Télémédecine : le métier à distance

Lanja Andriantsehenoharinala,
Médecin généraliste.

Pendant l’épidémie de coronavirus, notre groupe de pairs de médecins a pas mal échangé. Au cours d’une réunion vidéo, une collègue a demandé : « Vous ne pensez pas que notre pratique va totalement évoluer ? ». Quelles réponses apporter ? Finalement, le métier de généraliste va-t-il changer ?

Qui est allé voir son médecin généraliste pendant la période de circulation du virus, et plus particulièrement pendant la période du « grand confinement » ? Peut-être vous. Le médecin vous a peut-être proposé une « téléconsultation » pour évaluer votre problème et ce dont vous aviez besoin, ce qui veut dire que grâce à un dispositif vidéo, le médecin peut vous voir et communiquer avec vous sans que vous soyez physiquement dans le cabinet médical. Un progrès ?
À la dernière réunion de mon groupe de pairs, qui se réunit quand il peut au gré des disponibilités de chacun·e, le sujet a été à l’honneur. Nous sommes tous à peu près issu·e·s des mêmes promotions, à une ou deux années près. Dans le jargon de la démographie de la profession, nous sommes le segment politique étiqueté « jeunes médecins ». Formé·e·s dans les mêmes moules, nos pratiques sont quand même hétérogènes. Nous travaillons avec des patient·e·s aux caractéristiques sociologiques parfois opposées, nous sommes plus ou moins lecteur·ice·s de Prescrire, certain·e·s prescrivent (nettement) plus que d’autre ou différemment ; certain·e·s reçoivent encore des visiteuses médicales, ce qui me paraît personnellement être d’un autre âge. Mais la modernité doit apparemment se mesurer à autre chose… Moi, je n’ai pas de téléphone intelligent, ne communique donc pas sur réseaux sociaux, WhatsApp ou autre, par souci pour la confidentialité de mes données personnelles. Je n’ai pas de secrétariat, même à distance. Et je fais des arrêts maladie papier, ce qui devient totalement préhistorique. Pas question pour moi de donner la mainmise aux assureurs, publics aujourd’hui mais privés demain, pour imposer des normes (de durée d’indemnisation par exemple) sur des logiciels pré programmés.

Les chiffres de téléconsultations indiquent que cette pratique, plutôt à la marge, a fait le « grand bond en avant » tant espéré par ses promoteur·ice·s [1]. Des milliers de consultations remboursées, grâce à un dispositif de facturation assoupli par l’Assurance maladie qui a permis de coter un acte de téléconsultation même pour un patient inconnu de la patientèle, et parfois même en l’absence de communication vidéo ! Un simple coup de téléphone avec un conseil, une ordonnance dépannée par fax ou par mail et cling !, une téléconsultation.
Le contexte épidémique infectieux donne une justification légitime à la mise à distance des patient·e·s. Celle qui était aussi en sous-main auparavant dans l’attitude des docteurs, dressé·e.· généralement dans la méfiance des gens soignés par lesquels il ne faut surtout pas se faire déborder. Une mise à distance a minima dans les secrétariats systématiques, si non présentiels du moins téléphoniques, dans les plateformes Internet de prise de rendez-vous ; ou dans d’autres procédures qui permettaient de ne pas être en prise trop directe avec les gens et leur cortège de problèmes et de questions. Une façon de ne pas se prendre dans la figure le réel qui cogne. En fait, une distanciation sociale avant l’heure, au sens propre du terme. Ainsi aujourd’hui se rejoignent les intériorités des médecins ayant toujours désiré maintenir les gens à une certaine distance d’eux·elles (pour maintenir une différence de classe, pour asseoir son autorité, pour ne pas souffrir etc.) et les injonctions hygiénistes pour éviter la contagion.

Ma copine médecin qui a posé la question de notre pratique a donc demandé si on utilisait la téléconsultation. Personne n’a été étonné que je réponde non. J’ai dit que j’étais consciente que c’était plus pratique (et encore, ça n’a pas l’air si simple au point de vue technique). Mais je suis soucieuse du fait que les gens viennent nous voir et qu’on ignore la plupart du temps à quel besoin répond la demande de consultation en face-à-face. Mon intérêt à régler les « problèmes » par téléphone, par mail ou autre ne recoupe pas forcément l’intérêt du patient qui pourrait avoir de bonnes raisons de venir au cabinet. En consultation, nous ne savons pas ce que retiennent exactement les gens de nos échanges, ni la portée soignante particulière de certains gestes, certaines paroles. Il ne faut pas renoncer à croire en l’effet thérapeutique de l’autre !
J’ai découvert par là même que certain·e·s faisaient des téléconsultations en présence de l’infirmier·e pour celles et ceux qui sont suivi·e·s à domicile. Est-ce que ce fonctionnement est satisfaisant pour les équipes infirmières concernées ? N’ont-elles pas besoin aussi à un moment qu’il y ait physiquement le passage d’un·e autre soignant·e ? Qui d’entre les médecins posent la question aux équipes ?
Sinon, je n’ai pas osé faire une tirade sur mon angoisse de passer à côté d’un diagnostic par vidéo plutôt que par examen clinique. Honnêtement, je ne crois pas que l’outil technique lui-même permette de réduire l’incertitude qui caractérise la décision en médecine générale. Et encore plus pour cette épidémie de coronavirus, une maladie quasi totalement clinique pour laquelle jusqu’à un stade assez avancé les éléments de biologie ou de radiologie ne « parlent » pas. Il faut alors faire avec ce fameux réel qui cogne : la tension artérielle, la température, la saturation en oxygène, la fréquence respiratoire, l’auscultation, l’interrogatoire. Autant d’éléments qu’on apprend à intégrer dans le discours des patient·e·s, qu’on apprend à agrémenter des signaux infraverbaux, qu’on module avec le passé, les antécédents, la vie familiale, les conditions au boulot etc. Un travail que pour l’instant, je n’arrive pas à faire avec un écran parce qu’il manque principalement la magie, le mystère de la présence. Dans un autre domaine, j’avais lu par exemple dans un livre sur la pédagogie que les enseignements vidéos grâce à des logiciels d’apprentissage donnaient des résultats controversés. Notamment chez les petits, mettre un enfant devant un écran donne quand même de moins bonnes acquisitions que devant un écran commenté par un·e adulte en chair et en os. Avec un être humain, il se passe quelque chose qui n’existe pas sans être humain. Mais les soignants eux-mêmes y croient-ils encore ? Les médecins y ont-ils jamais cru ? Alors peut-on résister à la téléconsultation pour dire et faire dire qu’on croit encore en ce quelque chose ? À l’heure du management par les chiffres, encore faudrait-il pouvoir décrire ce quelque chose, mais avec le langage de ceux et celles qui gouvernent et décident… c’est une gageure !

À Perpignan, et sûrement dans d’autres villes de France, se sont montés des « centres Covid-19 », soit des centres de consultations entièrement dédiés pour recevoir des patient·e·s suspect·e·s de coronavirus. Ils étaient organisés dans des lieux publics, souvent les locaux du conseil général (locaux communs PMI) ou même les collèges. Les consultations ont été tenues par des médecins généralistes volontaires (mais pas bénévoles !). Le standard téléphonique a été tenu par des internes en médecine, chargé·e·s de recueillir les signes et orienter les patient·e·s : soins à domicile et suivi téléphonique, intervention du médecin traitant ou soins hospitaliers.
L’interne en médecine en stage au cabinet médical a été « réquisitionnée » pour tenir le standard. Elle a décrit les questions type listées, les fiches standardisées à remplir et les rappels systématiques des patient·e·s pour guetter le tournant de la maladie entre le septième et le dixième jour surtout. Je me suis demandé comment on pouvait sérieusement évaluer quelqu’un que l’on ne connaissait pas par téléphone.
Les patient·e·s qui se présentaient au cabinet avaient pratiquement tous et toutes tendance à venir sinon avec le diagnostic déjà établi, du moins les signes cliniques dans l’ordre, assez précis et, parfois de manière presque risible, très orientés. Les effets médias et Internet combinés font des merveilles. Alors dans cette ambiance parfois suggestive, comment s’y retrouver ? Le principal critère de gravité est la dyspnée, soit une difficulté anormale à respirer correctement. Dans la confusion entre la plainte (ce que ressent subjectivement la personne) et le signe (ce qu’on observe de manière objective cliniquement), toutes sortes de difficultés à respirer émergent : le nez bouché qui empêche de faire entrer l’air, l’essoufflement après avoir porté les courses dans l’escalier, la striction de la gorge qu’on peut ressentir quand on est angoissé etc. J’ai remarqué que la ou les questions discriminantes pour faire la part des choses dépendent de chacun·e, de son histoire, de sa façon de parler. Pour faire la différence, il faut parfois tâtonner dans le discours. Comment peut-on faire ça par téléphone ? Comment font ces internes missionné·e·s au « phoning » ? Ils et elles renvoient parfois… au médecin traitant… CQFD.
Mais la signification de tout cela, c’est bien que la maladie se parle, je veux dire s’explique, se dit en mots et que les soignant·e·s ont besoin de se dépatouiller dans les palabres pour y voir clair. Et aussi qu’un tableau clinique s’inscrit dans le temps, l’avant, l’après, et aussi la généalogie, les choses héritées, les maladies d’avant. Concentrer le temps et l’espace de ce travail en un appel, l’appauvrir au point de le reléguer à du standard téléphonique m’oblige à faire le constat que les carottes sont cuites. Il ne manque plus qu’un robot et une intelligence artificielle au bout du fil.
Alors finalement, est-ce pertinent de faire des lieux de soins dédiés à une pathologie ? Peut-être pas s’il s’agit en fait de faire de la médecine générale. Encore moins s’il s’agit de la singer grossièrement. Qui peut encore avoir une approche centrée sur la personne en temps de pandémie ?

Enfin, quelques patient·e·s atteint·e·s du coronavirus sortent des cases des fiches standardisées. Sur la fin du plateau épidémique d’avril, certain·e·s étaient encore très fatigué·e·s ou essoufflé·e·s à l’effort après plus de trois semaines d’évolution. Au-delà de J14, le formulaire n’a plus de case. Sans case : que faire ? Celles et ceux qui n’étaient pas passé·e·s par l’hôpital ne sont pas testé·e·s, les bilans sanguins sont paraît-il inutiles, et aucun scanner n’est recommandé. Pourtant… il se passe bien quelque chose, mais quoi ? Dans le groupe de pairs, je fais part de mes réflexions. Des patient·e·s symptomatiques ont eu une auscultation anormale. En temps habituel, on aurait fait une imagerie. Là, non parce que « le virus guérit en quelques jours avec du repos ». Celles et ceux qui sont encore fatigués ou essoufflés « s’en remettront aussi, on attend ». La physiopathologie du virus est encore à l’étude, et on se priverait nous – généralistes – d’explorer les signaux venant du terrain ? Pourquoi ne pas faire d’exploration pulmonaire et cardiaque systématique ? Et s’il y avait un état de cœur pulmonaire transitoire ? Une hypertension artérielle pulmonaire ? Autre chose ? Pourquoi pas… Mais à être réduit·e·s à cocher des cases et répéter les recommandations radios et télés, on n’ira pas loin.

Alors à la question de mon amie sur notre pratique, que répondre ? Le coronavirus est-il un accélérateur de particules qui étaient déjà en suspension dans l’air ? Pour celles et ceux qui cherchent à résister à certaines procédures techniques (dématérialisation, standardisation par cochage de cases etc.), la vague écrasante qui se profile va être dure à surmonter. Et les raisons de la résistance encore plus difficiles à expliquer, que ce soit aux collègues ou aux patient·e·s, car les impératifs du virus écrasent tout. Pourtant, cette épidémie repose à nouveaux frais des questions sur le contenu de notre travail de médecin généraliste et ce qu’il y a encore à y défendre. Finalement, plutôt que la question : « Est-ce que le métier de médecin généraliste va changer ? », on pourrait se demander : « Qu’est-ce que le métier de médecin généraliste va changer ? ». Que peut-on encore revendiquer ?

À ce propos, la distance qui nous sépare de l’hôpital n’est pas uniquement physique. L’avant-dernière réunion de groupe de pairs en mars 2020 avait consisté essentiellement en une audio conférence avec une des infectiologues de l’hôpital. Elle nous décrivait le dispositif hospitalier et que chaque patient qui tousse, qui a un peu de fièvre ou le nez qui coule devait y être adressé. Nous étions aux prémices de l’épidémie à Perpignan. J’étais espantée, parce que je me rendais compte qu’elle ne savait pas, qu’elle ne se doutait pas et ne comprenait pas que ce qu’elle décrivait correspondait à quasi toutes les consultations de l’époque et que, sans discernement, tout le monde allait se retrouver à l’hôpital. Je me disais que nous étions dans le jeu des planètes, celui où aucune ne se croise parce qu’elles sont sur des orbites différentes. En médecine de ville, nous – généralistes – voyons le commun, les variantes de la normale, les expressions changeantes de la vie alors que l’hôpital reçoit le rare, le tragique, la maladie et la mort [2]. Mais qu’est-ce que cette vision change réellement ? Est-elle utile dans une telle épidémie ? Peut-elle servir à repenser l’organisation du système de soins ? Si nous en faisons simplement l’analyse, peut-être pas. Mais si nous le combinons aux aspirations profondes du changement politique et social, cet étonnant clair-obscur créé par ce temps de confinement et de pandémie ne fera peut-être pas surgir de monstres.


par Lanja Andriantsehenoharinala, Pratiques N°90, juillet 2020


[1La téléconsultation a représenté 60 000 actes remboursés entre septembre 2018 et septembre 2019, alors que le chiffre a dépassé les 500 000 entre le 23 et le 29 mars 2020 (chiffres CNAM).

[2Voir à ce propos le carré de White qui illustre que sur mille personnes avec un problème de santé, seules dix sont hospitalisées, soit 1 %.


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