L’arrêt cardio-respiratoire est un motif d’appel privilégié par le Service d’Aide Médicale d’Urgence : il provoque toujours l’intervention d’une équipe médicale, ne serait-ce que pour arrêter les gestes des secouristes s’ils sont futiles. Selon la qualité de l’appelant, le médecin régulateur peut guider par téléphone des gestes de premier secours jusqu’à l’arrivée des secouristes qui prendront le relais en attendant le médecin réanimateur. C’est une chaîne : les secouristes raniment, les médecins réaniment, et le patient « ressuscite » s’il le veut bien.
Les équipes qui s’unissent autour du patient ne se connaissent pas, mais connaissent le même protocole à mettre en œuvre. A ce moment, j’ai plusieurs choses à faire en même temps. D’abord un « Bonjour ! » pour saluer et signifier mon respect aux secouristes qui nous ont précédés, presque toujours des sapeurs-pompiers : ils obéissent ensuite à mes ordres brefs. J’examine le patient. J’ordonne des gestes ou les pratique moi-même. je vérifie leur exécution. Je critique mes décisions. J’envoie un secouriste auprès de la famille pour m’informer sur les antécédents et le traitement habituel... Les messages, forts et clairs, sont laconiques. En entrant dans la pièce, chacun trouve immédiatement sa place au bras ou à la tête. Je dois aussi à intervalles réguliers prendre du recul, observer tout ce qui se passe. Dès que le faisceau d’arguments est suffisamment épais pour décider que tout ce tremblement devient inutile : je croise les poignets et dis : « Stop, on arrête ! »...
Là, il ne se passe rien pendant trois secondes. Puis lentement, mes équipiers débarrassent le corps de nos prothèses ou tuyaux divers, l’essuient, remettent en place les meubles que nous avions poussés pour le masser au sol, installent le corps sur le lit, le couvrent ou le bordent comme pour une sieste. Il semble apaisé. Pendant ces manœuvres, les secouristes parlent peu ou chuchotent, contrastant avec la frénésie mesurée précédente, leurs gestes sont presque doux...
Puis vient le dernier examen médical avant de rédiger le document certifiant l’état de mort réelle et constante. De longues minutes peuvent encore se passer à attendre les derniers gasps, c’est souvent l’occasion de parler avec les secouristes encore présents et de leur donner quelques mots d’explication sur ce que nous venons de faire, répondre aux questions, dire pourquoi on arrête la réanimation. Il est temps d’annoncer le décès à la famille.
Le message s’adresse aux personnes présentes en privilégiant celle qui semble la plus proche de la personne défunte, c’est elle que je regarde. J’articule lentement pour pouvoir être entendu de tous ceux qui le veulent. Le désespoir s’exprime le plus souvent, parfois la colère, voire le reproche au défunt qui abandonne, rarement une froideur prématurée s’inquiétant de l’organisation des obsèques ou autres tâches matérielles avant de trouver le désespoir. Il faut répondre aux questions « A-t-il souffert ? » ou •. De quoi est-il mort ? » ou « S’il avait vu son médecin hier… » en donnant des réponses courtes qu’ils n’écoutent peut-être qu’en partie, et en les adressant à leur médecin pour être plus complet.
Je ne sais pas dire quand meurent les patients que je prends ainsi en charge. Les personnes qui n’ont jamais vu de cadavres croient peut-être que l’on meurt instantanément, comme l’acteur touché par la flèche s’écroule et fait le mort alors qu’il courrait quelques secondes avant. Il n’y a rien d’abrupt, on glisse de la vie à la mort et chaque organe a son rythme. On peut ainsi réanimer un corps sachant que vu les circonstances, le cerveau est perdu : on sait que des organes pourraient être prélevés et survivre dans d’autres corps dont ils amélioreraient la survie ou sauveraient la vie.
Alors quand est-il mort ? Je ne sais pas et m’en tire en disant qu’il décède quand je dis « Stop ! », mais c’est peut-être avant ou peut-être après. C’est un pouvoir terrible, il n’a rien de divin. Le seul critère consensuel écrit pour arrêter les gestes dit qu’observer plus de vingt minutes de tracé électrocardiographique plat avec une réanimation lourde bien conduite en l’absence de cause réversible, équivaut pour le médecin à un constat de décès (1). Une autre donnée chiffrée dit qu’une capnographie bloquée à 10 mm Hg dans un tel cas est péjorative pour l’issue des manœuvres, mais c’est au chapitre pronostic. Il est aussi écrit que certains tableaux chargés d’antécédents lourds autorisent le médecin à interrompre une réanimation qu’il juge futile : peu de chances de succès, et survie de cauchemar si succès. Mais cela est imprécis, il reste une partie artistique dans le métier.
Le chemin de retour de ces interventions est souvent silencieux. Certains cas pertinents sont l’objet d’un débriefing bio-technologique. Quant au débriefing moral, je le fais seul ou je l’écris dans Pratiques ! Notre chorégraphie autour de la mort des autres est un effort collectif offert au mourant, rendu digne à sa famille.
Sommes-nous ensuite plus sereins face à notre propre mort ? Je le saurai le moment venu...
1. Bonnin MJ, Pepe PE, Kimbali KT, Clark ]r PS, Distinct criteria for termination of resuscitation in the out-of-hospital setting, JAMA 1993 ; 270 : 1457-62.