André Gorz, un artiste du monde vivant

« …Retrouver l’Art de soigner, là où il se cache, dans les méandres de nos esprits rebelles, dans la créativité nécessaire à l’humain [1]… » Voici, en écho la pensée d’un philosophe de notre temps : « Il faut apprendre à discerner les chances non réalisées qui sommeillent dans les replis du présent. »

Alain Quesney
Pédiatre

Un artiste du monde vivant. Partons du beau titre quasi homophonique du roman de Kazuo Ishiguro (prix Nobel 2017) « Un artiste du monde flottant ». L’artiste, c’est Masugi Ono, vieux maître de l’art officiel nippon. Le monde flottant, ukiyo, signifie dans une perspective bouddhique, l’univers illusoire des apparences, et en vient à désigner métaphoriquement les lieux de plaisir, le quartier réservé que le vieux peintre a beaucoup fréquenté du temps de sa jeunesse. Revenons au sujet ! Notre vieux monde délabré flotte encore, ses dirigeants abouliques, pervers, au mieux velléitaires ont semble-t-il tous quitté la barre et laissé le pilotage automatique, pour le saké, le rhum ou tout autre alcool fort. Le monde vivant, c’est celui que nous habitons et que nous voulons préserver du chaos et de l’injustice et y (faire) connaître le bonheur et la beauté. L’artiste, c’est André Gorz dont je ne savais rien il y a encore deux semaines et que je vous engage à lire. Barreur infatigable, penseur non circulaire, poète du monde vécu, militant de l’écologie politique, intellectuel hybride logiquement inclassable et donc non récupérable. La pensée d’André Gorz, multiforme, est toute entière tournée vers la libération : du travail qui empêche l’épanouissement de l’individu, de la consommation qui ne cesse d’enfler, du système social qui fait de l’individu une simple pièce dans une « mégamachine ». Je viens de lire avec passion Métamorphoses du travail, Quêtes du sens (sous-titré : Critique de la raison économique). La date de parution (1988) m’étonne tant le propos reste actuel et les idées novatrices. Elles devraient inspirer les quelques politiques qui prennent encore le temps de penser. C’est le genre de livre qu’il faut lire un crayon de papier en main pour souligner et griffonner dans la marge tant les associations que sa lecture suscite sont riches et s’approprient avec le naturel de l’évidence : nous rendre intelligents et clairvoyants, c’est bien le propos de l’auteur ! Et sa « pensée en action » nous entraîne, nous emporte, nous élève : « Une force qui va » [2] mais incontestablement ascendante…même si elle prône la décroissance ! Pour être compris, André Gorz ne ménage ni les reformulations jamais redondantes « autrement dit, bref, je le répète encore et encore, si l’on préfère », ni les analyses de textes (Max Weber est abondamment cité), ni les leçons tirées de l’histoire avec un grand ou un petit h. Témoin cette belle parabole des « pâturages communaux » qui montre bien à une petite échelle, les dégâts occasionnés par quelques paysans qui cherchent à toute force à tirer leur épingle du jeu et provoquent à court terme l’appauvrissement de l’ensemble du village. Il en résulte pour tous et chacun la nécessaire limitation des surfaces à paître [3]. La recherche de son avantage individuel aboutira nécessairement à la ruine collective (page 67). Laissée à elle-même, l’économie de marché, si elle n’est pas limitée, conduira au naufrage du monde… Tout Gorz est là dans la sagesse et la mesure, dans le bon sens de la matérialité, dans le goût philosophique pour retourner systématiquement les formules : « Nous ne consommons rien de ce que nous produisons et ne produisons rien de ce que nous consommons », « richesse sans valeur, valeur sans richesse » « misères du présent, richesses du possible »... Il donne consistance à des slogans qui nous ont bercés : « Quand la médecine rend malade » « changer la vie », « un autre monde est possible » ….

Actuellement est légitimée n’importe quelle offre qui semble satisfaire une demande : « l’existence de l’industrie militaire, des démarcheurs téléphoniques, des optimisateurs fiscaux, du marketing, de la publicité ainsi que des livraisons de repas à domicile n’est absolument pas questionnée (sur le fond), parce que tous ces secteurs se disent créateurs d’emplois, prétendent socialiser des travailleurs et leur garantissent un minimum de revenus et souvent pas de protection sociale. On veut nous faire croire qu’il faudrait améliorer les conditions de travail des livreurs de pizzas à vélo plutôt que de pouvoir s’en passer en prenant le temps et la capacité de se sustenter nous-mêmes ». Gorz critique cette société de services (« les serviteurs ») dès les années 1980, notamment dans Les métamorphoses du travail, parce qu’il y voit une tentative du capitalisme pour étendre son emprise à de nouveaux besoins qui sont en fait les désirs artificiels d’une classe moyenne – « grenouille » – regonflée dans son narcissisme consumériste par un pouvoir d’achat significatif.
Depuis l’offensive néolibérale a gagné les soins, l’enseignement, le médico-social, l’accueil de la petite enfance, tous domaines que l’on pensait une fois pour toutes sanctuarisés, à l’abri de la prédation. Il faut lire ce qu’en écrit André Gorz dans Les métamorphoses du travail et tout particulièrement au sujet des métiers du soin et de l’aide (à la personne) pages 176 à 182. On y retrouve toutes les idées qui font vivre Pratiques : l’impossible classification et quantification du travail effectué par le praticien, la nocivité du paiement à l’acte, la méconnaissance de la sociogenèse de nombreuses pathologies et donc le sabordage logique de la prévention (éducation à la santé et médecine du travail). Pour comprendre l’évolution historique de la pensée de Gorz concernant le soin, je renvoie à l’excellent article de Willy Gianinazzi « une analyse survoltée » paru dans le numéro 72 de Pratiques.

Lettre à D. Histoire d’un amour. Ce court et bouleversant récit de 75 pages est d’abord le passionnant récit de la vie d’un couple traversant l’après-guerre et toutes les turbulences qui ont suivi. Hommage à son épouse Dorine qui l’a toujours inconditionnellement soutenu dans son travail de journaliste puis d’écrivain. En 1974, la techno médecine qu’il critique en journaliste militant et disciple (puis ami) d’Ivan Illitch s’invite en leur foyer et touche Dorine de façon cruelle et chronique. D’abord sous la forme d’une arachnoïdite iatrogène (conséquence d’une myélographie cervicale), puis d’un cancer de l’endomètre… Ils n’ont que peu de temps pour se poser dans une maison enfin à leur convenance : « Tu aurais pu y être heureuse. Là où il n’y avait qu’un pré tu as créé un jardin de haies et d’arbustes. J’y ai planté deux cents arbres »… Infatigable écologiste ! Résistant de toutes les heures !

Cela fait vingt-cinq ans qu’on invoque l’urgence pour ne pas affronter le fond des choses. […] Il est temps de penser à l’envers : de définir les changements à réaliser en partant du but ultime à atteindre et non les buts en partant des moyens disponibles, des replâtrages immédiatement réalisables » (André Gorz, Misères du présent, richesse du possible aux éditions Galilée ). Cette nécessité d’entrée en résistance se trouve au cœur de Lettre à G. - Repenser notre société avec André Gorz, un documentaire-fiction plein de fraîcheur et d’inventivité, réalisé par quatre jeunes amis d’enfance, non professionnels du cinéma.


par Alain Quesney, Pratiques N°100, mars 2023


[1Extrait de l’appel à écriture pour le numéro 100 de Pratiques.

[2Cf. Hernani (Victor Hugo), « Je suis une force qui va (…) je descends, je descends et jamais ne m’arrête. »

[3Garett Hardin, « the tragedy of commons », Science, 162, 1968.


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