Ode à l’arrêt de travail

La mise sous contrôle renforcée des arrêts de travail en 2012, la volonté de sanctionner patients et médecins coupables de « faux » arrêts de travail ignore la réalité de l’exercice médical qui veut qu’un arrêt de travail soit un geste de soins comme un autre.

Noëlle Lasne,
médecin du travail

Je reçois M. Baptiste, qui vient de faire un infarctus à 48 ans. Huit jours après son hospitalisation, le cardiologue lui a dit qu’il pouvait sans problème reprendre son travail. Quel travail ? Le cardiologue l’ignore, et M. Baptiste, tout à sa satisfaction d’être guéri aussi vite, ne lui a pas donné de descriptif. Son médecin traitant a appris comme moi sur les bancs de la faculté que le risque principal d’un infarctus était la rechute à six mois. Elle a donc prescrit un arrêt de travail à M. Baptiste que je rencontre deux mois et demi plus tard. Il vient pour reprendre son travail. M. Baptiste est chargé de l’entretien et de la maintenance des aires de jeux dans les squares. Il marche environ 10 km par jour. Il dévisse des bancs publics, des toboggans usagés ou cassés pour les réparer ou les repeindre. Il transporte ce mobilier très lourd avec ses collègues dans son camion. Il suspend les balançoires, déménage les bacs à sable et monte sur des escabeaux par tous les temps, été comme hiver.

Tandis que je l’interroge, M. Baptiste m’explique qu’il se sent essoufflé au moindre effort, dès qu’il marche. Nous sommes à la fin de l’hiver, mais il fait encore froid. Je ne suis pas du tout emballée par son projet de reprendre son travail. Lorsqu’il se rend compte que j’hésite, M. Baptiste m’explique que s’il dépasse trois mois d’arrêt de travail, il va se retrouver à demi-salaire. Je dois donc absolument le laisser retravailler.
Je lui fais remarquer qu’il peut demander un congé longue maladie de trois mois par exemple, qui est payé à plein salaire, et qui lui permettrait de faire une rééducation cardiaque. Ce dispositif aurait pu être mis en place dès le début de son arrêt de travail, mais il me dit qu’il a été tellement rassuré par son cardiologue qu’il n’a pas pensé à le demander. Pour parvenir à mes fins, je passerai une alliance avec son médecin traitant, et M. Baptiste pourra entreprendre une rééducation cardiaque, et rester en arrêt de travail le temps nécessaire, au prix d’une baisse temporaire et vite compensée de ses revenus.
Juste après lui, je reçois madame Sayer. C’est une jeune femme qui souffre depuis plusieurs années d’une névralgie cervico brachiale, réveillée récemment par une chute sur son lieu de travail. Elle est donc en arrêt pour accident du travail, à plein salaire. Elle se tient toute raide sur son siège, le cou bloqué, et doit se lever régulièrement tant elle a mal. Les douleurs descendent dans les deux bras jusqu’à l’extrémité des doigts, nuit et jour. Elle n’est calmée que par la morphine. Madame Sayer ne me parle pourtant que d’aller travailler ; elle est régisseur et son travail la passionne. De plus, la loi précise qu’un poste de régisseur ne peut rester vide plus de deux mois. Au bout de deux mois, le régisseur est remplacé d’office ; madame Sayer craint de perdre son poste. C’est un poste important sur lequel elle a acquis autorité et compétence, au prix de nombreux conflits. Elle m’en parle avec énergie et passion. Son ami vient de la quitter. Elle n’a pas d’enfants. Elle n’a plus que son travail. Subitement, ses yeux s’emplissent de larmes. Elle n’a rien pris ce matin parce qu’elle ne voulait pas être « abrutie par la morphine pour retourner travailler ». Je fais avec elle le tour des traitements antidouleur qu’elle a déjà expérimentés. Je lui parle de demander un avis chirurgical pour en avoir le cœur net. Je lui dis que l’on ne peut pas la déplacer de son poste alors qu’elle est victime d’un accident du travail, que j’interviendrai dans ce sens. J’ai l’impression de vider d’un seul coup ma trousse à outils, pour obtenir qu’elle ne retourne pas travailler.
En fin de matinée, je reçois une femme de ménage de 60 ans. Elle veut travailler le plus longtemps possible. Elle craint sans aucune raison d’être mise à la retraite ou remplacée par des collègues plus jeunes. Elle vient de subir successivement deux opérations abdominales. Une péritonite et une hystérectomie. Elle présente tous les signes d’une anémie importante. Au bout d’un mois, sans demander l’avis de personne, elle a recommencé à se lever à cinq heures, à porter les gamelles de la restauration, pousser les meubles et manutentionner les chaises du réfectoire. En tirant un container, elle s’est fait une éventration sur sa cicatrice abdominale toute neuve. On lui a mis une plaque, il ne faut pas qu’elle bouge. La voilà en arrêt de travail pour un moment.
Je passe mes journées à demander aux gens que je reçois d’accepter un arrêt de travail. Je téléphone, j’écris, je discute, je me livre à des transactions multiples. J’ai fait passer la consigne comme quoi toute personne venant travailler avec des béquilles, ou un plâtre, voire les deux, devait m’être adressée immédiatement. De mêmes pour les attelles, orthèses et prothèses en tout genre. Je refuse de laisser rechuter les tendinites de l’épaule à peine cicatrisées à cause d’une reprise prématurée et de fabriquer des invalides. Je ne pense pas que l’on puisse enchaîner sans dommage une opération, une chimiothérapie, une radiothérapie et une reprise du travail. Je rappelle aux personnes que je reçois qu’un arrêt de travail est un geste de soin comme un autre. Un arrêt de travail se prescrit. Un arrêt de travail n’est pas la récompense d’un comportement, ni une distinction d’ordre moral.
Je propose des arrêts de travail à ceux qui m’en demandent autant qu’à ceux qui ne m’en demandent pas. Aux femmes qui s’écroulent entre leurs enfants en bas âge et le départ inopiné de leur conjoint. À tous ceux qui s’épuisent à tenir pendant des mois, voire des années, la main d’une mère malade ou à partager leur vie avec un parent atteint de la maladie d’Alzheimer. Je propose des arrêts de travail à des secrétaires épuisées par des journées de douze heures, des plombiers qui ne peuvent plus porter et des électriciens qui ne peuvent plus lever les bras en hauteur. À tous ceux qui se tiennent sans élever la voix au bord d’un gouffre presque invisible. Je propose des arrêts de travail pour que le corps souffre moins, que l’esprit se retrouve, pour que chacun ait quelques instants de paix. Sans ces arrêts de travail, je ne pourrais pas soigner. Je ne pourrais pas être médecin. Bénis soient les arrêts de travail !


par Noëlle Lasne, Pratiques N°57, avril 2012

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