Aurélie Ruby
Metteuse en scène et comédienne
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- Aujourd’hui, pour la première fois, je suis allée à la CNDA, la Cour nationale du droit d’asile. C’est là où l’on décide si les demandeurs d’asile recalés par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) vont quand même avoir une protection de l’Etat. C’est le rattrapage des mauvais menteurs ou des oublieux aux récits lacunaires.
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J’entre dans une salle.
Là, j’entends Russie, Saratov, ah non, pas un Tchétchène, là, un Russe, de Saratov.
Un Russe de Saratov.
Va-t-il se battre pour sa vie ?
Que veulent ces gens ?
Tous ces juges, qu’est-ce qu’ils veulent ?
Je contiens l’émotion facile. J’entre dans le récit.
Le rapporteur rapporte.
Le président préside.
L’assesseur pose des questions.
Le requérant ne sait plus qui il est.
Son dos suinte.
Gogol et ses nouvelles pointent.
Humiliés et offensés.
Le fantôme du fauché Dostoïevski apparaît dans la salle d’audience.
Humiliés et offensés, KGB et FSB.
Une histoire d’alcool.
De vodka autant dire.
Tout est si petit quand on y pense.
Chaque histoire est une vie volée.
Une vie, que vaut-elle ?
Que vaut-elle si elle n’est pas écrite par la main d’un auteur, que vaut-elle ?
Rien.
Rien assurément.
Si Gogol n’écrit pas l’histoire du pauvre Akaki Akakievitch Bachmatchkine ?
Une histoire qui n’est pas écrite n’existe pas.
Qui donne valeur à sa propre vie comme à celle d’un récit ?
Qui est héros de son histoire ?
Qui peut conter, recoller les morceaux, dire les traumatismes, donner sens et convaincre ?
J’entre dans le puzzle d’un récit dont chaque participant du jeu donne un morceau.
Un puzzle administratif.
La CNDA est un puzzle administratif.
Une enquête de reconstitution.
Un puzzle qui devrait former le mot VERITÉ.
Puisqu’il s’agit de reconnaître une vérité.
Le vieux Akaki de Saratov est d’une sincérité indéniable.
Avec une grâce à pleurer, il s’enfonce dans la négation de sa propre existence.
Il répond à côté, chaque question, il ne comprend pas le jeu.
Comment le pourrait-il ?
Le jeu dont moi, spectatrice impudique, je comprendrais les codes et les rouages ?
Comme ça, immédiatement ?
Certainement pas.
Et pourtant.
À mon tour, je juge, je réagis, je traque, j’écoute, je sourcille, je joue la bonne âme qui voudrait souffler au malheureux la bonne réplique.
Je projette, j’invente mon propre récit.
Une femme à mes côtés s’agite, elle accompagne le vieil Akaki.
Elle parle russe.
L’interprète, me dit-elle, l’interprète traduit mal !
Et lui, il ne raconte pas tout.
Il ne dit pas que le jour où il a pris peur, il avait trop bu, et il s’est mis à dire tout ce qu’il pensait à ses collègues, sur le trafic, sur Poutine, sur la guerre de Crimée.
Il s’est mis à nu et après il était en danger.
Le requérant dit : « Là-bas, ils peuvent m’éliminer très facilement, je n’ai personne. Ils me tuent et ils font passer cela pour un suicide. Ils le font tout le temps. »
Bien sûr que c’est ainsi.
C’est indéniablement vrai.
Même les gens médiatisés, ils n’hésitent pas à les éliminer, Politkovskaia, on le sait tous, non ?
Mais lui, il ne raconte pas.
Il ne dit pas.
Il s’enfonce dans les réponses brèves et incompréhensibles.
Il ne défend pas sa vie.
Le vieux Akaki est réellement un personnage de Gogol, il est ce petit fonctionnaire qui n’avait pas la même opinion que ses collègues, qui, lors d’une soirée imbibé de vodka, a lâché ce qu’il ne fallait pas lâcher, face à ses collègues et parmi ses collègues un espion du FSB certainement, celui qui ne boit jamais et qui roule en grosse voiture, celui qui l’a dénoncé.
Il me fait tellement pitié le pauvre Akaki, je me dis : Ils vont lui donner tout de même, le vieux, il a eu la bonne idée de s’enfuir, ils ne vont pas le renvoyer là-bas, laissez-le bon Dieu.
Le requérant se retourne. Je vois ses yeux.
Ses yeux simples d’une misère russe.
Saratov.
L’avocat a parlé. Il a tenté de lier le récit et de traduire.
De construire le pont entre les mondes.
Y est-il parvenu ?
Ce qui se passe dans la salle d’audience tient à un fil.
Un fil.