Sandrine Deloche, médecin pédopsychiatre
Perché mais pas n’importe où, l’homme a décidé de défier le pouvoir politique.
Il vise le ministère de la Transition écologique, de la Cohésion du territoire et des Transports.
Vaste immeuble situé au 246 boulevard Saint-Germain à Paris.
Harnaché aux branches d’un des platanes côté impair, l’homme lui fait face.
Déterminé, 16 mètres du sol, il veut être entendu par les autorités.
Son levier ? Mettre sa santé dans la balance. Une grève de la faim depuis 21 jours, et de la soif si rien n’aboutit.
Arboriste grimpeur de métier, Thomas entretient les arbres, il les soigne. Il prépare notre futur.
Militant écologiste, engagé, il secoue les branches des hautes sphères par des actions menées au sein de collectifs citoyens, le GNSA [1] et La voie est libre.
Veilleur sentinelle, l’homme scrute et lutte contre des coupes rases d’arbres centenaires, au nom de plans d’urbanisation financés ici justement, dans le saint empire, au 246.
Le combat du jour : faire valoir un projet alternatif à la construction de l’A69, livré en 2025 pour un coût de 450 millions d’euros.
Un dossier épineux jugé non vertueux par l’Autorité environnementale, rasant au passage une quantité de platanes centenaires.
Une politique de l’arbre est indispensable, l’homme réitère sa requête aux autorités, toujours et encore.
Pour le dire plus fort, il met sa santé en danger. Le soin fait aux arbres, c’est notre survie respirable sur terre.
Au petit matin, Thomas est délogé de force par la police, au motif de « danger majeur pour la santé »… de l‘individu perché [2].
Une descente menée la veille de l’ouverture du prochain plan de la transition écologique par le président. Au programme, est-il question d’une politique de l’arbre ? Son absence constituerait un point de danger majeur pour notre futur, donc la santé de tous.
Parmi vous, certains n’ont pas oublié d’autres perchés.
Ceux du Havre, des soignants eux aussi, mais cette fois, sur les toits d’hôpitaux psychiatriques pour dénoncer des conditions indignes d’accueil et de soin.
Perchés courage, perchés misère, perchés colère, ils ont tenu bon.
Leur dénonciation s’est soldée par des manœuvres d’intimidation abjectes, des mises à pied, des gardes à vue, des menaces en tout genre.
Les coupes budgétaires, le manque de personnel, l’imposition d’un nouveau management hospitalier rayant de la carte des pratiques vertueuses thérapeutiques mettent en danger chaque jour la santé d’hommes et de femmes, soignés comme soignants. De la mise à plat de cette destruction du soin aux alternatives existantes, notre force de proposition reste lettre morte. Malgré les alertes incessantes d’un combat relayé par des collectifs de citoyens et praticiens, l’isolement et la contention des patients hospitalisés ne sont toujours pas bannis des directives de bonnes pratiques. En psychiatrie comme ailleurs, le désert médical avance avec en arrière-plan un accès aux soins très aléatoire sur une grande majorité du territoire. La démission du personnel soignant renvoie à sa crainte d’y perdre sa santé. Une farce macabre d’un monde perché.
Des perchés, il en faudrait sur tous les toits de la société, tant les projets écocides restent aux mains de politiques sans déviation aucune d’une logique de croissance illimitée des ressources terrestres et de la destruction des biens communs. La considération de l’accès à la santé et de son coût n’est plus une priorité démocratique, alors notre santé rejoint la cohorte des inégalités et risques encourus par la destruction humaine des biens terrestres.
Replaçant notre habitabilité en une terre une et limitée, Bruno Latour nous invitait, durant la crise sanitaire de 2020, à dresser la cartographie de nos ébranlements, à définir ce à quoi on tient, ce qui tient encore, les prises qui nous permettent d’échapper au vertige [3]. Sur cette ligne de front, quelles seraient nos obligations fondatrices d’une bonne santé terrestre ? À l’inverse, sans limiter nos supercheries et excès envers sols, ciels, mers et humains, nous installerions l’ouvrage de guerres sanglantes d’une terre irrespirable.
Perchée en haut, dans une chambre nichée sous les toits, la femme écrit, l’oreille rivée aux mélodies de plumes et d’air. La présence d’oiseaux est un signe de bonne santé du jardin, du paysage, mais aussi de notre cœur ému. Elle écrit s’enchanter des gazouillis, de leurs échos rassembleurs. Marielle souscrit aussi au chant du désordre, par une politique des mots. Sauvegarder une tonalité exacte du langage. Elle dit lutter contre sa pourriture en en prenant soin avec minutie. C’est-à-dire repérer à l’œil et à l’oreille tout ce qui vient faire valdinguer le sens et l’usage commun de la langue. Depuis sa cabane d’en haut, Marielle nous fait part de la santé de sa colère. « Faire des cabanes : imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé. Trouver où atterrir, sur quel sol rééprouvé, sur quelle terre repensée, prise en pitié et en piété. Mais aussi sur quels espaces en lutte, discrets ou voyants, sur quels territoires défendus dans la mesure même où ils sont réhabilités, cultivés, imaginés ménagés plutôt qu’aménagés. (…) Pour leur faire face autrement à ce monde ci, à ce présent-là, avec leurs saccages, leurs rebuts mais aussi leurs possibilités d’échappée. (…) Faire des cabanes au bord des villes, dans les campements, sur les landes, et au cœur des villes, sur les places, dans les joies et les peurs. » [4]
Puis vient dans son travail, le constat de l’irrespirable de nos vies, de notre monde dégradé. Comment continuer à respirer, au-delà de la fonction primordiale, en maintenant palpitante sa fonction phorique ?
Une « respiration de combat » [5] disait Frantz Fanon, une conspiration de lutte à tenir toujours comme un air nouveau et vivifiant. Se laisser inspirer par nos imaginaires, nos idéaux, tout ce qui ne fane pas malgré les saisons et les ratages. Faire place au poumon de la jeunesse qui prend les choses en main dans son engagement écologique occupant. Ces jeunes sont inspirants par leur courage et leurs convictions vives de devoir maintenant passer au sabotage pour se faire entendre. Le rapport de force est celui-ci : il faudra se battre comme des chiffonniers pour garder une terre respirable. « Il se pourrait d’ailleurs que la parole soit l’une des régions les plus polluées de la planète, et cela aussi réclame un véritable réengagement » [6] nous confie encore Marielle.
Comment instituer ce réengagement ? Comment se raccrocher aux branches ? Quelles seraient les contours de leur fiabilité ?
À commencer par le langage, la poésie elle, tient lieu de résistance, d’oxygène tant indispensable à la santé de nos méninges et de nos humeurs. Alors Erik s’y colle, un peu par hasard. Il est perchiste, mais surtout recueilleur. Il sonde et attrape bruits, voix et paroles du moment, à l’aide d’une perche de prise de son.
Pour ceux qui ont vu le film de Nicolas [7], Sur l’Adamant, nous le connaissons tous par une petite séquence qui vient dire la magie de ce qui advient sans être interrompu.
Loin de son monde perché, Nadine interpelle Erik. L’histoire a lieu sur le pont. On devine l’air frais du matin. Elle lui demande si ce n’est pas trop fatigant ce geste, de tenir la perche, d’attraper nos paroles. Erik, soudain, existe par la parole de Nadine. On l’entend lui répondre, une respiration s’opère. Erik, son silence est d’or pour les prises, mais Nadine préfère la poésie du hors champ.
Le film documentaire raconte le quotidien d’un hôpital de jour. Celui-ci est flottant. Ni bateau ivre ni à la dérive, l’embarcation est solidement arrimée au quai et accueille la parole, la fantaisie et le verbe de personnes déglinguées cassées par la vie, perchées sans doute, mais surtout si seules avec leurs démons.
Nicolas a passé de longs mois ici avant de poster la caméra dans ce lieu animé par une vie partagée entre patients et soignants. Le type est sans doute un peu perché de vouloir se pencher sur une pratique du soin psychique, la psychothérapie institutionnelle, jugée par les autorités, totalement rétrograde et surtout en dehors des clous. Subversive car insondable sans doute.
La bonne santé du lieu est justement cela : on ne sait pas où est le soin, en quoi il consiste vraiment. On pressent bien la visée occupationnelle, les arts invités, les réunions débats et la scansion du temps vouée à structurer l’ensemble mais pas trop. L’imprévu, l’insolite et l’humour constituent la respiration souple du soin inventé à plusieurs. Ça fait du bien, ça requinque, ça rend gai comme un pinson de savoir que ce lieu de ruse et de résistance existe à deux pas des sbires de Bercy. Ah vous ne le saviez pas ? À votre Santé !