Déroute d’un patient québécois

Il n’y a pas que la route 138 sur la rive nord du Saint-Laurent qui soit sinueuse et, parfois, raboteuse. Le parcours d’un patient québécois peut être particulièrement déroutant.

Bernard Roy
Professeur titulaire, Faculté des sciences infirmières, Université de Laval

Le 27 juin dernier, comme chaque année, avec ma jeune fille Emmanuelle, je prenais la route, depuis la ville de Québec jusqu’à Natashquan [1]. Avec bonheur, je parcours au début de chaque été ces mille kilomètres de route côtière en sa compagnie. Ce sont des moments privilégiés pour bavarder, écouter des musiques qu’elle apprécie ou, tout simplement, pour la regarder, du coin de l’œil, sommeiller recroquevillée dans son siège. Douze heures de route au cours desquelles, en juin dernier, je me suis surpris à penser que l’été qui se profilait constituerait un point tournant. À 17 ans, Emmanuelle n’est plus une enfant et, pensais-je, elle s’apprêtait à vivre un été charnière dans son jeune parcours de vie. A posteriori, je ne me suis pas trompé sur cette illumination. Je ne me doutais pas, toutefois, que l’été 2021 marquerait un point d’orgue dans mon propre parcours.
Le lendemain de mon arrivée à Natashquan, un inconfort s’installa dans ma région lombaire. Une agaçante douleur que j’attribuais aux quelque trois mille kilomètres de conduite automobile réalisée au cours des trois semaines précédentes. Quelques jours passèrent et au début juillet, la douleur s’accentua subitement. Elle prit la forme d’une ferme poignée qui enserrait l’intérieur de mon flanc droit. Je reconnaissais cette douleur. Elle me rappelait l’épouvantable colique néphrétique qui me foudroya au milieu des années quatre-vingt-dix. À cette époque, je demeurais à moins d’un demi-kilomètre d’une urgence d’un grand centre hospitalier de Québec. Mais, en ce mois de juillet 2021, je me trouvais à Natashquan, à 150 kilomètres de l’hôpital de Havre-Saint-Pierre (HSP). Un centre hospitalier sous-équipé aux prises avec une importante pénurie de personnel soignant. Inquiet, je me présentai au poste de soins infirmiers du village pour demander à l’infirmière de réaliser un sommaire examen urinaire. L’infirmière en poste, bien qu’à 150 kilomètres de l’hôpital le plus proche, ne peut compter que sur peu d’équipement. Bref, je désirais qu’elle vérifie la présence ou non d’une hématurie.
Après une trentaine de minutes à faire les cent pas dans la salle d’attente, me triturant de la main le flanc droit, j’ai fait la rencontre d’une très jeune infirmière récemment embauchée. Il faut savoir qu’il y a un fort roulement d’infirmière dans ce village comme dans plusieurs autres de la Minganie et de la nordicité. Nouvellement en poste, elle m’est apparue nerveuse, mais animée de bienveillance. Afin d’éviter de me retrouver dans la position du « patient » ignorant et vulnérable, prestement je lui mentionnai que j’étais infirmier et que j’occupais des fonctions de professeur dans une faculté universitaire de sciences infirmières. J’aime bien cette affirmation du philosophe Frédéric Worms : « Le soin nous place d’emblée devant les deux grandes sources de l’asymétrie, qui travaillent contradictoirement le sujet moderne et démocratique : la vulnérabilité et le pouvoir » [2]. Mon positionnement ne contribua certes pas à rendre celui de la jeune infirmière confortable. Mais, au moins, je parvenais à garder un certain pouvoir sur ma destinée. Du moins pour un temps.
Le bâtonnet réactif révéla, je m’en doutais, une forte présence de sang dans mes urines. Plus de doute ! Mon autodiagnostic s’avérait plus que probable. Est-ce que, comme lors de ma première colique néphrétique, la mise en place d’une sonde double J s’avérerait nécessaire ? Une manœuvre impossible à réaliser à Natashquan, pas plus qu’à Havre-Saint-Pierre. Peut-être bien à l’hôpital de Sept-Îles, à plus de 350 kilomètres, pourvu qu’un urologue s’y trouve. Sinon… on devait me transporter jusqu’à Québec.
Depuis l’ouverture de la route 138 jusqu’à Natashquan, en 1996, les patients en situation d’urgence ne sont plus transférés en avion vers un centre hospitalier possédant les capacités pour répondre à la situation d’urgence. Plutôt, sanglés à une civière, les patients sont contraints à un premier transfert de 150 kilomètres, en ambulance, sur une route sinueuse où, parfois, un peu trop souvent, un orignal ou un ours surgit brusquement de la forêt pour se planter au centre du pavé. À 100 km/h, une rencontre parfois fatale. Petit soupir de soulagement… L’hiver avec ses grands vents, sa glace noire et ses congères n’est pas de la partie en juillet. L’été a cela de bon.
« Sur une échelle de 0 à 10, me demanda l’infirmière, à combien évaluez-vous votre douleur ? »
Quelle question ! Je ne sais pas quoi répondre. Elle est intense, de plus en plus violente. Je suis dur à mon corps. Enfin, je le pense. Endurant ? Peut-être suis-je plus tough [3] que la moyenne des ours ? Si j’estime à 6/10 cette douleur peut-être serait-elle à 20/10 pour un autre. Qui sait ? J’ai mal en crisse [4]. De plus en plus mal ! Je veux un analgésique… de la morphine. Je réponds n’importe quoi.
Sans l’accord téléphonique d’un médecin, posté à HSP, l’infirmière ne peut rien m’administrer. L’autorité des médecins est grande, étouffante, à la frontière de la malveillance. À l’autre bout du fil, la réceptionniste de l’hôpital mentionne à l’infirmière que le médecin de garde n’est pas disponible. Il rappellera dans les prochaines minutes. Je la sens inquiète. Et moi donc ! Les minutes m’apparaissent tellement plus longues qu’à leur habitude. Einstein avait tellement raison en affirmant, avec humour, que « si vous placez votre main sur un poêle une minute, ça vous semblera durer une heure. Une heure, assis auprès d’une jolie fille, vous semblera durer, tout au plus, une toute petite minute ». Entre-temps, soucieuse, l’infirmière appelle l’ambulance. Heureusement, le véhicule d’urgence qui couvre quelque 150 kilomètres de territoire se trouve dans le village. Deux jeunes ambulanciers portant fièrement leur rutilant uniforme surgissent dans la petite salle d’observation. D’un ton maladroitement assuré qui révèle de juvéniles compétences, l’un d’eux s’approche de moi, lève mon chandail pour coller des électrodes, enroule sur mon bras un brassard pour prendre ma tension artérielle, installe sur un doigt un capteur de saturométrie et entreprend un interrogatoire. Il constate, comme l’infirmière avant lui, que ma tension artérielle est élevée. Sûrement en raison de la douleur. Les questions qu’il m’adresse sont à l’identique de celles que l’infirmière me posait quelques minutes plus tôt. J’ai mal, tellement mal… je ne peux pas, ne veux pas lui répondre. Je ne veux pas l’offusquer. Il est jeune, animé d’une ambition démesurée. Il désire faire son travail comme on lui a appris. Il doit, lui-même, poser les questions. Ne faire confiance qu’à lui-même. Vive l’interdisciplinarité. Tout le monde protège son corps de métier, son champ de compétences. Et le patient… lui ? La douleur me scie les jambes, me coupe le souffle. D’une voix à peine audible, mes mâchoires enserrées l’une sur l’autre pour contenir la douleur, fermement je dis à l’ambulancier que l’infirmière a noté toutes mes réponses. « Pose-lui tes questions. Elle va te répondre ! »
Finalement, un médecin de HSP ordonne par voie téléphonique de m’installer un soluté, de m’administrer un suppositoire d’Indocide® et de m’injecter, par voie sous-cutanée, une petite dose de morphine. Je me tords de douleur ! Nerveuse, l’infirmière ne parvient pas à installer le trocart de calibre 18 dans une veine, ne trouve pas, dans sa pharmacie, de suppositoire d’Indocide®. Elle parvient, toutefois, à m’injecter les quelques millilitres de morphine prescrite. Le patient que je suis désormais se fait soignant. Je cherche les mots pour la réconforter. Je vois bien qu’elle fait de son mieux. L’injection faite je ressens un très léger apaisement, sans plus. Il faut partir. Je prends les commandes. J’essaie d’être rassurant. Je suggère, fermement, à l’infirmière de ne pas installer de soluté. « Il sera davantage un embarras dans l’ambulance », lui dis-je. La route sera longue. Plus ou moins deux heures. Considérant la théorie de la relativité, l’espace-temps sera vraisemblablement décuplé. Après quelques minutes de route sinueuse, la petite dose de morphine ne fait plus effet. Je serre les dents, je me recroqueville sur la civière, d’une main j’enserre mon flanc et, de l’autre, je saisis une sangle qui pend du plafond de l’ambulance. Et le trajet ne fait que débuter. Les ambulanciers n’ont pas le droit de m’administrer un analgésique. Pourquoi ? Toujours la même autorité. Le Collège des médecins n’a toujours pas donné son aval, malgré un projet pilote qui roule depuis 2010 et qui démontre que l’administration de Fentanyl® par des ambulanciers est tout à fait sécuritaire.
Épuisé, scié en deux, j’arrive à l’urgence. Les ambulanciers me transfèrent sur une civière dans une salle dédiée à la mise en place de plâtre. Plus de place ailleurs. Ils me saluent, s’éloignent. Je les entends, par-delà la porte vitrée toute grande ouverte, donner leur rapport à un membre du personnel soignant. Aucune infirmière ne viendra à mon chevet avant une vingtaine de minutes. Est-ce l’effet de la théorie de la relativité ? J’ai tellement mal. Dans l’attente, je descends de la civière, je cherche une position qui calmera la douleur. Je n’ose pas appeler. Je deviens de plus en plus un patient sans pouvoir, qui ressent de la peur. Quels soins vais-je recevoir si, à hauts cris, je revendique ? Je me surprends à me coucher, à me rouler sur le plancher… je crie. Finalement, une infirmière se présente à moi, tenant dans sa main une seringue de morphine. Je reprends place sur la civière. Elle m’administre une première dose et me gratifie d’un test Covid. Une obligation édictée par la Santé publique. Une seconde et une troisième dose de morphine seront nécessaires pour assommer la douleur. Plus d’une heure et demie s’écoulera avant qu’un médecin se présente à mon chevet. Une courte, très courte visite. Il m’informe que, sûrement, je souffre d’une colique néphrétique. Ha bon !
Je constate avec stupéfaction que la vaste majorité du personnel soignant provient d’agence privée qui propose, à grands frais, des infirmières de l’urbanité. Tous les médecins que je rencontrerai pendant mon séjour à l’urgence seront des dépanneurs. Des médecins provenant de centres urbains qui, pour de généreux honoraires, réalisent de courts séjours en région pour offrir une présence médicale à une population boudée par les dieux du temple d’Esculape.
Voici le plan, me dit le médecin. « Demain matin, tu partiras en ambulance pour Sept-Îles pour une tomodensitométrie. Si la lithiase est coincée, nous évaluerons si nous devons te transférer vers Québec. Sinon, tu reviendras, en ambulance, à HSP ».
« Sept-Îles ? Mais c’est à plus de 200 kilomètres. Ce n’est pas sérieux ? Je viens de me taper deux heures d’ambulance, couché, sanglé, à me tordre de douleurs. Pourquoi ne pas me transférer, immédiatement, vers Québec ? »
D’un regard mi-compatissant, mi-autoritaire, le médecin m’informe qu’il s’agit de la procédure prescrite. Ce sont les règles administratives. Il faut suivre le protocole. Si je n’avais pas si mal, si je ne craignais pas de perdre le contrôle, je conduirais ma voiture jusqu’à Québec. J’ai beau le penser, mais… je ne m’appartiens plus. Ce serait suicidaire. On me collerait sûrement un P-38, une loi qui autorise un médecin à me retirer, temporairement, mes droits, s’il évalue que mon état mental constitue un danger grave et imminent pour moi-même ou pour autrui. Pour me rassurer, il m’informe qu’une infirmière habilitée à m’administrer de l’analgésie m’accompagnera à l’aller et au retour.
Le soir venu, empaffé de barbituriques, on m’informe que l’appareil de tomodensitométrie de l’hôpital de Sept-Îles ne sera pas disponible le lendemain. Il serait en processus de maintenance. Je dois attendre 24 heures de plus, couché sur cette inconfortable civière. Couché à quelques pas du poste de garde, j’entends tout au long du jour, du soir et de la nuit les échanges et bavardages des membres du personnel soignant. Plusieurs heures passeront avant qu’une infirmière pense à me fournir une sonnette d’appel fonctionnelle.
La nuit précédant mon transfert vers Sept-Îles, mon corps s’agite. Transi, je tremblote comme une feuille confrontée aux grands vents du large. L’infirmière alerte le médecin. Pas de doute. L’infection a gagné mon rein. Que vont-ils faire avec moi, ici, à HSP, dans cet hôpital sous-équipé ? La décision se prend rapidement. Le médecin de l’urgence m’annonce que je serai transféré par avion-ambulance vers un centre hospitalier de Québec, en matinée. Il sait, je sais, nous savons que cette soudaine hyperthermie n’augure rien de bon. Le protocole exige que, avant de monter à bord, je subisse un nouveau test Covid. L’infirmière procède.
Au petit matin, après un bref transport en ambulance vers l’aéroport, je monte à bord de l’avion-ambulance, un rutilant jet Challenger. Couché, sanglé sur une civière, accompagnée d’un médecin et d’une infirmière, je fais, le trajet de HSP à Québec en 60 minutes. Une ligne droite à plus de 800 kilomètres heure.
L’urgence de l’hôpital Saint-François déborde. On me couche sur une civière, dans le corridor qui borde le poste de garde. Le protocole d’admission de l’urgence exige que je passe, de nouveau, un test Covid. Un troisième depuis mon départ de Natashquan. Une infirmière s’exécute en plongeant dans une de mes narines, toujours la même, la mince et rigide tige montée.
Ça roule rondement dans ce centre hospitalier urbain. L’urgentologue me questionne. Toujours les mêmes questions. Mon histoire importe peu. On ne s’enfarge pas dans mes nuances existentielles. Rapidement, un résident en urologie se présente à mon chevet. Il me questionne… encore les mêmes questions… La tomodensitométrie en dira plus. Ça roule et je roule, couché sur ma civière, dans les corridors encombrés de patients. J’entre dans le tube, à peine une minute dans le tournis et tout est terminé. Mes entrailles se dessinent dans leurs moindres détails sur l’écran du radiologiste. Sur le chemin de retour, poussé par un brancardier, je prends la mesure du débordement. Je suis un patient parmi tant d’autres, surtout des personnes d’un grand âge. La souffrance se sent, se voit, s’entend. J’éprouve de la gêne à encombrer une civière, de mobiliser autant de ressources humaines et financières depuis Natashquan. Combien a coûté le trajet en avion-ambulance depuis Havre-Saint-Pierre ?
De retour à mon chevet, le résident en urologie m’informe que la TOMO ne révèle la présence d’aucune lithiase. Je suis envahi par un sentiment de culpabilité. Ai-je rêvé, joué la comédie ? Suis-je un malade imaginaire ? Suis-je un patient usurpateur ? Probablement que le calcul rénal est parvenu à se frayer un chemin. « J’aurais dû, ben dû, donc dû »… filtrer mes urines. La TOMO montre, toutefois, des signes d’infection dans mes deux reins, surtout le droit. Ouf ! L’honneur est sauvé. On m’hospitalise pour quelques jours. Le temps de débuter une antibiothérapie intraveineuse et que régresse l’hyperthermie.
Quel jour sommes-nous ? Je l’ignore. J’ai perdu le fil. À quelle date ai-je quitté Natashquan ? Une brume d’opioïde brouille mes pensées, obscurcit ma mémoire. Nous sommes vendredi 9 juillet, en fin de journée. Sans fenêtre, sous les néons, difficile de garder contact avec les cycles du temps. On m’informe qu’avant de monter à ma chambre, je dois subir un test Covid. Un quatrième. À quoi bon m’obstiner ? C’est la consigne ! L’infirmière me ramone les muqueuses nasales avec un écouvillon aussi rigide que les précédents. Je ne m’y habitue pas. Je ne décide plus de rien. Je suis un patient.
Mon séjour à l’étage sera d’un peu plus de 60 heures. Un temps qui me sembla une éternité. Hé oui, toujours la foutue relativité d’Albert. Autant d’heures à vivre, les deux yeux grands ouverts, de l’impatience, de la colère, de l’exaspération. Il n’y a rien d’hospitalier dans ce milieu que je connais intimement.
En 1975, âgé de 17 ans, étudiant au collégial, j’obtenais un poste de préposé à l’entretien ménager à temps partiel dans un grand centre hospitalier de Québec. J’occuperai, successivement, des fonctions de préposé aux bénéficiaires (aide-infirmier), de brancardier, de préposé à la chambre noire en radiologie, de préposé aux archives pour, finalement, devenir infirmier, en 1986. Inconfortablement couché sur mon matelas rigide comme du plastique, près d’un demi-siècle plus tard, j’observais le préposé à l’entretien qui, chaque matin, lavait les planchers ; les préposés aux bénéficiaires distribuant, au début de chaque quart de travail, la glace dans les pots d’eau, courant d’une chambre à l’autre pour répondre aux besoins des patients qui, tour à tour, actionnaient leur cloche d’appel, distribuaient et ramassaient les cabarets de chaque patient au déjeuner, au dîner et au souper, calculaient, à la fin de chaque quart de travail, les ingesta et excréta ; les infirmières auxiliaires qui, régulièrement, prenaient les signes vitaux de tous les patients de l’étage, distribuaient les médicaments per os ; les infirmières autorisées qui veillaient à la régularité des perfusions, à la perméabilité des sites d’injections, administraient les médications intraveineuses et qui, surtout, assises derrière le poste de garde, révisaient les dossiers des patients après chaque visite des équipes médicales, complétaient leurs notes aux dossiers… Tant de routines qui ressemblaient à celles que j’avais connues, habitées, un demi-siècle plus tôt. Rien n’avait vraiment changé. Du moins, me semblait-il, à part le fait que tout ce beau monde courait, les pattes aux fesses, beaucoup plus rapidement que « dans mon temps ».
De mon autre œil, j’observais mon voisin de chambre, un vieil homme, seul, bougonneux qui, de toute évidence, ne comprenait absolument rien à la gravité de sa situation. Un patient, parmi tant d’autres qui, contrairement à moi, ne jouissaient pas d’une littératie permettant de comprendre les mots, les signes, les routines, les odeurs, les fonctions des uns et des autres dans ce milieu peu hospitalier. Je l’entendais ronchonner, bougonner, parler seul tout le long des jours et, la nuit venue, sous l’effet d’un somnifère, ronfler comme un tracteur sans silencieux.

Retour à Natashquan…
À l’exception de ma tension artérielle, mes anormalités biologiques prenaient, peu à peu, le chemin de la normalité… Créatine, monocytes, lymphocytes, leucocytes, neutrophiles et autres indicateurs qui, aux yeux du médecin, révèle votre état de « santé », n’étaient plus au rouge. On me donna mon congé de l’hôpital et, aux frais de l’État, je retournai en Minganie par la voie des airs. À ma descente d’avion, un taxi me transporta, sur quelques kilomètres, à l’hôpital de HSP. Étant, officiellement, un patient de ce centre hospitalier, seul un médecin rattaché à cette institution pouvait me libérer de mon statut de patient. La rencontre fut brève. Remise de l’enveloppe contenant le court rapport de mon hospitalisation, lecture du diagnostic et de la prescription d’antibiotique, petite signature au bas d’un formulaire et… au revoir. Libéré de mon statut de patient, je reprenais le contrôle sur ma destinée. Je retournais, le sourire aux lèvres, auprès des miens, à Natashquan. Je pourrai dormir dans un lit confortable, plonger dans un profond sommeil de plusieurs heures et, surtout, manger un bon repas que je pourrai assaisonner à ma guise. Cela peut paraître banal, mais l’absence systématique de sachets de sel sur les cabarets contenant mes repas constitua le symbole le plus lourd de ma perte de liberté ou, plutôt, la prise de contrôle du milieu hospitalier sur moi.
Bien qu’ayant revêtu la jaquette du patient, je n’ai pu exorciser de mon Être, l’homme, le soignant, l’infirmier, l’anthropologue, le professeur en soins infirmiers et toutes ces autres identités que je porte. Tout nu sous ma jaquette, j’ai eu peur de parler, d’affirmer, de demander, d’exiger. J’ai davantage compris les gens des villages éloignés qui craignent de critiquer, de porter plainte envers des soignants incompétents. Habités par la peur de perdre le peu qu’ils ont, en termes d’offre de soins, ces gens se soumettent même à l’incompétence qui, se disent-ils dans leur tréfonds, vaut mieux que rien du tout.
Moi, le professeur universitaire en soins infirmiers, qui côtoie depuis près de deux décennies les chercheurs du monde de la santé, j’ai cherché, les jours, soirs et nuits de mon hospitalisation, les impacts des recherches et enseignements universitaires portant sur l’importance d’humaniser les soins, d’écouter l’histoire des patients, de porter attention au sens qu’ils donnent à la maladie, à la douleur qui les tenaille. En fait, je me suis surpris à penser que le monde de la recherche en santé contribue davantage à consolider, valider un système de santé médico-centré, dynamisé par des logiques gestionnaires néolibérales.
Bien qu’heureux de mon retour à Natashquan, je ne parvenais pas, toutefois, à me remettre au travail. Il le fallait pourtant. Je devais préparer mes cours de l’automne, soutenir mes étudiantes au doctorat, poursuivre la rédaction d’articles, préparer un projet d’année d’études… Les soucis ne manquaient pas. La fatigue me paralysait. Il me semblait que je portais une chape de plomb. Je lisais quelques paragraphes et je tombais de fatigue. Aucun médecin ne songea à m’inviter à prendre quelques semaines de repos. Les yeux rivés sur les indicateurs physiologiques, pour eux, tout était redevenu « normal ».
Un mois après ma sortie de l’hôpital, lourd de fatigue et l’humeur à marée basse, je prenais connaissance, sur un site du gouvernement du Québec, du rapport détaillé de ma tomodensitométrie. J’aime connaître les tenants et aboutissants de ma vie. Je ne suis pas un « patient » au sens premier du terme. Selon Wikipédia : « Le mot patient est dérivé du mot latin patient, participe présent du verbe déponent pati, signifiant " celui qui endure " ou " celui qui souffre " ». Non, je ne suis pas celui qui endure. Je désire savoir, connaître, garder le contrôle sur ma destinée comme Madame Rosa dans La vie devant soi de Romain Gary, comme le personnage Amande Voizin dans le magnifique roman Chocolat de Joanne Harris.
La lecture de ce rapport me terrassa. Le radiologiste confirmait une pyélonéphrite bilatérale. Mais il y avait également de mentionné ceci : « Épanchements pleuraux légers avec atélectasie passive sous-jacente, Infiltration interstitielle aux bases. Ceci peut témoigner d’une défaillance cardiaque sous-jacente ». Seul derrière mon écran d’ordinateur, j’ai lu, relu et re-relu cette phrase. Je me suis mis à trembler comme une feuille, à blasphémer. Personne, personne, ni à HSP et encore moins lors de mon hospitalisation à Québec ne m’a communiqué ce point. Si le rapport de la radiologie mentionne, dans ses opinions, que le patient a probablement souffert d’une défaillance cardiaque, l’urologue prescripteur de la TOMO ou un des urgentologues aurait dû, me semble-t-il, assurer un suivi. N’aurait-on pas dû, alors que j’étais « patient », donc inscrit dans le système de santé, demander une consultation en cardiologie ?
Je vous épargne de la suite des événements. Tressaillant d’inquiétude, j’ai pris contact avec mon médecin généraliste en processus de retraite. Il m’a immédiatement retiré du travail et une nouvelle saga s’est enclenchée… Il me faudra des semaines et des semaines et, surtout, faire appel à des contacts influents pour, finalement, obtenir une investigation cardiaque et rencontrer un cardiologue.
Oui, le patient est celui qui endure et, quelles que soient mes appartenances, je suis l’un d’entre eux.
Emmanuelle et moi avons repris la sinueuse route 138. Ces milliers de kilomètres, parcourus tant de fois, ne nous menaient pas qu’en nos lieux de résidence. Ils marquaient nos parcours de vie respectifs. Je percevais chez ma jeune fille devenue une belle et talentueuse jeune femme, une âme soignante. Je me suis surpris à lui recommander, avec insistance, de ne jamais suivre mes traces d’infirmier, mais, plutôt, celles de l’artiste qu’elle traçait de son pas hésitant.


Pratiques n° 95_Roy_Déroute d’un patient québécois.pdf

par Bernard Roy, Pratiques N°95, décembre 2021


[1Mot qui, en langue innu-aimun Nutashkuan, signifie « là où l’on chasse l’ours ».

[2F. Worms, Le moment du soin. À quoi tenons-nous ?, Paris, Presses universitaires de France, 2010, page 34.

[3Le mot tough est un bel exemple d’un mot anglais qui s’est faufilé dans la langue française du Québec. Peu présent dans la langue écrite, on l’entend pourtant régulièrement dans la langue parlée où il est prononcé « toffe ». Tough (toffe) employé comme nom signifie parfois « dur à cuire » (https://www.dufrancaisaufrancais.com/articles/tough-ou-toffe-dico-quebecois-en-ligne/).

[4Juron québécois, dérivé du Christ (Jésus). Il n’a pas forcément de sens très précis, mais permet de ponctuer des phrases, et d’exprimer un agacement ou de la colère (https://www.je-parle-quebecois.com).


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