Cette dame a fumé toute sa vie et c’était son choix. J’ai connu d’autres femmes de sa génération pour qui c’était une affirmation de leur émancipation. Et c’était aussi une époque : je me souviens des nuages de fumée au-dessus des têtes de féministes en réunion dans les années 80… À 70 ans passés, elle souffre des conséquences de cette consommation, ne pouvant plus monter un étage ni courir après le bus. Mais elle ne s’en plaignait pas, ayant une sainte horreur de la médecine, et on ne s’en est rendu compte que « grâce » à une prise de sang montrant beaucoup trop de globules rouges (qui s’étaient multipliés pour essayer de capter l’oxygène…). Rassurés par les hématologues sur l’absence de maladie de la moelle osseuse, nous avons adressé cette dame aux spécialistes des poumons qui l’ont convaincue de s’arrêter de fumer. Ce qu’elle a fait aussitôt, adoptant la cigarette électronique. Mais les choses ne se sont pas arrêtées là, on lui a aussi proposé (imposé ?) l’oxygène, jour et nuit, ce qu’elle n’a accepté que partiellement, ne voulant pas être limitée dans sa nouvelle autonomie, puisqu’elle peut maintenant marcher plusieurs heures. En supplément, on lui a donné un médicament, censé assouplir les vaisseaux de ses poumons résistants, par un mécanisme qui m’échappe, à la fois anti-inflammatoire et « neurohormonal » d’après le dictionnaire des médicaments. En tout cas, un médicament assez récent, et fort cher, qu’il faut aller chercher à la pharmacie de l’hôpital. Je le trouve dans la revue Prescrire et comprends qu’il n’est pas certain que le bénéfice soit à la mesure de la dépense, en tout cas comparé à ses effets secondaires parfois dangereux (pour le foie etc.). Aujourd’hui, ma patiente revient, elle a beaucoup de soucis depuis quelque temps, un gonflement des mains et des jambes, des maux de tête le matin et des problèmes de digestion. On vient de lui augmenter la dose du médicament, mais à la pharmacie de l’hôpital où elle va le chercher, on était étonné de cette dose pour elle qui est de petite taille. Sans compter le coût, pris en charge par la Sécurité sociale, mais qui la choque beaucoup. Elle me montre un résultat d’analyses, avec une augmentation des marqueurs du foie, juste à la limite de ce qu’on lui avait dit tolérable pour ce traitement. Elle va bientôt revoir les spécialistes à qui elle me suggère de faxer les résultats pour avoir un avis plus rapide. Nous discutons et il me semble que l’on pourrait déjà diminuer la dose du médicament, en espérant que cela ira un peu mieux. Je ne me sens pas capable de remettre en cause complètement ce traitement, mais j’écris aux spécialistes pour savoir si l’on ne pourrait pas envisager autre chose, peut-être l’oxygène seulement. La dame me dit : « Est-ce vraiment nécessaire à mon âge, pour gagner quelques années, d’avoir de nouveaux problèmes de santé à cause d’un médicament ? » Je lui demande si elle veut que l’on diminue la dose. Elle me regarde avec un petit sourire adorable : « Mais c’est vous le docteur, comment voulez-vous que je sache ce qui est bien pour moi ? »
N°68 - février 2015