Une psychiatrie sans la psychanalyse ?

Yann Diener
Psychanalyste

        1. En 1922, la psychanalyse entre dans le milieu médical français par la grande porte de l’hôpital Sainte-Anne à Paris, où elle se développera largement. Qu’en est-il aujourd’hui que la pratique freudienne est éjectée de l’hôpital public, sur fond d’une nouvelle hégémonie, celle des neurosciences ?

La Clinique des maladies mentales et de l’encéphale (CMME), créée en 1877 à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, a été la première chaire de psychiatrie de la faculté de médecine. Fin 1922, alors qu’il assure l’intérim de cette chaire de la CMME, Georges Heuyer accueille Eugénie Sokolnicka, une jeune polonaise qui vient d’arriver en France depuis Berlin, recommandée par Freud. Sokolnicka commence à mener des cures avec des patients hospitalisés. Mais lorsqu’Henri Claude vient occuper le poste et diriger la CMME, il congédie Sokolnicka, parce qu’elle n’est pas médecin. C’est pourtant Henri Claude, neurologue et psychiatre, qui sera considéré comme l’introducteur des idées freudiennes dans le milieu hospitalier français. Alors qu’il n’acceptait de la psychanalyse que ce qui ne le dérangeait pas trop. Il essayait, comme d’autres, de la transformer en une doctrine française, expurgée de son « pansexualisme », considéré comme une obscénité germanique. Henri Claude incarnait l’école française de psychiatrie, organiciste et dynamique, mais il voulait lancer une nouvelle conception de la maladie mentale. Et pour cela, il concédait à l’importation de quelques idées issues du courant de la psychiatrie dynamique allemande. Mais dans le contexte de la victoire de 1918 et du rejet des « idées boches », Henri Claude était très ambivalent, et considérait beaucoup d’idées de Freud comme des obscénités.

Avant d’arriver à Paris, Sokolnicka avait fait une analyse à Vienne avec Freud, et une autre analyse avec Ferenczi, à Budapest. Pendant cette analyse, qui se déroule au cours de l’année 1920, Sokolnicka travaille dans le service psychiatrique d’Istvan Hollos, et participe aux réunions de la Société psychanalytique de Budapest, qui se tiennent en allemand par égard pour elle. Comme en témoigne la correspondance entre Freud et Ferenczi, Freud se met en position de contrôleur de Ferenczi pour l’analyse de Sokolnicka. Ferenczi s’inquiète des tendances suicidaires d’Eugénie, mais la juge douée d’un talent hors du commun sur le plan de la technique analytique. Elle est alors envoyée par Freud en France pour le représenter. Sokolnicka y rencontre d’abord les écrivains de la Nouvelle revue française, autour d’André Gide, qui se passionnent pour la psychanalyse. C’est à l’hiver 1922 que Georges Heuyer lui est présenté à l’École des hautes études, où elle donne des conférences. Aux présentations de malades de Georges Dumas à Sainte-Anne, elle rencontre Édouard Pichon et René Laforgue, qui commencent tous les deux une analyse avec elle. Rudolph Loewenstein n’arrivant de Berlin qu’en 1925, elle est donc la première à avoir formé des analystes en France.

En 1926, Sokolnicka fait partie des neuf membres fondateurs de la Société psychanalytique de Paris, mais elle en sera vite mise à l’écart par Marie Bonaparte, qui est devenue entre-temps la porte-parole officielle de Freud. En 1934, Sokolnicka se donne la mort à Paris, en ouvrant le gaz à son domicile. Son analysante et compatriote Sophie Morgenstern, médecin de formation, parviendra quant à elle à s’intégrer au milieu hospitalier : elle a été invitée par Georges Heuyer à venir travailler dans le service qu’il dirige, la clinique de neuropsychiatrie infantile de la Salpêtrière. Elle y travaillera pendant quinze ans, et formera entre autres Serge Lebovici, Jenny Aubry et Françoise Dolto (Sophie Morgenstern se suicidera à son domicile le 16 juin 1940, le lendemain de l’entrée des nazis dans Paris).

Il se trouve qu’à l’intérieur du périmètre de l’hôpital Sainte-Anne, les rues portent des noms d’écrivains ou de peintres qui ont en commun d’avoir eu affaire à la folie. On peut donc emprunter la rue Antonin Artaud, ou le passage Maupassant, ou s’asseoir sur un banc dans le parc Charles Baudelaire. Mais depuis que je viens travailler à Sainte-Anne, j’ai vu la signalétique changer progressivement : le préfixe « neuro » a été ajouté à tous les panneaux. Les services n’ont pas encore complètement changé, mais ils sont tous devenus plus ou moins « neuros ». Il ne manque plus que la neuro-cafétéria et le neuro-self-du-personnel. L’hôpital lui-même a changé d’intitulé : c’est maintenant le Centre hospitalier Sainte-Anne - Psychiatrie et Neurosciences. Et lors d’une récente tranche de travaux de rénovation, l’hôpital a fait appel à l’agence Architecture-Studio pour construire le nouveau bâtiment de la CMME, un bâtiment formé de deux parties distinctes, qui figurent deux hémisphères cérébraux. Sur le site Internet de cette agence d’architecture très inspirée, il est question de donner « une nouvelle image de la psychiatrie, en accord avec les grandes évolutions des thérapies [1]. » Ce bâtiment de la néo-neuro-CMME déborde d’un des hauts murs qui entourent Sainte-Anne, un mur qui a été ouvert à cet endroit pour représenter l’ouverture de l’hôpital sur la ville.

Jacques Fortineau, qui a longtemps dirigé un service de pédopsychiatrie à l’hôpital de Saint-Maurice, formule une hypothèse intéressante sur ce récent mouvement du tout-neurosciences. Il remonte à 1968, lorsque les psychiatres ont demandé et obtenu que la psychiatrie devienne autonome de la neurologie. Ils avaient eu gain de cause au prix d’une séparation radicale entre la neurologie et la psychiatrie, au point qu’il n’y avait plus la moindre référence au cerveau dans la formation des psychiatres. Jacques Fortineau, qui a participé aux réunions qui ont abouti à cette nouvelle organisation de la formation des psychiatres, fait l’hypothèse qu’on assiste aujourd’hui à un retour de refoulé : le retour de la neurologie refoulée [2]. La « neuro » revient en force précisément là où elle a été éjectée (comme disait Lacan, qui a tenu son séminaire entre 1953 et 1963 dans un amphithéâtre de la CMME : « ce qui est rejeté du symbolique revient dans le réel. »). Le même Jacques Fortineau rappelle que dans les années 1970, le corpus psychanalytique constituait « le fil rouge », une ossature conceptuelle pour cette psychiatrie fraîchement autonomisée.

L’actuelle hégémonie des neurosciences serait donc le produit d’un double refoulé, le premier étant le refoulement des origines de la psychanalyse : dès les années 1920, quand la psychanalyse s’est implantée dans le milieu médical à partir de l’intérêt d’Henri Claude pour les psychoses, il y a eu un effacement de Charcot ; un effacement du fait que Freud avait découvert l’inconscient à partir de la neurologie et de l’hystérie, à partir notamment des travaux et des observations de Jean-Martin Charcot, le grand neurologue français. Les idées de Freud se sont donc développées (grâce à des traductions très déformantes) sur le terrain du savoir psychiatrique, et non dans le champ de la neurologie.

La psychanalyse s’est ainsi développée dans le milieu médical français au prix d’un effacement de la rencontre entre Freud et Charcot en 1885 à la Salpêtrière. Dans le premier volume de La bataille de cent ans, Élisabeth Roudinesco en parle dans ces termes : « Dès l’après-guerre (14-18), on redécouvre Freud à partir de la psychose paranoïaque ou schizophrénique en enterrant les travaux de Charcot [3]. »

La psychanalyse avait donc servi de réservoir à concepts à la psychiatrie bien avant le virage de 1968 : dès les années 1920, quand la psychiatrie n’était pas encore une discipline très spécifique, ni institutionnellement ni conceptuellement. Mais si Henri Claude et ses élèves avaient fait du freudisme leur corps conceptuel, c’était après en avoir extrait son principal organe : le sexe. Les psychiatres des années 1920 avaient principalement emprunté à la psychanalyse le dispositif psychothérapeutique qui leur manquait pour l’abord des psychoses.

La neuro à toutes les sauces, à tous les coins de rue de l’hôpital, c’est un peu notre grand Jean-Martin Charcot qui revient errer dans les décombres du savoir psychiatrique ; ce savoir disloqué, détruit par le discours administratif qui a pris le pouvoir dans les années 1990.

Le discours psychiatrique s’était autonomisé de la neurologie en 1968 en s’appuyant sur le discours psychanalytique, en adoptant un sujet acéphale, l’inconscient ; il est logique que ce discours psychiatrique se dissolve dans les neurosciences au moment même où il rejette tout de la pratique psychanalytique, de ses origines et de ses pionniers, Eugénie Sokolnicka, Sophie Morgenstern, Georges Heuyer, Henri Claude et les autres. Enterré un peu vite, Jean-Martin-Neuro-Charcot revient d’entre les morts.


par Yann Diener, Pratiques N°84, février 2019

Documents joints


[2Camille Monduit de Caussade, « Entretien avec Jacques Fortineau », Perspectives psychiatriques, vol. 57, décembre 2018.

[3Élisabeth Roudinesco, La bataille de cent ans – Histoire de la psychanalyse en France, vol 1, 1885-1939, Éditions du Seuil, 1986, p. 284.


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