Hélène Franco
Vice-présidente du Syndicat de la Magistrature et juge des enfants à Bobigny
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- La pénalisation croissante de notre société se combine avec des incursions croissantes de la médecine dans les procédures judiciaires. Est remise en question l’indépendance de la justice et la médecine au profit des dirigeants politiques qui prônent la politique du « tout sécuritaire ».
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La pénalisation croissante de notre société se traduit en termes qualitatifs et quantitatifs.
Quantitativement, cette pénalisation se manifeste par un alourdissement considérable des peines et par une augmentation du nombre de faits punissables. De nombreux délits ont été créés ces dernières années (fraude habituelle dans les transports, entrave à la circulation dans les halls d’immeubles, racolage, mendicité agressive,...) sans qu’aucun n’ait été supprimé. Plus fondamentalement, notre société inquiète se rassure en étendant continûment le champ de la sanction. Mais comme la punition doit trouver une justification, une opinion répandue assigne au procès et, partant, à la peine une fonction thérapeutique, voire curative.
Quelle valeur thérapeutique du procès pour la victime ?
Combien de fois, avant un procès médiatique, entend-on dire « La victime va enfin pouvoir faire son deuil » ?
Cette assertion est pourtant vivement contestée par les psychiatres les plus sérieux. Le deuil est en effet un travail personnel, en aucune façon transposable d’une personne à une autre, et non linéaire. Le procès a au contraire une fonction sociale, collective, et se déroule selon une procédure strictement définie. Il est donc particulièrement aléatoire d’imaginer que le travail de deuil de la victime puisse automatiquement et mécaniquement se faire grâce au procès.
Pour être acceptable pour notre société en quête de bien-être, la souffrance doit être rationalisée, mise en mots, alors même qu’il est assez fréquent de rencontrer des victimes disant quelles ne souhaitent pas s’exprimer. Pour ces victimes, le processus judiciaire, sous-tendu bien souvent par un battage médiatique, n’est-il pas une épreuve supplémentaire ?
Quelle valeur thérapeutique pour l’accusé ?
Pour Michel Foucault, la psychiatrie sert à transformer « le vilain métier de punir en gentil métier de soigner ». Mais que dire d’une justice qui s’érigerait en thérapeute du corps social ? C’est pourtant le rôle qui lui est de plus en plus souvent assigné. Le mouvement est double : dans les affaires impliquant de la violence ou des infractions à caractère sexuel, on assiste à une sorte de déjudiciarisation du procès avec une place souvent excessive donnée aux experts psychiatres et psychologues n’hésitant pas à se répandre dans les média sur leurs conclusions, avant même la fin du procès ; d’autre part, les peines prononcées, dans ces mêmes affaires, sont de plus en plus lourdes. Le nombre des peines supérieures ou égales à cinq ans d’emprisonnement, toutes infractions confondues, est ainsi passé de 9 795 en 1993 à 13 333 en 2003 [1]. Pour les infractions sexuelles, le constat est encore plus net : en France, 85 % des condamnés pour viols sont détenus pour cinq ans et plus, contre 12 % en Allemagne, 5 % en Italie, 4 % aux Pays-Bas. Entre 1984 et 2001, le nombre des condamnations et le quantum des peines prononcées ont été multipliés par deux [2].
Tout se passe comme si une justice de plus en plus répressive rechignait à s’assumer comme telle, d’où l’illusion que si l’on fait du mal au condamné en le privant de sa liberté d’aller et venir et d’autres droits élémentaires (notamment le droit à la sexualité et à une vie familiale normale), c’est pour son bien autant que pour celui de la société. Or, la fonction de la peine d’emprisonnement, parfaitement analysée par Foucault n’a jamais été de soigner, mais de restaurer la loi et de défendre la société. L’une des modalités de l’incarcération a longtemps été appelée « prise de corps », expression qui traduit parfaitement la réalité : il s’agit pour l’Etat de s’approprier le corps des détenus afin de le contraindre et de le garder à disposition. Ce rappel, qui a la force de l’évidence, est d’autant plus nécessaire à une époque où certains ont idéologiquement intérêt à brouiller la frontière entre l’ouvert et le fermé, entre la détention et la liberté : des centres éducatifs fermés aux établissements pénitentiaires pour mineurs en passant par les prisons pour courtes peines, le discours officiel tend à faire croire qu’il puisse exister une forme « allégée » de l’enfermement, ce qui bien évidemment n’est pas anodin dans une société démocratique dans laquelle la liberté est en principe une valeur fondatrice.
Justice et médecine au gré de l’émotion
Le constat d’une répression accrue et d’un rôle croissant de la médecine dans le processus judiciaire doit être mis en perspective. Il est temps pour la justice et la médecine de revendiquer une réelle indépendance par rapport à d’autres considérations contingentes. Qu’un libéré conditionnel récidive, qu’un acte de délinquance sexuelle connaisse une résonance médiatique, et c’est le prétexte pour les politiques de modifier la loi dans un sens répressif de manière pulsionnelle et sans réflexion. De même, l’annonce récente par le Garde des sceaux d’une vaste expérimentation sur la castration chimique des délinquants sexuels volontaires aurait dû entraîner une prise de position éthique du corps médical, il n’en a rien été.
Enfin, les dernières lois en matière de suivi des délinquants sexuels ont impliqué toujours davantage les médecins. Ainsi, la loi de 1998 instaurant le suivi socio-judiciaire a prévu que le condamné soit suivi par le médecin de son choix, mais que celui-ci réfère à un « médecin coordonnateur » nommé par le procureur de la République, des éventuels incidents dans le suivi, et notamment l’interruption de celui-ci. Le médecin coordonnateur a lui-même l’obligation de répercuter au juge de l’application des peines les informations qu’il détient quant aux éventuels incidents. En dehors de son côté usine à gaz, ce dispositif porte clairement atteinte au secret médical. Ce n’est rien à côté de la proposition de loi sur le traitement de la récidive votée le 16 décembre 2004 par l’Assemblée nationale qui dispose (article 7) que pour le placement sous GPS mobile après la libération prévu par ce même texte pour les délinquants sexuels, « le juge de l’application des peines recueille l’avis des médecins et médecins psychiatres ayant eu à connaître du condamné » sur la dangerosité de ce dernier. Compte tenu de la généralité des termes employés, c’est tout médecin ayant eu à intervenir auprès d’un détenu au cours de l’exécution de la peine quels que soient sa spécialité, l’objet de son intervention et la durée de celle-ci, qui est potentiellement appelé à donner son avis sur la dangerosité de l’intéressé. Outre le fait que cette disposition prive les détenus d’un droit fondamental, le respect de leur vie privée au regard du secret médical, le risque est de dissuader ceux qui en auraient le plus besoin de consulter un psychiatre en détention et, en tout cas, de fausser irrémédiablement la relation patient/médecin. Cette disposition a été écartée par le Sénat lors de l’examen de la proposition de loi, mais montre à quel point la tentation est forte d’enrégimenter les médecins, au nom de la lutte contre la criminalité ou contre la récidive, loin de leur métier qui consiste à soigner et au mépris de principes fondant leur action.
L’enjeu n’est pas mince, car des rapports successifs ont montré la prévalence parmi les détenus de troubles psychiques ou de maladies mentales. Au total, l’implication croissante de la médecine dans le processus judiciaire s’est souvent faite sous l’impulsion de dirigeants politiques soucieux d’émettre des signaux rassurants en direction de l’opinion publique « travaillée » par une forte demande de sécurité. Le brouillage des repères et des cultures professionnels de chacun n’a pas été évité, au détriment des droits et libertés individuelles. Il est temps que magistrats et thérapeutes engagent une réflexion commune pour contrer ces dérives.