Anne Perraut Soliveres
Cadre infirmier énervé
Ou le président de la République aurait-il lu Pratiques ?
Je n’aurais jamais osé imaginer entendre ce qu’a dit le président de la République le 12 mars 2020. Je ne sais pas qui a écrit son discours, ni s’il s’est même rendu compte des énormités qu’il a énoncées devant près de 25 millions de téléspectateurs... De la gratuité de la santé à la nécessité de la sortir du marché, voilà deux informations qui ne pouvaient que retenir mon attention ! Quoi qu’il en soit, des perspectives inédites devraient s’ouvrir désormais à partir de cette révélation, qui semble l’avoir cueilli en plein vol, du fait de cette soudaine et angoissante pandémie du covid-19.
Aurait-il tout simplement lu la revue Pratiques, les cahiers de la médecine utopique ?
C’est possible car si Pratiques n’a pas le monopole d’une conception de la santé qui intègre la totalité des paramètres qui en sont le socle (logement, travail, alimentation, éducation, protection contre les nuisances de tous ordres, psychiques, chimiques, biologiques, environnementales...), elle s’efforce de démontrer, depuis quarante-cinq ans, que le système de soins est un bien commun dont l’efficience ne va pas de soi. Il exige en permanence d’être pensé, analysé, adapté, mais surtout protégé des prédateurs qui ne cessent de clamer la nécessité de sa rentabilité dont nous, soignants, confrontés à la réalité, avons bien du mal à voir la pertinence. J’ai résisté farouchement, comme la grande majorité de mes collègues, aux notions de client, d’hôpital-entreprise,de production de soins, de parts de marché, bref, à l’idée incongrue d’une rentabilité du système de soins que les directions d’hôpital ont tout fait pour nous faire avaler... en vain.
L’accès aux soins, sans condition de ressources, est possible grâce à cette initiative, incroyablement intelligente, du Conseil national de la résistance (CNR) qui a permis l’avènement de la Sécurité sociale, il y a soixante-quinze ans. Le principe solidaire de « cotiser selon ses moyens et recevoir selon ses besoins » est un des fondamentaux de notre bien aimée Sécu qui devrait permettre à chacun d’être soigné sans discrimination. Or, ce principe s’étiole à mesure que les réformes budgétaires et les privatisations, visant à rationner les soins, empêchent un nombre croissant de personnes d’être soignées comme elles le devraient.
Pratiques s’est donné pour vocation de défendre un système de soins solidaire, de proximité, en multipliant les mises en garde contre toute atteinte des fondamentaux qui régissent les métiers du soin. Les attaques incessantes de la solidarité par nos dirigeants, au profit de la marchandisation de la santé, contribuent à détruire les services publics.
Or, l’institution de soins, dont le président de la République semble découvrir (mieux vaut tard que jamais...) combien il est important qu’elle soit en mesure de faire face aux pires catastrophes, est exsangue, ses soignants sont à bout de souffle et le crient dans la rue depuis des mois, tout en assurant tant bien que mal les soins d’une population de plus en plus exigeante.
Les infirmières, très mal payées au demeurant, sont soumises à des conditions de travail indécentes. Pourtant, elles ne réclament pas de privilèges, elles ne demandent pas de médailles, ni d’être encensées, elles n’ont pas davantage besoin de pommade opportuniste. Elles demandent juste qu’on leur donne les moyens, techniques, humains, structurels de faire intelligemment leur travail. Elles ont besoin que ceux qui ont la prétention de nous diriger les laissent déterminer les conditions d’un engagement qu’il n’est même pas besoin de convoquer tant il est chevillé au corps de la plupart d’entre elles.
Nous voulons croire que le chef de l’État a vraiment pris la mesure des risques insensés que des décennies de politique exclusivement budgétaire ont fait courir à la population : ni les délires d’intelligence artificielle ni les tremblements de la bourse ne vont répondre à la nécessité d’encourager la solidarité et la responsabilité individuelle et collective.
Restons vigilantes, restons vigilants, aidons-les à ne pas oublier, voire à comprendre la portée de leurs discours... il va y avoir du boulot...
Yapluka...
Édito du numéro 89 de Pratiques : Manifestons-nous.