Présenté par Sylvie Cognard,
Médecin généraliste.
Note de lecture de l’ouvrage d’André Cicolella, Toxique planète. L’auteur est chimiste, toxicologue ; il est président du Réseau Santé Environnement Santé.
L’ouvrage d’André Cicolella reconstitue le puzzle qui permet de comprendre les nouveaux défis de la santé à l’échelle de notre planète. Il analyse la nature des freins qui s’opposent aux remèdes possibles.
« Il existe une histoire honteuse et bien connue concernant certains acteurs de l’industrie qui ignorent la science, parfois même leur propre recherche… ce faisant, ils placent la santé publique en situation de risque afin de protéger leurs propres profits. » (Ban Ki-moon, secrétaire général de l’ONU). Certaines industries ont conçu un modèle de contestation des faits scientifiques pour retarder au maximum la prise de décision. « Le doute est notre produit… c’est un moyen d’établir une controverse », écrivait un dirigeant dans un mémo adressé à ses subordonnés.
« Toutes les agences sont d’accord » est en effet un argument massue asséné par l’industrie. L’argument semble solide. Imaginer une stratégie de lobbying qui réussisse à infiltrer les comités d’experts de tous les pays pourrait rapidement être taxé de « complotisme ». Et pourtant, telle est bien la réalité.
On retrouve le même schéma : une première alerte, qui engendre une contestation des résultats, mais aussi des auteurs, souvent mis en cause sur leur rigueur scientifique, voire attaqués en justice ; des autorités sanitaires qui attendent que les scientifiques se mettent d’accord entre eux ; puis viennent des études minoritaires, le plus souvent financées par les intérêts industriels mis en cause, pour contredire les données scientifiques établies. Cela dure jusqu’à ce que la société civile et les médias s’emparent de la question et révèlent le scandale, au prix parfois de procès en diffamation, avant de commencer à obtenir des mesures de gestion. Entre-temps, les dégâts peuvent avoir été d’autant plus lourds que le temps de l’indécision a duré.
Les risques émergents, les OGM, les nanomatériaux tout comme l’amiante en son temps se heurtent à la même stratégie.
Le bisphénol A (BPA) et l’aspartame mettent en évidence le rôle clé joué par les agences de sécurité sanitaire. Pour le BPA, si l’on regarde le site de l’industrie des matières plastiques, il y est affirmé que les autorités sanitaires du monde entier l’ont étudié et testé et ont conclu qu’il est sans risque dans ses usages pour les consommateurs et les applications industrielles. L’agence nationale de sécurité sanitaire, ANSES, la seule à avoir rompu l’omerta en septembre 2011, n’est pas citée. Comment l’industrie des plastiques peut-elle continuer à défendre l’indéfendable ? On dispose aujourd’hui de près de huit cents études qui montrent à 95 % une variété d’effets (cancer, diabète-obésité, troubles de la reproduction et du comportement). L’industrie s’appuie sur les 5 % d’études négatives qui sont le fait des laboratoires travaillant pour elle et réalisant des études selon le référentiel dit des « bonnes pratiques de laboratoire (BPL) ». Ce référentiel, mis au point à la fin des années 1970, est aujourd’hui devenu obsolète, puisqu’il ne permet pas de saisir les effets des faibles doses et ce que l’on appelle les « effets cocktails ».
Pour l’aspartame, alors que son caractère cancérogène est établi, des études non publiées reposant sur une fraude caractérisée servent à définir une norme censée protéger 200 millions de consommateurs dans le monde. Des études publiées dans les meilleures revues sont invalidées et cette situation est couverte par toutes les agences de sécurité sanitaire. Or, un certain nombre d’experts pour le BPA et l’aspartame ont été épinglés pour leur lien avec l’International Life Science Institute, l’organisme de lobbying de l’industrie agroalimentaire, dont un des membres est le fabricant de l’aspartame.
Il est urgent de créer un lieu indépendant capable de définir la déontologie de l’expertise et une législation qui protège l’alerte.
Vers une révolution de la santé ?
C’est à partir de la révolution industrielle dans le monde occidental que le taux de CO2 a augmenté et contribué ainsi à la crise climatique actuelle. On a oublié que cette révolution a aussi engendré des épidémies en entassant le prolétariat du début du XIXe dans des lieux insalubres et en lui imposant des conditions de travail inhumaines. C’est en agissant sur l’environnement, l’eau, les déchets, l’habitat, mais aussi l’éducation, l’élévation du niveau de vie et la reconnaissance des droits sociaux que les grandes épidémies ont disparu des pays développés. L’enjeu est aujourd’hui le même : agir sur notre environnement pour stopper les épidémies modernes, substituer à ce vieux modèle, construit au détriment de la santé de la planète, un nouveau modèle qui préserve l’avenir tout en améliorant dès maintenant le présent. Cinq caractéristiques majeures sont à examiner :
- La nourriture ultra-transformée et l’agriculture productiviste
L’agro-écologie permettrait aux agriculteurs d’accroître la productivité au niveau local et réduirait la pauvreté rurale. Elle contribuerait à l’amélioration de la nutrition, faciliterait l’adaptation au changement climatique et permettrait de diffuser de meilleures pratiques. L’expérience a déjà été menée avec succès. Le droit à l’alimentation, un droit de l’homme reconnu, devrait être défini comme le droit à une alimentation qui ne nuise pas à la santé.
- La contamination chimique généralisée
Le chiffre d’affaires mondial de la chimie a été multiplié par vingt-quatre en quarante ans. Jusqu’à une période récente, les substances chimiques pouvaient être mises sur le marché sans aucune obligation réglementaire. Depuis 2007, le programme REACH (règlement sur l’enregistrement, l’évaluation, l’autorisation et les restrictions des substances chimiques) est mis en œuvre et une agence européenne des produits chimiques est mise en place. Son objectif est en principe d’améliorer la protection de la santé, tout en maintenant la compétitivité et l’esprit d’innovation…
La chimie verte serait une solution. Elle repose sur douze principes, dont deux répondent à l’enjeu de protection de la santé et de l’environnement. C’est aussi le défi de la décontamination de l’environnement qui coûte très cher et est assurée principalement par les pouvoirs publics. Un volet spécifique de la fiscalité écologique est à construire qui doit porter sur les activités économiques génératrices de maladies, en vertu du principe pollueur-payeur.
- La ville éclatée
Depuis 2007, la majorité de la population mondiale vit en ville. La ville est source d’accès au travail, aux services sociaux et sanitaires, à l’éducation et à la culture. Cette croissance urbaine est non maîtrisée. Un milliard de personnes vivent dans des bidonvilles. « Les maladies, y compris les maladies mentales, sont l’une des expressions les plus visibles et mesurables de la souffrance en milieu urbain. » Nombre de maladies sont liées à la qualité de l’accès à l’eau et de l’hygiène urbaine. Le problème de la pollution urbaine représente un véritable défi au Nord comme au Sud. Si au Nord, on a éloigné le problème de la pollution industrielle en excentrant les usines, la pollution liée aux transports demeure. L’accès à la voiture a donné naissance aux autoroutes urbaines, aux grands ensembles, aux zones pavillonnaires et aux hypermarchés. Le commerce de proximité est voué à la disparition. Faire ses courses nécessite l’usage de la voiture, source de pollution, mais entraîne aussi une diminution de l’effort physique.
Le réseau Villes-santé de l’OMS a été constitué en 1984 sur la base d’une vision globale de l’environnement : « Beaucoup des problèmes survenant dans les villes aujourd’hui sont les conséquences d’un environnement et de conditions de logement médiocres, de la pauvreté, de l’inégalité, de la pollution, du chômage, du manque d’accès aux emplois, aux biens et aux services et d’un manque de cohésion sociale. » C’est bien l’ensemble des politiques publiques qui contribue à la santé en ville et les municipalités peuvent jouer un rôle déterminant.
- Le travail invisible
Ce n’est pas prendre beaucoup de risques que de dire que le travail se situe au premier rang des facteurs de risque, une « épidémie cachée ». Dans le monde, près de 2,5 millions de personnes meurent chaque année, soit d’un accident du travail, soit d’une maladie professionnelle, 467 millions de personnes sont invalidées par ces pathologies. Le coût annuel est estimé à 5 % du PIB mondial. Ces chiffres sont sous-estimés car ils dépendent des conditions de recueil. Une convention de l’organisation mondiale du travail (OIT) prévoit de collecter et traiter ces données, cependant elle n’a été ratifiée que par soixante pays sur les cent quatre-vingt-cinq que compte l’OIT. Au Bangladesh, en Inde ou au Pakistan, on tamise à main nue l’amiante tout comme on désamiante les épaves sans protection.
Il y a eu un transfert massif de l’activité industrielle du Nord vers le Sud. L’objectif des multinationales a été clairement de contourner les réglementations sociales et environnementales. Résultat : pression accrue sur les salaires, précarité et diminution des droits sociaux au Nord, esclavage salarié au Sud.
- Les inégalités
Le coefficient de Gini fournit une mesure des inégalités. O correspond à l’égalité parfaite (tout le monde a le même revenu) et 1 signifie l’inégalité totale (une personne a tout le revenu, les autres n’ont rien). On assiste à un creusement des inégalités : le coefficient de Gini a augmenté dans dix-sept pays de l’OCDE sur vingt-deux. En trente ans, la rémunération d’un PDG est passée d’environ trente fois l’équivalent du revenu moyen à trois cent cinquante fois. En dix ans, les hauts revenus ont augmenté deux fois plus vite que ceux des classes moyennes, les bas revenus ayant régressé. Les pays les plus égalitaires, c’est-à-dire ceux où la cohésion sociale est la plus forte, sont ceux qui ont les meilleurs résultats en matière de santé. Vouloir les soumettre à la loi du marché serait une régression. Les politiques d’austérité ne peuvent qu’augmenter la crise.
Cesser de penser le développement en termes de PIB
Quel type d’économie, quel type de richesse, quel type de société ? Redéfinir le PIB suppose de changer d’indicateur. Actuellement, soigner les cancers est bon pour le PIB, mais empêcher qu’ils surviennent est a contrario une catastrophe. En France, sur les deux dernières décennies, le surcoût engendré par les maladies chroniques est de l’ordre de 230 milliards d’euros. Si l’épidémie avait été stoppée, c’est autant de « richesses » qui auraient été soustraites au PIB. On voit l’absurdité de la situation ! L’indice de développement humain (IDH) a été créé par le programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) en 1990. Il se fonde sur trois critères : l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’éducation et le niveau de vie. La limite de cet IDH est qu’il n’intègre pas la dimension sanitaire. Il devrait intégrer au minimum l’espérance de vie en bonne santé, car on ne peut concevoir le développement humain à travers une société de plus en plus malade.
La richesse ne peut se résumer à la vision grossière et primitive de l’accumulation de biens matériels. La richesse, c’est tout autant, si ce n’est plus, la santé, la qualité de vie, la sécurité, la culture et l’exercice des droits démocratiques.
Consommer, produire et utiliser l’énergie autrement : Le principe de précaution n’est pas un principe obscurantiste, au contraire il demande encore plus de science pour agir rationnellement. Est obscurantiste la croyance que le progrès technique non évalué est assimilable au progrès humain.
Les organisations internationales ont fait un constat assez précis de la situation, mais affichent trop souvent leur impuissance. L’idéal serait de mettre sur un pied d’égalité les instances en charge du commerce (OMC), de la santé (OMS), du travail (OIT) et de transformer le Programme des Nations Unies pour l’Environnement en une organisation mondiale de l’environnement (OME) qui aurait le pouvoir d’apporter des réponses à la hauteur des enjeux.