Les médecins qui reçoivent des personnes en exil sont de plus en plus souvent confrontés à la demande de certificat médical. Il est parfois le motif de la consultation. Le praticien se trouve alors investi du rôle d’expert, dans la position « d’attester de la compatibilité des tortures alléguées avec les constats cliniques repérables ». Or, il n’y a généralement pas de traces typiques, car la torture n’est pas faite pour en laisser (voir encadré ci-contre). Les séquelles de la souffrance infligée, des humiliations, de la terreur… sont souvent invisibles et muettes. Le praticien ne peut relier les symptômes à la barbarie qu’en se fondant sur ce que lui rapporte son patient, dans la mesure où celui–ci peut en parler.
Car l’un des principaux effets de la violence extrême est de faire taire. Parler de ces événements est difficile, parfois impossible. Rappelons que l’horreur laisse sans voix, que tenter de raconter implique de revenir sur ces moments là, dans les lieux de l’épouvante, en présence du bourreau... Toute tentative pour brusquer la parole, pour obtenir des détails est susceptible d’accentuer la souffrance.
Le projet thérapeutique est incompatible avec une logique d’expertise, par définition inquisitrice et fondée sur la mise en question des déclarations de la personne. Ne pas être cru, alors que lui-même, peut-être, doute de sa raison, est insupportable pour celui ou celle qui a été victime de l’impensable. Cependant, son récit peut paraître proprement incroyable, car comment croire que l’humain est capable d’autant d’horreur ? Les défenses de chacun d’entre nous, contre les effets de l’effroi, peuvent rendre complexe la formation d’une intime conviction. Parce que l’accepter pour possible, c’est vivre avec ce que le récit de la victime à déposer en nous.
Plusieurs consultations seront peut-être nécessaires pour que s’installe la confiance, élément déterminant et délicat. Dans le contexte de la violence politique, la menace est venue de l’autre, le semblable (parfois un médecin y a été impliqué). Quel temps faut-il à chacun pour renouer un lien suffisamment confiant, pour accepter d’être touché, où même pour se laisser voir quand les sévices, notamment sexuels, commencent par la nudité forcée ? L’examen ne ramène-t-il pas à certaines circonstances où l’autre, dans sa folle toute puissance, à abuser d’une passivité imposée ? Pris dans une logique d’attestation, comment le médecin pourra-t-il s’en tenir aux limites de la pudeur d’un patient ?
Or, la honte est un sentiment profondément dévastateur ; c’est pour cela, précisément, que les bourreaux utilisent les plus courantes et les plus sordides formes d’humiliations, généralement publiques. La peur d’être vu dans ces scènes-là qu’il aurait à décrire peut bloquer le patient, la prévenance, aussi, d’y exposer le thérapeute, l’interprète ou une tierce personne susceptible de prendre connaissance de l’information dévoilée. Alors, les silences du patient sont parfois plus lourds que les mots qu’il peut trouver. Il n’est pas rare qu’une femme refuse que l’on fasse état de viol de crainte d’être rejetée par sa famille. Il est fréquent qu’un mineur isolé, dépendant de différentes institutions, craigne le dévoilement de son histoire. Ne souhaite-t-il pas, par dessus tout, être un adolescent comme les autres ? Que dire de ces Tchétchènes qui redoutent que les interprètes ne soient des agents de renseignements russes ? Ce que le médecin a pu entendre, au cours d’un long chemin respectueux, que deviendra-t-il transcrit dans le certificat médical ? Le secret, garant de la confidentialité, peut-il être préservé sans que l’on puisse être assuré de la circulation du document ? Le patient, exilé qui maîtrise rarement la langue française, parfois mal renseigné, peut-il mesurer ce que l’écrit du médecin va révéler de lui-même ? Aucun des destinataires probables de ce certificat n’est tenu par le secret médical, ni, à priori, formé pour lire le compte-rendu d’un médecin.
Dans ce contexte, le certificat médical est une forme de dévoilement, qui fait intrusion dans la relation thérapeutique, à la demande d’un tiers. De quelles incidences le médecin est-il informé qui lui permettent de ne pas nuire à son patient ?
Le rôle du médecin dévoyé
Le certificat s’adresse à l’autorité qui décidera de l’octroi du statut de réfugié. Le demandeur d’asile, bénéficiant de cette reconnaissance fondamentale, obtiendrait une nouvelle dignité, reprise contre le déni d’humanité… Il, elle, éventuellement sa famille n’aurait plus à craindre un renvoi dans le pays qu’ils ont fui. Ce statut représente un enjeu vital pour le patient et, de fait, la condition d’un soin durable. Cependant, la délivrance de ce statut se fait désormais au compte-goutte. En France comme en Europe, le droit d’asile est démantelé. Les raisons de l’exil sont à priori disqualifiées. C’est ainsi que les demandes d’asile sont traitées par les autorités dans un climat de suspicion. Dans cette logique quasi pénale, le certificat médical joue le rôle de la preuve. Une logique qui dévoie le rôle du médecin.
Tout d’abord, il faut le rappeler, le droit d’asile établi en 1951 par la convention de Genève garantit une protection à ceux « qui craignent avec raison des persécutions ». Le principe de précaution impose d’accueillir ces hommes, femmes et enfants sans attendre qu’ils aient subi des violences. Alors, si cette attestation est sans nécessité, quel sens cela a-t-il d’exiger une démarche si lourde de difficultés et incompatible avec la mission du soignant ?
Il serait utile de savoir qui fait cette demande. Elle est rarement le souhait du patient. Bien souvent, elle résulte des pressions de l’entourage du demandeur d’asile. Conseillers juridiques ou compatriotes, plus ou moins renseignés, sont eux mêmes convaincus de la nécessité de présenter ce papier dans le dossier. La procédure prévoit un entretien, pourquoi ne pas écouter le demandeur plutôt que d’exiger un papier ?
L’administration n’a jamais formellement demandé de certificat. Elle n’est pas censée en avoir besoin, aussi n’a-t-elle pas précisé ce qu’elle en attendait. Dans les faits, il apparaît que tous les certificats ne sont pas reçus de la même manière. Ils sont retenus ou pas, appréciés selon la façon dont ils sont rédigés, leur émetteur ou toutes autres considérations laissées à l’appréciation du représentant de l’administration et qu’il n’a pas obligation de motiver. En pratique, on constate que les certificats médicaux pèsent assez peu sur les décisions. Au contraire, il n’est pas rare de les voir cités comme stéréotypés, laconiques…lorsque l’Ofpra ou la CRR y font référence pour motiver leur refus. Ce qui avait été présenté comme un élément de soutien est susceptible de se retourner contre le demandeur d’asile.
Il ne faut pas sous estimer le soupçon qui, disqualifiant à priori la parole de l’exilé, pèse également sur le médecin traitant, tenu pour trop bienveillant. Les brûlures de cigarettes, « constats cliniques repérables », ne serait-elles pas des automutilations ? Les officiers de l’Ofpra et les juges de la CRR ont entendu tellement d’horreur qu’ils sont au péril de la banalisation. Ne pas entendre les plaintes n’est ce pas le meilleur moyen de ne pas avoir à s’en occuper ?
La « gestion » des demandes d’asile vise à en limiter l’obtention, tandis que l’Europe installe à ses portes, en Libye par exemple, des camps qui retiendront hors de nos frontières ceux qui ont été contraints de fuir leur pays. L’administration met en œuvre des procédés d’attribution qui préservent les apparences du droit d’asile. Politiquement, il nous serait certainement intolérable de refuser une protection aux personnes persécutées. Il est plus confortable de se convaincre que les déboutés des droits d’asile sont des menteurs.
Le médecin qui s’aventure sur le terrain de la preuve devient l’instrument d’une idéologie. Demander une preuve impossible permet d’écarter ceux dont le corps social ne veut pas. Et qui portera les états d’âme d’une décision qui porte sur le devenir d’êtres humains ? La procédure d’asile n’est pas le seul exemple dans lequel ledit savoir du médecin est utilisé comme un alibi pour une déresponsabilisation éthique. En sortant de son rôle de soignant, le médecin participe à la disqualification de la parole. Celle du demandeur d’asile, et la sienne.
Les cicatrices invisibles
Que sait-on de la torture, des méthodes de torture, de la visée de la torture ? Sur quels éléments observables le médecin pourrait-il appuyer son intime conviction ? Face à l’inflation des demandes, non fondées, de certificats médicaux, le centre Primo Lévi appelle au débat.
« De nombreuses formes de sévices ne laissent pas de traces et encore moins de cicatrices permanentes. » Voici ce qu’établit le protocole d’Istanbul , préparé avec le concours de trente huit organismes à travers le monde. Le Manuel vise à donner des méthodes d’enquêtes efficaces sur les présomptions de torture et autres mauvais traitements afin de contribuer à lever l’impunité des responsables. Le texte stipule que « l’absence de telles preuves ne devraient pas être invoquées pour nier la torture ». Plus loin, le document précise que « les victimes de la torture peuvent présenter des lésions relativement atypiques. Si les lésions aiguës peuvent être caractéristiques des sévices allégués, la plupart guérissent dans un délai de six semaines environ en moyenne, sans laisser de traces significatives. Cela tient, dans bien des cas, au fait que les tortionnaires utilisent des méthodes destinées à éviter ou à limiter les marques visibles des blessures infligées. Dans de telles circonstances, l’examen physique pourra dégager un bilan apparemment normal, mais on ne saurait en inférer l’absence de sévices ».
Au terme de leur fuite, les personnes victimes de torture parviennent en France des mois, parfois des années, après les sévices. Elles présentent alors « seulement » des symptômes somatiques tels que : maux de tête et de dos, troubles gastro-intestinaux, dysfonctionnements sexuels et douleurs musculaires ; ou psychologiques : dépression, anxiété, insomnie, cauchemars, troubles de la mémoire et de la concentration.
Un certificat médical, à ce stade, ne peut que reposer sur les plaintes, et donc les dires, du patient. La boucle est bouclée. Alors que les dires du demandeur d’asile (ses « allégations », ses « craintes ») sont balayés car subjectifs, car manquant de crédibilité, on demande qu’un certificat médical – qui, souvent, ne peut consigner autre chose que les dires du patient – atteste « objectivement » de ces mêmes dires !
Entre la logique de la preuve et la logique de la torture – qui, au-delà du corps qu’elle fait souffrir, « constitue essentiellement une agression contre les structures psychologiques et sociales fondamentales de l’individu » – il y a incompatibilité totale. Quelle cause sert-on réellement quand on participe à ce système dysfonctionnant ? La cause des victimes de la torture ?
En « jouant » les experts, ne laisserions-nous pas se perpétuer ce mythe de la preuve là où il y a détresse, humiliation, honte, isolement ? Soutient-on la cause des demandeurs d’asile en faisant croire que ceux qui ont été persécutés auraient plus de raison d’obtenir le statut de réfugié que ceux qui « craignent avec raison » d’être persécutés ?
L’application actuelle de la convention de Genève va à l’encontre de l’esprit de la convention des Nations Unies et les recommandations du Haut Commissariat aux Réfugiés pour sa mise en œuvre. Il n’est nulle part mentionné la notion de « preuve » dans les critères à appliquer pour l’octroi du statut de réfugié. S’il appartient à la personne qui demande le statut de réfugié d’établir qu’elle « craint avec raison d’être persécutée », « la détermination de la qualité de réfugié consistera… davantage en une évaluation des déclarations de l’intéressé qu’en un jugement porté sur la situation existant dans son pays d’origine » . « La crainte d’être persécuté n’est pas censée être réservée aux personnes qui ont déjà été persécutées ; elle peut être également le fait de celles qui veulent éviter de se trouver dans une situation où elles pourraient l’être ».
La logique de la protection due est incompatible avec la logique de la forteresse Europe qui considère chaque demandeur d’asile comme un usurpateur, un fraudeur en puissance.