Christiane Vollaire, Philippe Bazin, Un archipel des solidarités, Grèce 2017-2020, Éditions Loco

C’est un beau, gros, livre, une immersion dans un monde qui est le nôtre, et que nous ne connaissons pas. Une immersion, mais aussi un questionnement, crucial pour qui veut réfléchir sur notre monde, justement. Des mots, du texte et des images pour tout à la fois témoigner, questionner et protester. Résister.
Les lecteurs de Pratiques connaissent bien les auteurs : Christiane Vollaire a publié régulièrement dans chaque numéro de la revue une rubrique philosophique entre 2001 et 2019. 18 ans de compagnonnage ! Du numéro 14-15 au numéro 84. Et les livres qu’elle a publiés ont été remarqués dans la rubrique « nous avons lu pour vous » [1]. Philippe Bazin, photographe [2], a été le pourvoyeur des photos publiées en couverture et dans la revue de 2010 à 2019. La revue Pratiques a publié ses propres photos dans le numéro « L’humanitaire est-il porteur de solidarité » [3]. Il est le coauteur de Le milieu de nulle part, et l’auteur de Pour une photographie documentaire critique, et de Les coupes [4] également « lus pour vous », à côté de plusieurs autres ouvrages.
Christiane Vollaire et Philippe Bazin ont donc fait des voyages en Grèce, trois voyages entre 2017 et 2020, dans trois régions différentes, qui donnent trois sujets et trois chapitres [5]. Ils sont partis pour travailler sur le thème des solidarités pendant la dénommée « crise de la dette en Grèce » à Thessalonique et Athènes, en 2017, et on comprend que la solidarité a directement amené la question des migrations, explorée l’année suivante au cours d’un voyage dans les îles de Lesbos et d’Ikaria. Puis l’été 2018 de nouveau sur le continent. Comme c’est leur habitude, la méthode est celle des « entretiens philosophiques » [6], avec des interlocuteurs qui en font connaître d’autres, et c’est un effet de réseau, et également des rencontres de hasard, jamais refusées. Philippe a choisi de faire des « portraits d’entretien », portraits pris au cours des entretiens, dans la vérité et la tension des visages, qui nous parlent, à nous, nous interpellent, nous émeuvent (la qualité de l’impression des photos est remarquable.) À partir de la question des migrations, à cause aussi des déplacements en des lieux différents, et des 145 interlocuteurs différents, notamment la rencontre avec des personnes très âgées, le thème « Le temps long de l’histoire », troisième chapitre, s’est imposé. Car la découverte de ce qui sous-tendait les engagements, les violences [7], la lecture des évènements contemporains par les acteurs eux-mêmes était inscrit dans l’histoire de ces personnes, dans l’histoire des lieux, et marqué dans les paysages. C’est ce qui nous est donné à « lire » dans un second cahier de photos, Paysages à l’épreuve de l’histoire. J’ai regardé les photos avant de lire le texte, elles sont belles, évocatrices. Puis, je les ai regardées une deuxième fois, après la lecture du livre : elles m’ont « sauté à la figure », non pas comme des illustrations, mais vivantes, parlantes. Ou muettes. Ou mortes. « Les images n’ont pas été articulées au texte. Elles lui font écho… Elles en disent aussi bien le désir d’évocation que les limites. »
Qu’est-ce que les auteurs sont partis quêter au cours de ces entretiens ? Comme le titre l’indique, les marques, la construction, les traces de la solidarité, « sans intention de neutralité axiologique ».
Les entretiens du début, avec des acteurs de la mobilisation populaire autour de la santé, notamment la création de cliniques sociales autogérées et de dispensaires, permettent d’approfondir ce qu’est et ce que n’est pas la solidarité : « Faire mieux que l’État », « Nous avons à nous tenir debout », et soulignent l’exigence de dignité collective. Ça part d’un geste humanitaire, mais ça le reconfigure en relation de réciprocité. L’auteure fait résonner cette solidarité avec le texte fondateur de Durkheim De la division du travail social. La contestation des décisions économiques du pouvoir, la montée en puissance de la violence coercitive, et l’affrontement dont témoignent les acteurs rejoignent les analyses de Grégoire Chamayou La société ingouvernable, « ingouvernable comme on veut la gouverner actuellement ».
La mise en évidence de l’effet pathogène sur le plan psychique de la violence économique et ses conséquences somatiques, fait écho au concept d’« écosophie », développé par Félix Gattari dans Les trois écologies, puis dans Chaosmose. Les entretiens avec les acteurs du mouvement contre l’ouverture de la mine à Skouries sont une autre illustration du « processus sacrificiel » à l’œuvre, sacrifice de la vie des habitants autant que de l’équilibre écologique, avec la pleine et consciente complicité des pouvoirs politiques. La reprise en autogestion de l’usine Vione par ses ouvriers ne règle pas l’avenir, qui dépend de décisions politiques : mais elle permet pour un temps l’emploi, la dignité, l’amélioration de la santé par le changement de production : de produits toxiques, à des produits d’hygiène, et par le mode de gouvernance : l’autogestion, rendant une dignité aux ouvriers de l’usine.
On le voit dans ces exemples, et dans les autres situations, très diverses, où les paroles sont suscitées et recueillies, elles se tissent avec les références philosophiques nombreuses, donnant à lire et à penser tout au long de l’ouvrage, appuyant les paroles, et illustrant les concepts ; c’est facilitant et agréable pour le lecteur profane !
Dans sa conclusion, après avoir affirmé le « pouvoir de réarmement symbolique des solidarités » (en se référant à l’œuvre de Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société), Christiane Vollaire insiste sur le discrédit massif qui atteint l’État, dont atteste le recours massif aux violences et aux abus de pouvoir (en s’appuyant sur Ernst Cassirer Le mythe de l’État, et Pierre Bourdieu Sur l’État. Cours au collège de France 1989-1992). Le retour de la droite en Grèce en 2019 à la suite de la défection sociale de Syriza amène dans les situations explorées violences dans le quartier d’Exarchia, danger pour l’usine autogérée de Vione, et l’ouverture de la mine de Skouri. « Mais demeure plus que jamais ce retour du refoulé solidaire… » Violences, poursuites judiciaires, c’est la mise au jour de la filiation souterraine venant du fascisme, la politique dite de réconciliation nationale, mais en réalité politique d’impunité, ayant permis le maintien de criminels et d’idéologues fascistes dans les sphères du pouvoir.
« Portés dans le texte autant que dans l’image par l’intention documentaire de notre travail, nous souhaitons partager avec d’autres le moyen de s’en saisir pour faire vibrer d’autres imaginaires et étendre cet archipel des solidarités… La visée première des solidarités pour saper les fondements de la domination est de rendre celle-ci méprisable. »


par Martine Devries, Pratiques N°92, février 2021


[1Le milieu de nulle part, Christiane Vollaire Philippe Bazin, Éditions Créaphis 2012 dans Pratiques n° 60 - Pour une philosophie de terrain, Christiane Vollaire, Éditions Créaphis 2017 dans Pratiques n° 80.

[3Pratiques n° 46 Dossier coordonné par Christiane Vollaire et Daniel Coutant, juillet 2009.

[4Les coupes Portrait d’une exploitation agricole familiale, Marie-Hélène Lafon, Muriel Martin, Philippe Bazin Éditions Créaphis 2017 note de lecture dans Pratiques n° 81

[5Trois articles parus dans Pratiques ont été faits à partir du travail en Grèce : dans le n° 80 de janvier 2018 « Financiarisation des corps par la mine », dans le n° 82 de juillet 2018 « Vulnérables ? », dans le n° 83 d’octobre 2018 « Que soigne la cuisine ? »

[6Ni statistique, ni sociologique, l’entretien ainsi conçu laisse la place à la parole du sujet, lui permet de déplier sa compétence sur sa propre expérience, et sa réflexion. Ce type d’entretien « manifeste la volonté de symétrie entre l’interrogateur et l’interrogé, » et fait la place à la pensée de l’un et de l’autre… Le chercheur n’est pas « enquêteur, mais plutôt quêteur, voire quémandeur », attentif aux tensions que sa présence et ses questions soulèvent, renonçant facilement à insister, mais attentif au sens de ces tensions.

[7On ne le sait pas beaucoup en France, l’intervention « alliée » en Grèce à l’issue de la seconde guerre mondiale, fut assimilée à « la lutte contre le communisme », et a du même coup, annihilé les politiques de socialisation mises en place par les mouvements de résistance et livré le pays à la répression fasciste et à la guerre civile.


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