Ce que signifie l’inégalité territoriale

Dans le domaine médical, la question territoriale semble se poser de la même manière que dans le domaine militaire : elle est l’enjeu de stratégies de pouvoir et de domination. Et la réalité de la mondialisation, loin d’en résoudre les conséquences en termes de coût humain, n’a fait que les aggraver.
Dès sa création dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’idée même d’un organisme assurantiel comme Europ’Assistance mettait au grand jour les effets pervers d’une inégalité territoriale : la possibilité de voyager, de plus en plus développée, s’accompagnait nécessairement du risque d’accéder à des territoires de non-soin, obligeant à envisager le rapatriement. Un tel risque, à la période contemporaine, s’est encore aggravé, dans le temps même où les technologies médicales ont considérablement progressé.

Progrès technologique et connaissance du corps
En 1952, à la demande de l’UNESCO, Claude Lévi-Strauss publiait Race et Histoire 1), opuscule destiné à réfuter radicalement l’idée, déjà discréditée après la défaite nazie, d’une inégalité entre les races. Il aboutissait en fait à déboulonner le dogme d’une supériorité de la culture occidentale, en montrant d’une part comment l’avance technologique qui la caractérise n’est que le produit final des apports cumulatifs d’une multiplicité de cultures différentes ; d’autre part comment on peut dissocier le progrès technologique du progrès médical, dans la mesure où la connaissance la plus approfondie du corps ne passe pas nécessairement par sa technicisation. Ainsi écrit-il : « L’Occident, maître des machines, témoigne de connaissances très élémentaires sur l’utilisation et les ressources de cette suprême machine qu’est le corps humain. Dans ce domaine au contraire, comme dans celui, connexe, des rapports entre le physique et le moral, l’Orient et l’Extrême-Orient possèdent sur lui une avance de plusieurs millénaires ; ils ont produit ces vastes sommes théoriques et pratiques que sont le yoga de l’Inde, les techniques du souffle chinoises ou la gymnastique viscérale des anciens Maoris. »

La « maîtrise des machines » n’apparaît donc pas nécessairement indissociable de la maîtrise du corps, qui, elle, réclame cet au-delà de la technologie que constitue pour chaque sujet le contrôle de sa propre intériorité. Mais dès lors, c’est le fondement même de la médecine occidentale de l’ère industrielle qui est pris en défaut. Or c’est cette médecine, technologiquement puissante, mais aussi faillible justement parce que soumise à la technologie, qui va faire modèle pour la planète entière. C’est elle qui, sur un simple plan topographique, va s’exporter sous toutes ses formes, mais aussi drainer vers les centres occidentaux des populations de toute origine. C’est elle qui va s’imposer comme règle de ce que doit être le devenir médical de l’humanité tout entière.

L’universel discriminant
Mais, à cette première contradiction, s’en ajoute une seconde : cette médecine, qui prétend à tout prix s’universaliser au titre des réels progrès qu’elle permet (l’apparition des trithérapies pour le Sida en constitue un exemple emblématique), va devenir, de ce fait même, discriminatoire : ce qui s’affirme comme modèle extensible à l’humanité tout entière se présente en même temps comme visée inaccessible pour la majeure partie de cette humanité. Et c’est le coût même de la technologie qui produit cet effet discriminant. Les résultats de cette double contradiction sont tout à fait limpides : des territoires entiers de la planète, surexploités technologiquement pour leurs ressources minières ou énergétiques, sont au contraire livrés à l’abandon pour ce qui concerne leur médicalisation, et bénéficient au mieux d’un traitement humanitaire, c’est-à-dire sous-technologisé, de leurs besoins en santé publique.
La nécessité d’échapper au territoire d’origine pour assurer la survie va ainsi constituer des flux migratoires, dans lesquels la part du besoin médical, celle de la nécessité économique et celle de l’urgence politique sont inextricablement mêlées. Et, dans le temps même où les voyages d’agrément ou de profit vont se multiplier, les migrations pour raison vitale vont se voir contrôlées, interdites, pénalisées, et livrées de ce fait à tous les abus du non-droit et de la clandestinité.
Autrement dit, le principe d’universalité, qui régit l’extension d’un modèle technologique de la médecine, est la source même du clivage inégalitaire qui conditionne sa réalisation. Mais ce modèle technologique est, en outre, le même qui assure la surexploitation et la prédation économique des territoires qui lui sont livrés. Ce principe d’extension s’affirme donc comme un principe de domination. Et il fonctionne, de ce fait, exactement comme un principe de colonisation : c’est la colonisation de l’espace médical par le paradigme technologique occidental, qui produit cette redistribution géographique à partir de laquelle la concentration des espaces de soin crée une véritable pénurie sanitaire.

L’industrialisation territoriale de la médecine
Ce qu’on voit alors apparaître n’est rien d’autre que l’application du modèle colonial au territoire métropolitain lui-même : la concentration spatiale des territoires sanitaires qui génère les flux migratoires des territoires extra-occidentaux vers les pays occidentaux, génère exactement de la même manière, sur les territoires occidentaux, des espaces de non soin et des formes de migration intérieure vers les villes pour raison sanitaire. Et cette concentration de moyens technologiques fonctionne à la façon d’une concentration financière : sur un principe de rentabilité.
Le corps technicisé de la médecine est par là même un corps marchandisé, pour lequel le coût du plateau technique que nécessitent les examens et les interventions doit nécessairement être amorti par leur usage ; pour lequel la prescription fait fonction d’injonction à la consommation. Et, bien sûr, la surconsommation médicamenteuse dans les territoires occidentaux en est l’un des effets les plus saillants.
Dans l’ère industrielle qui est celle de la réalité contemporaine, c’est le plateau technique qui décide de l’implantation médicale et des modes de concentration hospitalière, en l’absence de tout autre critère que celui qui justifie son coût par son rendement, et suscite la demande pour garantir la pérennisation de l’offre. De même, l’extension territoriale de cette offre tend à en universaliser les profits, comme le montre la bataille des brevets suscitée par l’Organisation Mondiale du Commerce sur un sujet (les brevets sur les médicaments) qui aurait dû pourtant concerner en priorité l’Organisation Mondiale de la Santé.
Dans tous ces domaines, les processus de normalisation internationale (que constituent, par exemple, les brevets) ne visent une efficacité thérapeutique que dans la mesure où celle-ci conditionne, comme effet de propagande publicitaire, la diffusion et la rentabilité des produits (mécaniques ou chimiques) mis sur le marché.

La solvabilité des corps
Or cette corrélation perverse entre un processus d’expansion mondiale d’une pensée technocratique de la médecine, et un processus de restriction territoriale de l’offre de soin, a pour conséquence première de cliver les représentations du corps : le corps solvable, objet de la propagande publicitaire des produits pharmaceutiques, est choyé en tant que source de profits (ce que montre, par exemple, la conception même du service privé médico-hospitalier). Quant au corps non solvable, il est réduit à l’état d’indignité, délibérément privé d’accès aux soins et déconsidéré. Ou, dans le pire des cas, pris en charge pour des motifs d’exploitation expérimentale ou de marchandisation tissulaire qui serviront, sur d’autres territoires, au traitement des corps solvables.
Plus la médecine s’universalise, plus la valeur du corps se définit par son territoire d’appartenance, et plus son devenir se lie à l’espace dans lequel il se présente et se donne à représenter. Ainsi, dans des pays inégalement industrialisés, on verra même les élites politico-économiques pratiquer l’expatriation pour motif médical, ce qui signifie non pas une insuffisance financière, mais une dépendance technologique. La pauvreté ne se définit en effet pas par un manque de moyens économiques, mais par une absence d’investissement collectif de ces moyens : ce que les pays dits « du Sud » montrent de façon caricaturale dans la figure de leurs tyrans, les pays dits « du Nord » le mettent en œuvre dans tous les processus de privatisation qui ne sont que des formes de confiscation du bien commun.

L’offre de soin et l’expatriation
Or l’offre de soin fait par nécessité partie du bien commun, puisque les moyens qu’elle suppose ne sont généralement à la portée d’aucune fortune privée (qui peut s’offrir le plateau technique d’un hôpital, et le personnel d’utilisation et de maintenance qu’il nécessite ?). Mais de ce fait même, l’investissement que représente une telle offre est hors des choix de budgets nationaux totalement parasités par la corruption, et impossible à mettre en œuvre là même où les choix politiques sont ceux du renoncement à toute formation locale des personnels. La corruption, qui rompt, comme l’indique son étymologie, toute solidarité sociale, a pour première conséquence de priver même ses propres bénéficiaires de l’offre de soins dont ils privent leurs populations.
Quand le chef d’Etat d’un ancien pays colonisé vient se faire soigner sur le territoire de l’ancienne puissance colonisatrice, dans le temps même où il dénonce les effets dévastateurs de la colonisation, il ne fait qu’amener à une évidence pathétique les gâchis de la décolonisation. Le corps privé d’Abdelaziz Bouteflika, chef de l’Etat algérien, aura ainsi les moyens de s’offrir l’appareillage technique et les compétences du personnel du Val-de-Grâce, hôpital d’élite parisien. Mais c’est précisément au prix de la sous-médicalisation du territoire algérien dont il a la responsabilité politique. Et c’est, en outre, au prix d’une humiliante reconduction de la dépendance coloniale.
Dans le même temps, l’accès aux soins, sera, par les méfaits de l’Assurance maladie, rendu difficile à une majorité de ressortissants français, et quasi-impossible à un nombre grandissant de sans-papiers. Il finit ainsi par aller de soi que la reconnaissance d’un droit à la santé n’est pas égale pour tous les corps, et que plus s’élargissent les déclarations internationales censées le garantir (celles de l’OMS en particulier), plus se réduisent les possibilités effectives de le faire reconnaître et appliquer.

La constitution du « corps d’exception » dans l’espace mondial
A ce niveau de double langage, on aboutit à un partage des corps qui produit ce que Sidi Mohammed Barkat appelle un « corps d’exception »2) : corps qui n’est plus régi par les règles du droit commun, et se retrouve de ce fait susceptible de subir ce contre quoi d’autres corps seront au moins juridiquement garantis et prémunis. Il décrit ainsi le corps du colonisé comme un corps entièrement construit par la loi sous le régime de l’exception, et montre comment cette construction juridique aboutit à la possibilité du massacre colonial, dans la violence et la dénégation d’humanité qui ont caractérisé la guerre d’Algérie.
Ce qu’on voudrait montrer ici, c’est que cette dénégation d’humanité, à partir du moment où elle a pu être posée sur un territoire donné, tend à contaminer aussi l’espace social : tout principe discriminant fait modèle pour de nouvelles discriminations, et dès qu’on peut penser une humanité clivée, le clivage devient reproductible à tous les niveaux de l’espace public.
Ainsi le présupposé raciste sous-jacent à toutes les guerres coloniales apparaît-il en quelque sorte comme un facteur d’abaissement du seuil de tolérance à la violence, en même temps que comme une accoutumance à la possibilité discriminatoire. L’historien Olivier Lecour-Grandmaison montre sur ce point que la guerre de colonisation de l’Algérie, achevée en 1870, a fait modèle et servi en quelque sorte de terrain d’expérimentation de la violence pour la répression sociale de la Commune de Paris en 1871. De la discrimination raciale à la discrimination sociale, c’est donc un saut territorial qui s’opère, transférant de l’extérieur à l’intérieur la violence discriminatoire.
Or ce saut territorial se répercute non seulement dans l’espace de soin, mais dans l’espace de formation des soignants, produisant à plus ou moins grande échelle l’expatriation des personnels médico-hospitaliers, et la désertification sanitaire de zones pourtant peuplées. Là où les investissements financiers d’une médecine de pointe deviennent corrélatifs d’un désinvestissement territorial du tissu sanitaire, se reproduisent les schémas de ségrégation qui caractérisaient déjà la médecine coloniale, créant incessamment des « corps d’exception » non protégés par la loi.

A la période contemporaine, ces « corps d’exception » s’identifient aux flux migratoires de sujets qui n’ont plus le statut de personnes et peuvent mourir noyés dans les eaux territoriales, ou momentanément secourus sur les plages des vacances d’été par des touristes médusés, dans la rencontre physique et totalement insolite entre des corps sans commune mesure juridique. C’est cette rencontre, aussi insolite que honteuse, qui nous dit exactement ce que signifie, dans son ultime aboutissement comme dans son essence, le principe désormais omniprésent de l’inégalité territoriale.
Repenser la médecine à partir des besoins territoriaux, c’est donc à cet égard remettre en cause une politique médicale délibérée, dont la mondialisation n’a jamais eu pour objectif une amélioration de la santé des populations. C’est partir des besoins réels, auxquels doivent être soumises des programmations technico-commerciales qui, dans le domaine médical comme partout ailleurs, ont fait la preuve, là où elles ne sont pas régulées, non pas de leur inefficacité, mais de leurs effets mortifères.

1) Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Denoël, 1961, p.47
2) Sidi Mohammed Barkat, Le Corps d’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, Ed. Amsterdam, 2005.

par Christiane Vollaire, Pratiques N°35, novembre 2006

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