Apprendre à soigner

Comment chercher son chemin de soignant dans les dédales de la toxicomanie.

Marion Thierry-Mieg,
médecin généraliste, addictologue

C’est au cours de mon dernier stage de médecine générale à Médecins du Monde que j’ai découvert le Bus méthadone dans lequel j’ai travaillé ensuite pendant trois ans. C’est cette première expérience qui m’a formée, je rencontrais des personnes dont j’ignorais tout, dont la faculté de médecine ne nous parle jamais. Les patients, très précaires, consommateurs actifs de plus ou moins longue date, en savaient beaucoup plus que moi sur les produits psycho-actifs. J’ai pu rencontrer des médecins qui m’ont réconciliée avec la médecine et une équipe d’autosupport, qui m’a appris la réduction des risques. Il s’agit en effet d’un accueil « bas seuil », c’est-à-dire bas seuil d’exigence et haut seuil de tolérance (accueil inconditionnel, sans délai, et sans exigence d’abstinence). Ce monde du soin était loin de tout ce que j’avais pu vivre auparavant dans le milieu hospitalier, et j’étais fascinée par les rencontres de patients et de professionnels que j’y faisais. Après trois ans sur le bus, il m’a semblé nécessaire de prendre un peu de recul, et de resituer les parcours individuels dans leur globalité sociétale. J’ai donc fait un master 2 d’anthropologie de la santé sur la consommation d’alcool chez les personnes maghrébines à Marseille.
Actuellement, je travaille dans des lieux très différents les uns des autres. Au Réseau Canebière, je consulte avec d’autres médecins généralistes en réseaux, pour des personnes précaires dépendantes aux opiacés et je coordonne des microstructures (structure innovante de soins à destination des patients, addicts et précaires, suivis en ville par leur médecin traitant : un travailleur social et un psychologue consultent gratuitement au sein du cabinet médical). Je travaille par ailleurs dans un CSAPA [1] à Aix en Provence qui est un lieu qui envisage d’une manière très différente de celle du bus les problèmes d’addiction : pour le dire rapidement, la psychanalyse y était prépondérante, la réduction des risques était peu abordée. Cette différence m’a beaucoup questionnée, entre la réduction des risques et la psychanalyse, je faisais un grand écart. Pourtant, ces différences d’approches m’ont fait bouger, me questionner sur ces différentes cliniques, pour les patients en fonction du moment où je les rencontre, dans un cadre comme dans l’autre. Parallèlement, je consulte à l’hôpital dans une unité VIH VHC. Cela me permet de suivre des patients mono ou co-infectés avec lesquels j’ai noué des liens dans les autres structures et cela facilite leur venue vers le soin hospitalier.
Pour moi, un des grands enjeux du soin des personnes est de trouver un équilibre entre deux pôles, écueils à éviter : la toute-puissance (et les médecins sont formés à cela), et la compassion/fascination, qui peut apparaître lorsque l’on est face à des personnes en grande précarité. J’ai l’impression qu’on balance, qu’on danse souvent entre ces deux pôles.
Depuis trois mois, je travaille, en plus, dans un centre de post-cure pour adolescents de 13 à 22 ans où ils peuvent rester un an. Après avoir travaillé sept ans avec des adultes en ambulatoire, c’est encore un changement de cadre. Les jeunes sont entourés d’une équipe éducative, qui vit pratiquement avec eux.
C’est un lieu dans lequel je me sens encore démunie, en découverte, en travail. Lorsqu’ils racontent leur parcours (pourtant court) de vie, on comprend mieux l’origine des consommations, pourquoi ils ont commencé à se shooter à 11 ans... Les adultes n’en parlent plus ou peu, ou après un long temps de suivi, et beaucoup de choses sont déjà nouées. Le travail est de déconstruire, pour vivre mieux avec ses choix/non choix. Pour ces ados, l’impression est que plusieurs chemins se présentent à eux, on est à un temps différent. Comment travailler le sujet chez des ados qui ont été responsabilisés trop tôt, très matures dans la débrouille et la survie, mais qui ont des carences affectives importantes ?
En tant que médecin généraliste, la pratique d’addictologue permet, sans s’intéresser simplement au psychisme, de prendre soin des corps, et leur permet de se le réapproprier, afin qu’il ne manque aucune dimension.
La pratique d’addictologue offre un parcours particulier, et de travailler dans des cadres variés, modulables, qui permettent de réinventer et de ré-enchanter la pratique médicale. Cette pratique et ces rencontres stimulent l’imagination, dont on manque cruellement dans les études de médecine.


par Marion Thierry-Mieg, Pratiques N°58, juillet 2012

Documents joints


[1Centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie.


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