Injonction thérapeutique au cabinet médical

Le médecin généraliste
Lorsque, en 1996, j’ai accepté des patients toxicomanes, j’ai refusé assez longtemps les prises en charge qui m’étaient demandées au titre des injonctions thérapeutiques : je pensais que, puisque les patients n’avaient pas le choix de ne pas consulter, la relation ne serait pas favorable au soin, et j’avais peur d’actes délictueux (vols et violences). Je craignais de limiter la relation à de la surveillance, du flicage, cela ne m’intéressait pas. J’ai beaucoup changé, parce que ces patients toxicomanes m’ont fait beaucoup changer. Il faut dire que, lorsqu’ils décident de « pousser la porte » d’un cabinet médical, c’est qu’ils changent eux-mêmes et c’est contagieux.
Accompagner des toxicomanes, c’est bien plus que prescrire des médicaments de substitution, leur proposer un cadre de fonctionnement bien défini, s’y tenir soi-même, et les aider à entrer dans ce cadre. S’il s’agit d’un traitement de substitution, le cadre est celui de la réglementation en vigueur pour ce type de médicament. Je précise mes modalités « personnelles », que je me suis créées au fil des expériences : au début, je demande toujours au patient d’aller chaque jour à la pharmacie, et de prendre son médicament devant le pharmacien. Cela m’apparaissait comme une contrainte humiliante, c’est en fait une aide formidable à l’observance du traitement. Le pharmacien joue le jeu, discute, à l’œil, le patient se sent progressivement accepté, cela le réconforte. Je téléphone toujours au pharmacien avant de lui envoyer un nouveau patient ; tout cela, je le présente au patient comme le fait d’une « règle » qui est imposée aux professionnels, par une puissance supérieure, la règle, l’inspection de la pharmacie… C’est ma façon d’introduire « le tiers » dans la relation que j’entretiens avec lui.
Alors, finalement, l’injonction thérapeutique, c’est une aide supplémentaire, le tiers est désigné d’avance, le patient le connaît, il a rencontré le médecin chargé des injonctions thérapeutiques à la DASS, et l’éducateur de justice : ils se situent très clairement lors du premier entretien, rigoureux et bienveillants.
Il s’agit là d’une situation où le médecin travaille à la demande d’un tiers, c’est une situation fréquente en médecine générale, si on y pense : c’est souvent qu’un patient vient sur la demande de sa femme, de sa mère, ou de son éducateur, quand ce n’est pas le patron ! Il me faut alors aider le patient à se réapproprier la demande de soin, ou à la refuser. Cela passe par l’affirmation que je fais d’emblée : je ne rendrai pas de compte au tiers demandeur. Je reste soumis au secret professionnel. C’est indispensable pour établir une relation « thérapeutique ». Non, Madame, je ne vous dirai pas si votre fils fume encore… Dans le cadre de l’injonction, je dis clairement que je ne dirai au médecin chargé des IT que si le patient vient ou non à ses rendez-vous. C’est d’ailleurs tout ce qu’il me demande. Ce sera au patient lui-même, de convaincre le médecin qu’il a cessé les prises de produits, au besoin en lui montrant des examens de dépistage urinaire. Il y a donc deux médecins dans ce dispositif, mais ils ne sont pas tenus de « raconter » quoi que ce soit l’un à l’autre.
Dans un certain nombre de cas « ça marche » : le patient craint les sanctions judiciaires (i. e. la prison) et suit la règle, et découvre à cette occasion la vie sans produit : il se tient tranquille un moment, investit ailleurs, dans la vie scolaire, professionnelle, ou affective. Ce n’est pas forcément facile, il y aura toutes les difficultés possibles, avec celle, supplémentaire, de la pathologie psychiatrique qui fréquemment (30 % des cas) est à l’origine de la toxicomanie ; mais la mesure est un déclic pour aborder le soin, faire connaissance des professionnels, démarrer un suivi, voire une démarche de psychothérapie. L’injonction thérapeutique fonctionne comme « une chance » en plus.
Parfois aussi, la mesure ne fonctionne pas, le patient continue sa prise de produits, et est repris pour des délits liés à la prise de produit (vols, consommation, trafic), la mesure s’arrête évidemment et la justice suit son cours. Ce n’était pas le bon moment, ou il n’était pas capable de profiter de cette « chance »… ou nous n’avons pas su faire…

Le médecin chargé des injonctions thérapeutiques auprès de la DDASS
Il existe une différence entre l’injonction thérapeutique et l’obligation de soins :
L’injonction thérapeutique 1) est une mesure sanitaire alternative aux poursuites judiciaires proposée par le procureur de la République à une personne interpellée pour un usage de produits illicites. La personne qui accepte cette mesure rencontre le médecin de la DDASS pour mettre en place une prise en charge 2).
L’obligation de soins est décidée par le juge en sus des poursuites judiciaires ; c’est lui qui décide de la durée de la mesure ; la personne justifie de son suivi auprès d’un contrôleur judiciaire (souvent au moyen d’analyses d’urines).Le trafic de produits illicites est, quant à lui, toujours réprimé pénalement et peut s’assortir de cette seconde mesure.
Lorsque je rencontre la personne la première fois, je me pose en tant que soignant 3). L’entretien est couvert par le secret médical. J’aborde les problèmes médicaux 4) de la personne liés à la toxicomanie, les conséquences de son intoxication, mais aussi son histoire et les circonstances qui l’ont amenée là, son milieu, ce qu’elle veut bien en dire, ces rapports qu’elle entretient avec les produits stupéfiants (illicites et licites). C’est une « étape diagnostique ». Je lui propose alors une prise en charge, en général, médicale et psychosociale. Elle a quelques jours pour y réfléchir et donner son accord ; un contrat est alors signé entre le médecin, l’association et la personne, à réception duquel je me porte garante du suivi de la personne auprès du tribunal.
J’informe toujours les professionnels concernés du suivi proposé et c’est parfois l’occasion d’ouvrir une discussion avec des confrères sur les difficultés ou les évènements qu’ils peuvent rencontrer lors de ce travail 5). Je revois la personne tous les trois à quatre mois et à la fin de la période d’injonction. La personne justifie elle-même de son suivi par l’envoi d’attestations ; si je ne reçois pas celles-ci, je relance puis je revois la personne. Si celle-ci ne se présente pas à ce rendez-vous, alors seulement j’informe le tribunal de l’arrêt de la prise en charge. Je m’appuie sur ce cadre administratif clair pour avoir une souplesse dans les prises en charge : toutes les personnes ne sont pas au même moment de leur histoire avec les toxiques.
Mon regard est évidemment différent de ce que peut être celui d’un contrôleur judiciaire : j’ai un avis sur le traitement, je peux discuter des différents aspects du suivi, de la nécessité d’une prise en charge globale. La fin de la période d’injonction thérapeutique n’est pas forcément la fin de l’addiction, mais cette mesure est une étape, un levier qui doit être repris par la personne à son propre compte.

1) Loi du 31 décembre 1970
2) Deux autres mesures alternatives existent pour des consommations plus occasionnelles : le rappel à la loi (la personne est passible de 3 750 € d’amende et/ou d’un an d’emprisonnement) ou avertissement et le classement sous condition où la personne s’engage à rencontrer une fois un professionnel dans une association.
3) Pour plus d’un tiers des personnes héroïnomanes, il s’agit d’une première rencontre dans le champ médical.
4) Les pathologies somatiques et psychiatriques éventuelles, je l’incite aussi à faire vérifier sont statut sérologique pour le sida et les hépatites.
5) Il m’arrive aussi de participer à des réunions d’intervisions avec les différents professionnels.

par Martine Devries, Pratiques N°31, octobre 2005

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