Un lieu formidable

Brigitte Brunel
Orthophoniste

        1. Au départ, on les a baptisés Maison (bleue, verte, ouverte, petite…) ou Jardin. Ces noms sont évocateurs d’enfance, d’abris, de chanson, de rencontres sur un banc au soleil…

Invention géniale, puissant outil de prévention quand ces endroits s’inspirent de la Maison Verte parisienne créée par des psychanalystes (dont Françoise Dolto), des éducateurs et travailleurs sociaux, ces lieux, d’une grande simplicité, créés en 1979, n’ont pas pris une ride.
Maintenant, ils s’appellent des L.A.E.P., Lieux d’accueil enfants parents. C’est moins parlant, plus froid, mais s’ils restent fidèles à l’esprit qui les a fondés, ce sont des lieux magnifiques comme on ose à peine en rêver.
Une personne extérieure entrant dans un L.A.E.P pourrait penser qu’il ne s’y passe rien, ne voir là qu’un local où des enfants jouent… C’est ce qui fait leur force (ça coûte pas trop cher) et leur fragilité (c’est pas cher, mais ça l’est encore trop si on n’y fait rien…).
Ce sont des lieux de parole, où chacun tente de trouver une place, pour se divertir, se construire, grandir.
On fréquente ces lieux librement, au rythme qu’on juge nécessaire, sans rendez-vous (rien que ça, c’est libérateur !) et anonymement, ce qui garantit aux parents ou à l’adulte qui accompagne l’enfant (à 90 % des femmes : grand-mère, nounou, fille au pair, grande sœur) que tout ce qui se vit dans ce lieu, n’en sort pas. C’est gratuit, ou presque. À l’entrée, il y a une boîte où l’on peut, si l’on veut, déposer un euro.

Apparemment, le dispositif L.A.E.P. est simple : un lieu, adapté aux enfants de moins de trois ans avec de l’espace, des jeux, des livres, deux ou trois accueillants, un temps de rencontre pour eux et vogue la galère…
Les professionnels qui travaillent là (psy en tous genres, travailleurs sociaux, paramédicaux…), on les appelle « accueillants ». Pour eux, pas de rendez-vous à prévoir, pas de dossier à remplir ni compte rendu à faire, pas de synthèse ni demande à élaborer, pas de lourdeur administrative ni paperasse, ce qui donne une légèreté de travail et une liberté folles.
Rien dans le « faire », mais tout dans l’écoute, la construction d’une pensée, d’une réflexion. Souvent, ce travail d’écoute, de soutien et d’accueil modifie la manière de travailler des accueillants dans les autres structures où ils interviennent, les pousse à réfléchir sur leur positionnement. On ne devient pas accueillant du jour au lendemain, il faut accepter de se laisser bousculer, sortir de l’agir, de l’urgence, se remettre en question, « supporter » un temps de stage alors qu’on est souvent professionnel aguerri ailleurs. C’est la force de ces « maisons » : avoir le temps, prendre le temps, réfléchir, construire une parole, une manière d’être. Pour que le cadre tienne et soit soutenant pour les familles qui fréquentent ces lieux, ce travail exige une disponibilité, une capacité d’écoute qui se peaufine au cours de rencontres entre accueillants environ une fois par mois.
Pour les parents, pas de projet spécifique, genre « guidance parentale », ni conseils pédagogiques… Rien. Rien si ce n’est une présence, une écoute de la part des accueillants de ce qui se dit, se partage, une confiance dans le fait que les parents présents savent ce dont leurs enfants ont besoin, ou que, soutenus par cette présence attentive, ou aidés par l’expérience d’autres parents, ils vont le découvrir. Ils prennent conscience de leurs compétences, relativisent les difficultés (ou les prouesses !) de leurs enfants. Avec eux, ils font l’apprentissage de la séparation et de l’ouverture au monde. Dans ces échanges peuvent se dénouer bien des problématiques qui auraient pu devenir lourdes.
Pour les enfants, pas de projet d’apprentissage de la langue, de la propreté, de jeux psychomoteurs ou autres « ateliers » organisés pour eux. Rien. Rien, si ce n’est la liberté d’aller et venir, d’explorer, de toucher, de parler, de rencontrer, de s’éloigner dans la sécurité que donne un cadre clair, qui leur est signifié, et la présence d’un adulte bien connu.

En arrivant dans ce lieu, ce qui m’a frappée, en plus de la liberté laissée aux accueillants, c’est l’isolement, la solitude, l’épuisement des mères… C’est poignant de comprendre que si elles poussent la porte d’un L.A.E.P., c’est d’abord pour rencontrer d’autres adultes, bavarder, papoter même, et quelques fois dormir ! Rien que ça, offrir un lieu où une mère débordée peut se poser avec son petit, c’est de la prévention : ça empêche de « péter les plombs », à force d’être seule avec un enfant qui pleure. C’est ça qui fait du bien d’abord : sortir de chez soi, rencontrer d’autres parents, partager son expérience, et peut-être, plus profondément, sortir « du piège de l’adoration de l’enfant, de l’adulation de l’enfant » (Françoise Dolto).
Ces mères, en effet, se « décentrent » de leur enfant, et ce faisant, libèrent leur petit d’une relation dévorante : elles osent regarder ailleurs, prennent un peu de distance, laissent leur enfant « se décoller ». Le regardant d’un peu plus loin, elles le découvrent sous un nouveau jour : s’étonnent de le voir s’approcher (ou pas) des autres petits, partager (ou pas) le jouet auquel il s’est intéressé. Elles le voient respecter (ou pas) l’unique règle de ce lieu : ne pas franchir la ligne tracée au sol qui divise l’espace en deux : une partie où les enfants peuvent naviguer sur les jouets porteurs, (camions, tracteurs, vélos…), une autre où c’est interdit.
Avec le soutien des autres parents ou des accueillants, elles peuvent s’autoriser à rêvasser, à dire « non ». Elles peuvent se demander si elles interviennent dans le jeu de leur enfant, si elles l’organisent, ou si elles osent le laisser prendre des initiatives, des risques (grimper sur le toboggan à l’envers), ou s’éloigner d’elles alors qu’à la maison « il est toujours accroché ». Peut être évoqué, partagé ce sentiment étrange, mélange d’inquiétude, de soulagement et de culpabilité que cet « éloignement » peut faire éprouver.
Je reviens sur cet outil très simple, la ligne que j’évoquais plus haut. Symbole de tout L.A.E.P qui se respecte, elle permet l’apprentissage symbolique de la limite (et Dieu sait si c’est important par les temps qui courent). Elle n’a aucun fondement rationnel : dans toutes les familles, vous pouvez foncer sur votre vélo dans le salon ou la cuisine sans être arrêté par une ligne dessinée par terre…
Une foule de choses se joue autour. Il y a des enfants (pas beaucoup) qui respectent cette ligne sans se poser de question. Et il y a ceux qui « s’amusent » à la longer en roulant dessus, ceux qui la franchissent juste d’une roue, en regardant d’un air narquois ou inquiet leur mère ou un accueillant, ceux qui descendent de leur tracteur, le soulèvent pour passer au-dessus et remontent sur leur engin une fois qu’elle est franchie, ceux qui pleurent à la frontière en appelant leur mère, respectant l’interdit, mais incapable de laisser leur engin pour aller vers elle « à pied ». Il y a des parents qui protestent : « Cette règle est vraiment idiote, pourquoi mon petit chéri ne peut-il pas la franchir ? » Ceux qui s’appuient sur l’accueillant pour poser une règle qu’ils ne se sentent pas capables de soutenir : « la dame a dit que… », apprenant à dire « non » à leur enfant, ceux qui regardent leur enfant la franchir allègrement sans rien dire. La parole, le regard de l’accueillant aidera chacun à trouver sa place ou l’attitude juste. Il soutient le passage du tout tout de suite au respect de chacun, au consentement à être « un parmi les autres », ni plus, ni moins. Et c’est de la prévention…
Dans un second temps, ou pas du tout, ou immédiatement, peuvent être abordées les problématiques de la petite enfance qui avant trois ans tournent autour de la séparation, de l’allaitement et du sevrage, du passage à l’alimentation solide, du sommeil, de l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur… Ou les soucis d’adulte : une séparation difficile d’avec le conjoint, des problèmes de boulot, d’argent…

Pour autant, la parole n’est pas obligatoire : j’ai rencontré une maman venue très régulièrement, préparant sa pièce de un euros avant d’entrer et qui, cependant n’a jamais beaucoup parlé. Peut-être avait-elle peu de représentations de ce qu’est un tout-petit, peu de mots à sa disposition, mais peut-être aussi, sans rien dire, profitait-elle des mots, des expériences des autres mamans. Peu à peu, elle a laissé s’éloigner d’elle son bébé qui, à quatre pattes, partait explorer le monde…
Quelques fois surgissent des inquiétudes liées à une maladie physique grave, mais elles ne s’abordent que si l’adulte qui accompagne l’enfant le souhaite… Les accueillants soutiennent une parole éventuelle, mais ne la provoquent pas. Il y faut beaucoup de tact et de doigté. Nous avons par exemple accueilli un tout jeune enfant, visiblement en difficulté, ne marchant pas malgré ses 20 mois, « bizarre » physiquement, un peu maigrichon, ne parlant pas… Mère très présente à son petit, sans excès cependant… Rien ne se disait… Rien d’une éventuelle inquiétude sur ce « retard » observé par tous, comme si cette mère souhaitait qu’on ne catégorise pas son petit, qu’on les prenne elle et lui tels quels, jusqu’à ce que suffisamment de confiance s’installe et que l’inquiétude de la mère puisse se dire et se partager avec les autres mamans : une malformation cardiaque était à l’origine de la fatigue et du retard moteur de cet enfant. Une opération devait avoir lieu bientôt. L’inquiétude, les conséquences de cette intervention ont pu être évoquées avec la maman, restituées à l’enfant… Les autres parents ont été, par leur écoute, leur accueil, leur compassion sans mièvrerie, très porteurs.
Une autre s’est effondrée en larmes, dès la porte franchie, alors qu’elle venait pour la première fois : elle ne dormait plus depuis deux semaines, son petit non plus, paniquée entre autres par la reprise de son travail qui nécessitait l’entrée dans une crèche. Il faut voir alors à l’œuvre la bienveillance des autres mamans dans ce cadre très contenant qu’est un L.A.E.P. Toutes ont connu des épisodes sans sommeil… Elles l’ont entourée, soutenue, ont proposé des solutions, raconté leurs trucs pour que Bébé dorme, leurs expériences, leur reprise de travail, et lui ont permis de se restaurer, de trouver son propre chemin de séparation…
D’autres conversations émergent, pas toujours profondes ou philosophiques, mais toujours essentielles, car qui peut dire que ce qui s’échange à travers une recette de cuisine, le maniement d’une écharpe de portage, est moins important qu’une conversation sur les pères, les doudous, le sevrage ou l’épuisement consécutif aux nuits sans sommeil ? Qui peut dire que le rire jailli face à une enfant qui explique à son petit compagnon, comme elle peut, qu’il ne doit pas franchir la ligne avec son tracteur, est moins important qu’un échange à propos des grands-parents, de la reprise du travail, des allocs qui diminuent ou de la difficulté à trouver la nounou idéale ? Qu’un patron de couture échangé, ou l’adresse des bébés nageurs, est moins nécessaire que l’évocation de l’inquiétude générée par l’entrée à l’école ? Ce sont ces petits riens partagés de la vie qui font le sel et le prix de ces lieux…

Trop souvent, on néglige, ou on ne veut pas voir, qu’à eux tous, ces parents construisent un savoir que chacun peut mettre à profit s’il y a des lieux pour le partager. Nul besoin de coach ou d’expert. En se découvrant détenteur d’un savoir, partageable avec d’autres, ne serait-ce que comment nouer une écharpe porte-bébé, la confiance dans ses propres capacités d’être mère ou père, renaît. L’inquiétude diminue et la relation mère/père/bébé s’apaise. L’échange que permettent, que génèrent les L.A.E.P., s’ils sont bien « cadrés », avec des accueillants formés, dénoue bien souvent ce qui pourrait devenir problématique.
Légers dans leur mise en place, difficilement quantifiables dans leur résultat, discrets dans leur travail, parce que seule la force de la parole y est à l’œuvre, les L.A.E.P. sont précieux et fragiles et peuvent se faire facilement oublier. À la merci de la moindre baisse de subventions, du moindre changement politique, de l’avidité ou l’incompréhension de certains qui les transforment en lieux de rééducation ou d’explicitation, d’apprentissage ou de conseils sur la bonne manière de faire ou de jouer, ils ont besoin du soutien de tous.
Ça coûte pas trop cher, c’est vivant, vivifiant, quelques fois fatigant, mais tellement nécessaire !


par Brigitte Brunel, Pratiques N°85, avril 2019

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