, des rapports, des outils de surveillance, etc. et en conséquence, des chiffres, des ratios, des scores, des statistiques à tour de bras.
Ces avalanches de données émanent de trois sphères en prise directe sur la crise causée par la pandémie, que l’on peut distinguer ainsi :
-   la sphère Santé au sens large (médecine, épidémiologie, recherche) centrée sur le soin,
-   la sphère Population et ses trois âges (apprendre, travailler, se retirer) sensible à chacun d’eux,
-   la sphère Société et ses trois pôles (politique, économique, social) dominée par le pouvoir et l’argent.
En parcourant ces trois sphères très succinctement, on pourra relever quelques chiffres caractérisant l’avancée de la crise dans chacune d’elles. Il sera également divertissant d’attribuer à ces statistiques des qualificatifs plus ou moins facétieux !

Santé

Comparer, calculer, telles semblent être les opérations nécessaires pour mieux comprendre ces statistiques mettant en jeu des éléments qu’il faut bien définir. Les épidémiologistes, les médecins, les démographes utilisent des concepts, des notions qui ne sont pas celles de tous les jours.

60 % de couverture vaccinale ? Chiffre à calculer.
Bien souvent, lorsqu’il est question de couverture de santé, il faut se référer à la population totale moyenne annuelle d’un pays ; la population à l’instant présent est indéfinissable. Donc que cherche-t-on à en connaître ? Si on pense que lorsque 60 % de la population moyenne du pays est vaccinée, une épidémie s’arrête, cela en fait n’est pas certain. Il faut le calculer. Or cela n’est pas simple, car il faut connaître trois éléments : la transmissibilité du virus, le nombre quotidien de contacts sociaux d’une personne avec d’autres et la durée de la contagiosité. Quand on est en pleine épidémie, estimer ces trois paramètres est complexe. Donc on réalise des approximations. Le produit de ces trois éléments est en réalité un ratio R0 (R pour rate en anglais). Il indique le nombre de personnes qu’un individu porteur du virus peut contaminer. Il provient de l’étude d’un processus stochastique, dit de Bienaymé-Galton-Watson, portant sur la dynamique des populations, qui reprenait le travail de Pierre Verhulst, mathématicien belge (1804-1849). Ce dernier avait cherché, au travers des fonctions logistiques, à prévoir la survivance des noms de la noblesse britannique (!!!), à savoir quelle valeur du taux de reproduction pourrait compromettre la pérennité du patronyme. R0 permet ainsi, grâce à la formule suivante, de connaître le pourcentage de la population à vacciner : P = (1-1/R0) x100
Ainsi le virus de la rougeole, très contagieux, au R0 compris entre 12 et 18, nécessite de vacciner 90 à 95 % de la population, pour arrêter sa propagation. Il faut rappeler que la valeur de R0 est de 10 pour la tuberculose, et de 2,3 pour la grippe espagnole. Pour la Covid-19, avec une valeur de R0 qui devait avoisiner 6 en début d’épidémie, il aurait fallu vacciner (1 - 1/6) x 100, soit 83 % de la population. Le 20 avril, l’Institut Pasteur indiquait que R0 était descendu en France, grâce au confinement et aux mesures d’hygiène, de 3,3 au 16 mars à 0,5 au 20 avril. La transmissibilité du virus avait également fortement baissé de 84 %.
Lorsque R0 est inférieur à 1, P devient négatif, la propagation s’arrête d’elle-même puisqu’une personne infectée n’en contamine aucune autre. On peut faire baisser R0 en diminuant la transmissibilité (masques, hygiène, etc.) et en réduisant le nombre de contacts (confinement).
Il est tout de même important de savoir qu’en France, au début de l’épidémie de Covid-19, le nombre de cas déclarés doublait tous les trois jours ! Partant de 4 000 cas au 1er avril, il aurait pu s’en trouver 1 152 000 au 15 avril. Grâce aux actions déclenchées par la sphère de Santé, le nombre de cas au 15 avril était contenu à 106 206, pour 17 167 décès. On peut imaginer ce qu’aurait été le nombre de décès s’il n’avait pas été contenu.

10 000 lits de réanimation. Chiffre estimé.
L’apparition immédiate de cas sévères dans la propagation du Covid-19 en France a confirmé ce que les personnels hospitaliers dénonçaient sur l’insuffisance du nombre de lits en réanimation pour faire face. D’une façon générale, les politiques gouvernementales des précédentes décennies ont toujours cherché à appliquer des méthodes managériales à la santé, alors que c’est l’humain qui devrait être le seul objectif. Ainsi 17 500 lits d’hospitalisation complète ont été supprimés de 2013 à 2018, selon les statistiques mêmes de la Direction de l’animation, de la recherche, des études et statistiques du ministère du Travail (Dares). Emmanuel Macron lui-même, au printemps 2018, après avoir dit qu’il n’y avait pas d’économies à faire sur l’hôpital, avait envisagé une réduction de 960 millions d’euros. Pour les lits de réanimation, indispensables dans une crise pandémique comme celle de la Covid-19, la question est majeure car un lit de réanimation, c’est non seulement un lit physique, mais une équipe médicale complète, médecin, infirmier, aide-soignant, à titre complet ou partiel par lit, et un équipement lourd, monitorage, respirateur, perfuseur, etc.
Il y avait 5 000 lits de réanimation ainsi accompagnés de matériel et d’agents en 2019, avant la crise de la Covid-19. La nécessité de faire face à la croissance imprévue en besoin de réanimation a permis d’accroître la disponibilité, en jouant sur la collaboration privé-public, sur le déplacement de patients dans d’autres régions etc., la solidarité des professionnels s’exprimant à plein pour sauver des vies. Environ 10 000 lits de réanimation ont pu être mis en place, mais au prix d’énormes efforts.
Le gouvernement, en pleine crise, a tablé sur une mise à disposition de 14 000 lits. On n’y est pas encore, mais il serait souhaitable qu’ils puissent être rapidement opérationnels si la situation le nécessitait !! Tout cela exige de relever les budgets de la santé, pour non seulement fournir les équipements nécessaires, mais aussi recruter les personnels hospitaliers indispensables et accroître fortement leurs rémunérations.

Population

4 643 morts en Chine, 248 en Corée ? Chiffre sous-estimé en Chine ? Chiffre fiable en Corée ?
Dès que la Chine a révélé que le nouveau virus engendrait une épidémie dont la gravité était à prendre au sérieux, les informations sur le sujet ont commencé à se déplacer sur le Web et à alerter la communauté mondiale. En effet, la Chine avait plus que tardé à annoncer l’émergence de ce nouveau coronavirus : elle l’a fait au début du mois de décembre 2019, alors que le virus circulait déjà depuis le mois d’octobre, selon un grand nombre d’experts. Par contre, la Chine a séquencé le génome du virus avec une célérité à souligner, ce qui permettait dès lors de pouvoir réaliser les tests de dépistage du virus.
Le SARS-CoV-2 n’est pas le premier coronavirus (rétro virus à ARN, les rétrovirus sont capables de muter beaucoup plus que les virus à ADN) : les premiers ont été repérés chez l’homme en 1960. Ils sont hébergés en général par les chauves-souris, les civettes ou les serpents, les chameaux. Il existe à Wuhan un laboratoire de type P4 où de nombreux chercheurs travaillent sur les virus et sur les animaux qui les hébergent avant qu’ils ne passent chez l’humain. Ce nouveau virus s’est révélé rapidement très contagieux et pouvant induire, par les réactions immunitaires excessives qu’il peut provoquer, des complications inflammatoires mortelles.
4 643 morts en Chine, 248 en Corée ? Ces statistiques, arrêtées au 18 avril 2020, sont-elles sous-estimées du côté chinois, fiables du côté coréen ? Même en ayant beaucoup d’informations indirectes de la part des observateurs, il est difficile de le certifier, néanmoins…

Chine
L’épidémie s’est propagée rapidement à partir de Wuhan, énorme centre de près de 400 hôpitaux, 95 000 lits et 110 000 professionnels de santé dont 40 000 médecins. Là, le ratio est de neuf lits pour 1 000 habitants ; il est de six en France. Un médecin ophtalmologue de Wuhan, le docteur Li Wenliang alerte début janvier sur la dangerosité du virus, semblable d’après lui à celle du SRAS. Interpellé avec sept autres confrères pour « fausses rumeurs », il est emprisonné. Infecté par le SARS-CoV-2, il meurt le 7 février. Il a 34 ans. Sa mort prend une dimension politique car quelques centaines de millions de Chinois alimentent les réseaux sociaux de leurs colères contestataires.
Le 25 janvier, la Chine décide de confiner les 60 millions d’habitants de la province du Hubei. L’armée contrôle toutes les communications et déplacements des personnes. Ce sont les grands moyens qui sont employés, même si un confinement total n’est pas forcément la meilleure solution comme va le démontrer la réaction coréenne au même événement.
Si l’épidémie, censée être stoppée au 18 avril, avait provoqué 4 643 morts à cette date, combien en dénombrait-elle trois mois auparavant, le 18 janvier ? Très vraisemblablement moins d’une centaine comme le fait apparaître une étude de François Robin Champigneul parue dans la publication INED-Covid-19. [1]
Dans ce cas de figure, pourquoi confiner alors le 25 janvier les 60 millions d’habitants d’une région et mettre en œuvre la construction d’hôpitaux supplémentaires, si ce n’est parce que la réalité des dénombrements de cas et de décès dépasse celles des chiffres annoncés ?

Corée
Certaines personnalités de Corée du Sud s’étaient rendues à Wuhan et avaient dû être contaminées. Le pays a accueilli en février un rassemblement religieux de plus de mille personnes, et des cas se sont déclarés peu après. Le 18 février est détectée une personne surinfectée. Les autorités déclenchent alors des opérations très ciblées, de tests et d’isolement des personnes contaminées. Un traçage des personnes détectées contaminées est effectué, des sites de tests et de drive-in sont mis en place ; la population applique très strictement les processus d’hygiène et de protection. Ainsi, sans confiner la population et en altérant le moins possible la vie courante, mais en ayant l’aval de la population qui voit malgré tout sa liberté d’action et de déplacement contrainte, la Corée parvient à contenir la propagation du virus de la Covid-19.
Il faut souligner que, comme d’autres pays proches de la Chine, tels le Laos, le Vietnam ou la Birmanie, la Corée du Sud a intégré la nécessité de vivre avec le risque d’épidémies virales, en étant donc capable d’adapter rapidement ses comportements pour contenir le risque sanitaire.

0,3 % ça fait 4 millions ? Chiffre inquiétant !
Appliquer un taux ou un pourcentage à une population spécifique (celle des personnes infectées par exemple) pour calculer l’effet sur la totalité de la population est inquiétant bien souvent, quand on se rapporte au nombre de décès, mais nécessaire pour prévoir l’évolution de l’épidémie.
La létalité, qui est un taux, correspond au nombre de personnes décédées, rapporté au nombre de personnes infectées, dans une population et sur une période déterminée. Si on applique ce taux à un nombre de personnes infectées à une période ultérieure, on peut estimer un nombre de morts potentiels.
Si on pense que la létalité, calculée sur une population infectée de 10 millions d’habitants est de 0,3 %, appliquée par exemple à l’ensemble de la population chinoise de 1,4 milliard d’habitants, elle pourrait présager un nombre de décès de 4,2 millions de personnes. Ceci est de l’arithmétique de base, mais les ordres de grandeur, petits pour des taux, des ratios, et très grands pour des effectifs de population, apportent parfois confusion, doute et peur lorsque les chiffres sont annoncés sans précaution.

75 % de vieux. Chiffre dissimulé ?
Les statistiques de mortalité sont des données de décès traitées, en France, à la source par les médecins, qui reconnaissent le décès, puis par les mairies. Les Agences régionales de santé (ARS) et l’Insee sont ensuite détentrices de l’information, différenciées toutefois car pour certaines caractéristiques, le contenu détenu par les ARS est bien plus complet que celui détenu par l’Insee. Une transmission électronique est aujourd’hui appliquée pour traiter ces statistiques rapidement, entre les quatre acteurs cités, mais la couverture et la synchronisation ne sont pas totales et immédiates, ce qui entraîne un certain délai pour consolider des chiffres de mortalité, déclinés par cause de décès notamment.
Dans le dernier bulletin de la SPF (Santé Publique France) [2], il apparaît que pour la période du 1er mars au 28 avril, il y a eu 89 818 cas de Covid-19 (hôpitaux, Maisons de santé, Ehpad) et 23 686 décès.
75 % de ces décès sont ceux de personnes âgées de plus de 75 ans.
La sévérité de la maladie de Covid-19, par les réactions inflammatoires qu’elle provoque, touche bien donc particulièrement les personnes d’un âge respectable. Le chiffre ne doit pas être dissimulé.

Société

1 mètre : chiffre ressassé !
Il y a de la politique dans ce mètre ! Il a commencé à remplir la société avant le confinement décidé par le gouvernement français dans la crise de la Covid-19, il y est toujours pendant et il va l’être encore après. Cette mesure des bonnes pratiques « barrières » pour éviter la transmission du virus est très sociale. Cette distance physique imposée entre personnes est certes une condition de non-contamination, mais n’est heureusement pas une « distanciation sociale » comme cela avait été défini en début de confinement. Se tenir à distance les uns des autres n’est pas mettre en place des échelles sociales de classe. Rester à distance n’est pas tuer tout affect. De plus, sourire, même avec un masque, n’est pas inutile et les yeux peuvent bien accompagner la chaleur humaine.

1 000 000 000 de masques : chiffre à vue de nez !
Ça vous paraît beaucoup, hein ? C’est grand comme chiffre, mais ce sont des tout petits bouts de papier ! Si certaines personnes, à savoir les professionnels de santé et ceux qui prennent les transports en commun pour aller travailler, en usent cinq par jour, pendant trente jours, et si elles sont 30 millions dans la population française, ça fait : 30 x 5 x 30 000 000, soit : 4 500 000 000 de masques… pour un mois.
Avec un milliard de masques, il y en a donc pour 6,6 jours et il n’y en a même pas pour les autres 37 millions de Français !! Mais rassurez-vous, ce n’est qu’une première livraison. Il en faudra d’autres si on vit comme ça plus de trente jours ! On va en recommander… À moins que les politiques ou des super experts nous fassent savoir que le port du masque n’est pas une bonne pratique « barrière » ?

- 5,8 % du PIB, chiffre contracté
À la différence de la réaction de la Corée du Sud, une grande partie des pays touchés par la pandémie a adopté une politique de confinement très sévère, globale, longue, non ciblée. Cette politique s’est traduite par la fermeture des écoles, donc l’immobilisation d’une grande partie des jeunes adultes actifs avec leurs enfants à la maison, puis par la fermeture de commerces, de lieux de restauration, d’institutions et donc, par voie de conséquence, par une baisse importante, voire l’arrêt de tout l’ensemble de la production.
En France, au 30 avril, l’Insee a estimé que le produit intérieur brut (PIB) s’était contracté de 5,8 % au premier trimestre 2020 : la France est entrée en récession, c’est-à-dire en déficit économique majeur. Cela n’était pas advenu depuis la seconde guerre mondiale. L’institut estime qu’un mois de confinement engendre un recul de 3 % du PIB. Le gouvernement prévoit par ailleurs pour l’année 2020 une chute d’ensemble du PIB de 8 %.

Mais il est difficile à ce jour de faire des prévisions conjoncturelles sérieuses !!!


par Jean Lataste, Pratiques N°90, juillet 2020

Documents joints


[1INED- Covid-19, La démographie des décès par Covid-19, dc-covid.site.ined.fr

[2Santé Publique France : Point hebdomadaire au 30 avril 2020.


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