Elisabeth Pénide,
médecin généraliste
On lisait dans Le Figaro du 7 février 2012 [1] : « Le burn-out, contrepartie du succès économique allemand. Selon une étude réalisée début 2011 par la caisse d’assurance maladie à partir des données recueillies sur ses 3,4 millions d’assurés, un allemand sur cinq souffre de troubles psychiques à cause de son travail (contre 11 % en France). Le nombre d’arrêts maladie causés par du stress a bondi de 33 % depuis 2007 et les ordonnances avec antidépresseurs ont augmenté de 41 % sur la période. Ce syndrome d’épuisement professionnel, qui touche en Allemagne 9 millions de personnes, montre une autre face du succès économique allemand. Mais le burn-out n’est pas le seul problème qui touche les Allemands au travail. On pourrait rajouter l’augmentation de 50 % du nombre de travailleurs pauvres entre 2005 et 2010 (alors que la progression en France est de seulement 8 %), chiffre révélé par le Figaro, dans sa comparaison “France-Allemagne : le face-à-face en chiffres”. »
En dépit de tout ce que nous observons dans nos cabinets, la précarisation de plus en plus importante de nos patients qui travaillent, le découragement de tous ceux qui sont à la recherche de travail, le désespoir des cinquantenaires cassés par le travail... nous pouvons craindre le pire et constater que le miracle allemand se fait sur le dos de ses travailleurs, et que la France a encore une petite marge d’écart au-dessus de la souffrance allemande, que certains rêveraient de voir réduire...
Ce que nous observons : le travail se précarise
L’offre d’emplois dans les services à la personne citée par le gouvernement comme proposition miraculeuse, dépend d’une part de la solvabilité des personnes servies — avec les retraites qui s’amenuisent, l’APA [2] qui se rétrécit, cette source d’emploi va sans doute bientôt se tarir — et celle-ci procure en particulier des emplois à temps partiel, développés sans vergogne depuis la création du RSA [3] en complément de salaire. Un RSA qui se situe largement au-dessous du seuil de pauvreté de la France, rappelons-le : qui a essayé de vivre avec sans devoir trier les « discounts » selon les produits et serrer la bourse si ce n’est pas s’endetter ?...
Emplois à temps partiel favorisés soi-disant pour éviter le burn-out des salariés, car ces emplois sous-payés nécessitent une disponibilité maximale dans le temps et dans l’espace, sans compter les qualités relationnelles requises... En payant moins, on maintient les demandeurs d’emploi dans des situations de survie extrême où la rébellion est exclue. Sans compter les « stagiaires » qu’on emploie pour remplacer un poste en comptant sur les employés en CDI pour pallier les maladresses et la lenteur du jeune...
Et tout ceci à l’heure où de plus en plus de personnes en situation de travail, même à temps complet, n’ont parfois pas de logement digne ou de logement tout court, renoncent à la souscription d’une assurance complémentaire, et remettent à « plus tard » des soins pourtant nécessaires... Les factures sont difficiles à honorer et une maladie devient un événement brutal qui peut faire basculer toute une famille dans la précarité, comme au XIXe siècle. Doit-on augmenter encore le nombre de nos travailleurs pauvres ? Pour ceux ou celles qui préféreraient le chômage, le gouvernement propose de les radier à la première proposition de travail refusée : quand une mère de famille, mère célibataire, refuse un emploi parce que celui-ci impose des déplacements non indemnisés, coûteux et incompatibles avec des gardes d’enfants, on appréciera les conséquences d’une telle proposition.
Quant à dire qu’il faut former les chômeurs, il faudrait parler de la réalité des personnes demandeuses de formations qui doivent attendre en général six mois à un an ou plus pour accéder à celles-ci. Dans nos quartiers sensibles, la formation est souvent un maillon manquant.
Les maladies du travail sont mal reconnues
Mais en dehors des chômeurs, la pression est mise aussi sur les malades, en premier lieu, les malades du travail, par accident ou maladie professionnelle. Au fil du temps, des transformations insidieuses non discutées sur la place publique ont été apportées aux lois qui régissent les accidents du travail et les maladies professionnelles. Dans le calcul de la rente par exemple, la partie qui correspond à la tranche au-dessus de 50 % d’IPP (Incapacité Permanente Professionnelle) est multipliée par un coefficient de 1.5 au lieu de 2 il y a dix ans. Dernièrement, la modification du tableau 57A se rapportant aux troubles musculo-squelettiques qui concernent l’épaule, durcissant les conditions pour accéder à la reconnaissance de cette maladie, n’est qu’un subterfuge pour faire diminuer le taux dramatique de ces pathologies dans les déclarations des maladies professionnelles. Car demander pour preuve de maladie une IRM, qui va mettre six semaines à trois mois pour être réalisée en niant le diagnostic clinique, retarde d’autant la prise en charge, le versement des indemnités journalières, du salarié... Y voir la patte du Medef qui a pris les rênes de la Sécurité sociale, oh pardon, de « l’Assurance maladie »... ne semble pas être une réaction paranoïaque : les salariés seront plus faciles à licencier en maladie, plutôt qu’en maladie professionnelle, et ils coûteront doublement moins cher à l’entreprise, et en cotisations, et en licenciements.
La réorganisation des caisses de la Sécurité sociale a permis de réduire le nombre de personnels chargés du traitement des données, et déclarer une maladie professionnelle à ce jour relève d’un courage proche du suicide : en moyenne plus de six mois sont maintenant nécessaires pour traiter ces dossiers, les personnes doivent demander pendant ce temps des indemnités journalières en maladie simple qui, elles aussi, demandent un temps de traitement et cela quand la personne n’a pas pensé à en faire la demande immédiate, celle-ci et sa famille peuvent alors basculer dans la précarité... D’autant que le niveau des salaires ne permet plus d’amortir ces passages difficiles.
Les arrêts de travail sont contrôlés et refusés
L’arrêt maladie a été mis à l’index, et pour parachever le tout, les conditions administratives ont été adaptées en faveur des employeurs, avec la possibilité de contrôle et de sanction sur les arrêts maladie par des organismes privés mandatés par les employeurs, et ceux-ci n’en se privent pas...
Mais les médecins-conseils ont été mis aussi sous pression, avec à un moment la proposition de mettre en place une prime à l’activité, pour faire cesser la progression des indemnités maladie. Actuellement, le tiers des arrêts de travail sont contrôlés par les médecins-conseils et, en 2007, environ 14 % recevaient un avis défavorable dans notre région (Alsace). Depuis, les avis se sont encore durcis et il semblerait qu’un tiers de ceux-ci sont sommés de reprendre leur activité avec interdiction aux médecins traitants de prolonger l’arrêt. Pression également sur les correspondants hospitaliers spécialistes auxquels on somme, en début de maladie, de définir la fin de l’arrêt, quitte à conduire les salariés vers un licenciement pour inaptitude !!!
Les refus de reconnaissance de l’invalidité sont en Alsace les plus forts : en 2007, d’après la Cour des comptes, ils s’élevaient à 31 % dans cette région gagnante du trophée des contrôleurs, alors depuis... Les recours intentés au Tribunaux de Contentieux de l’Incapacité, s’ils sont trop favorables à l’assuré, en particulier pour une rente de maladie professionnelle, sont systématiquement pourvus par la Caisse d’Assurance Maladie d’un renvoi en appel au Tribunal de Contentieux National d’Amiens, où le petit salarié a rarement les moyens de se faire entendre... Trois sur quatre reviennent à la case départ...
Nous entrons dans une ère où il ne fait pas bon être petit ou misérable... Nous, médecins, travailleurs sociaux, sommes confrontés de plus en plus souvent à des histoires désespérées pour lesquelles nous ne pouvons plus apporter une aide même minime. Bientôt le burn-out sera pour nous.