Juliette B., médecin généraliste.
Propos recueillis par Elisabeth Maurel-Arrighi
Se réveiller le matin avec mal à la tête, un casque sur la cervelle et savoir qu’il va y avoir tous ces patients à écouter, pour qui il faudra réfléchir, décider. Alors, c’est bien de pouvoir se faire une ordonnance sur un coin de table, prendre ce qu’il faut pour déscotcher les neurones. Une couche de café, de Doliprane®, d’ibuprofène, histoire de tenir la journée, et puis le soir un petit quelque chose pour dormir pour éponger le stress, les soucis des patients, sans compte les moments où la vie a pu être pleine de chagrins et d’inquiétude, et où il fallait que je ne me laisse pas submerger.
Voilà comment j’ai vécu souvent ma vie de généraliste, où le recours aux drogues m’a paru quasi indispensable pour assurer le minimum syndical, même si je sais que je mets haut la barre du minimum. Et là, je partage les questions de mes patients toxicomanes. Premier problème : où chercher sa dose. Mes ordonnances de Doliprane®, je peux les chercher à côté de mon cabinet, mais mes somnifères, cela ferait mauvais genre. Il faut que j’aille ailleurs, et donc que j’y pense avant que la boîte ne soit finie. Deuxième problème : celui des descentes. Pour peu qu’il y ait en plus un souci de douleurs, de sciatiques, ou de migraines trop fortes, et que j’ai besoin de codéine (ah, le confort de l’ancien Diantalvic®, voire du Propofan® avec un peu de caféine...), dès que ça va mieux et que j’arrête, je me retrouve quelques jours plus fatiguée, moins en forme, tristoune, « en manque de codéine ». L’art du sevrage est difficile, savoir que je dormirai moins bien, qu’il faudra que je puisse faire la sieste, donc attendre les vacances, de vraies vacances sans mille choses en retard à faire, ni personne à m’occuper.
Je trouve que mon vécu de toxicomane qui a beaucoup recours aux drogues me rend modeste à l’écoute de mes patients qui, eux, consomment ces molécules-là et d’autres plus lourdes.
En y réfléchissant, il me semble qu’il y a, plus que de la modestie, de l’admiration pour la résilience de beaucoup de ces patients que je vois régulièrement pour leur substitution de méthadone ou de Subutex®, même avec leurs rechutes occasionnelles. Je suis touchée par ces patients qui, malgré les épreuves traversées, ont envie d’être « bien ». Je ne parle pas de ceux qui arrivent avec des coquards, qui se fracassent la tête à coups d’alcool, de shots, de cachetons. Mais de ceux qui ont les yeux pétillants, avec qui je peux partager ce vécu heureux du décalage, de la subversion au travers d’une plaisanterie, d’une anecdote racontée, d’un film évoqué. Où le partage ne se fait pas que dans l’empathie devant la souffrance, mais aussi dans le droit au plaisir. Un jour, alors que je prescrivais du Léxomil® non substituable, car fondant mieux dans la bouche et faisant effet plus vite, un patient qui souvent me parle des dernières molécules apparues sur le marché de la drogue m’a dit : « Vous savez ce qui est bon. » Je crois qu’au-delà de cette remarque sur mon savoir et sur une éventuelle connivence, ce mot de « bon » évoquait à la fois quelque chose du côté du lien dans mon attention à lui, et du côté de la sécurité du corps où le bien-être est reconnu légitime.