Lanja Andriantsehenoharinala
Médecin généraliste
Elle vient avec son père. Ils s’assoient. Je les connais depuis quelques années, je ne sais pas où en est leur demande d’asile depuis le temps. La maman vient d’accoucher d’un petit garçon. Elle, c’est l’aînée : peut-être 11 ou 12 ans. Son père lui laisse la parole. Elle dit : « Je me sens comme dans un rêve ». « Mais tu veux dire à cause du virus ? » C’est un peu confus, je me demande si on parle du confinement ou du déconfinement. Elle répète plusieurs fois cette phrase, avec des larmes qui commencent à perler des yeux. La famille est restée bien sagement enfermée à la maison, comme prescrit par ceux et celles qui décident. À quelles informations a-t-elle eu accès pendant ce temps suspendu, à quelles images parents et enfants ont-ils été confrontés, quel a été le niveau d’angoisse générée, quelles ont été les soupapes actionnées pour ne pas dérailler, est-ce qu’elle est sous l’emprise de la violence ? Je ne sais pas. Je crois comprendre que c’est l’effet « sortie », comme les prisonniers le jour de leur libération. Il y a comme un vertige, celui de l’espace-temps qui bascule du petit à l’élargi. Peut-être que c’est l’effet du réel aussi, comme quand on a passé deux heures dans une salle de cinéma à voir un film, qu’on sort sur les grands boulevards et qu’on voit les gens en vrai.
Je n’arrive pas à explorer tout ça, là en consultation : elle en face de moi, son père à ses côtés. On est trop loin de la salle de cinéma et trop près de la prison. Je fais un truc que j’ai considéré nul après : je rassure sur l’épidémie, la circulation du virus, le nombre de patient.e.s à l’hôpital de Perpignan. Bref, je fais comme la télé. Elle va sûrement ravaler ses états d’âme pour faire plaisir aux adultes pour qui « tout est sous contrôle ». A posteriori, pour me rassurer sur ma fonction de sachant.e, je me suis dit qu’elle était peut-être en état de « déréalisation ». Chouette.