Emmanuelle Fargues-Roger
Orthophoniste
Une lettre et un chiffre apparaissent simultanément sur l’écran. Appuyez aussi vite que possible sur la touche située du côté où apparaît la lettre puis du côté où apparaît le chiffre et ainsi de suite. Alternez toujours entre lettres et chiffres. Commencez par la lettre ! (épreuve de flexibilité du T.A.P.) [1]
Elle a bien lu la consigne, elle a tout compris !
Phase test : Ah non, c’est pas ça…
Elle relit la consigne, rassemble toutes les parcelles de sa concentration. Ah oui, il fallait commencer par la lettre !
Re-phase test : Pas ça encore !
Pourtant, elle connaît par cœur cette langue, avec des énoncés précis, courts, ramassés, c’est la langue qui régnait chez elle quand elle était enfant, une langue tout en logique, en équation, une langue mathématique, des objets principalement, une langue facile pour elle. Ce n’est pas la langue qu’elle voulait parler, elle, c’est peut-être pour ça qu’elle a choisi de faire ce métier, pour une langue avec des sujets, mais ça, c’est un autre sujet, justement.
En tout cas, elle relit la consigne, va chercher jusqu’au bout de ses ongles ses ressources de compréhension, aligne le sujet avec son complément d’objet, elle sent qu’elle vacille, mais… lumière : ah, oui, il faut alterner !
Sourire de triomphe qu’elle adresse à la neuropsychologue qui lui fait face, parce que c’est une bonne patiente qui veut bien faire, dans ce bureau de l’hôpital, pôle neurologie, rayon cognition. Aujourd’hui, c’est une neuropsychologue, mais une autre fois, ce sera une orthophoniste.
Mais ce n’est pas encore ça.
Elle relit, n’y arrive pas, tout devient opaque, elle se sent débile, elle s’arrête et puis elle ne peut pas rester trop longtemps assise, son dos ne la tient plus, la dame, en face, lui propose un verre d’eau.
Dans sa tête, ça valse, mais à contretemps : il faut appuyer du côté du chiffre, non, de la lettre, il faut appuyer deux fois, peut être que c’est mieux, ou peut-être qu’il faut appuyer une fois quand la lettre apparaît deux fois ?
Mais qu’est-ce qui se passe dans cette tête ?
Elle sait qu’il y a un truc qui cloche, elle le sait bien, c’est pour ça qu’elle est là.
Le neurologue avait dit, en regardant à nouveau le scanner qu’elle avait fait aux urgences après son accident de vélo – elle avait été percutée par une voiture et portait sa fille à l’arrière –, qu’il y avait des saignements dans les sillons, qui n’avaient pas été vus. Pourtant « sillon », c’est un mot qu’elle aime bien, une trace en creux, de terre. Il y a cinq mois maintenant. Aux urgences, ils avaient juste parlé de pétéchies. Mais c’est vrai qu’aux urgences, le bilan avait été sommaire, et ils étaient passés à côté de toutes les fractures, sauf une. Et puis, ils avaient parlé de trauma crânien avec perte de connaissance, comme ça, sans plus. Elle avait pourtant presque toutes les côtes fracturées et une bonne partie des vertèbres, mais ça, elle ne l’avait appris qu’après. Ils lui avaient demandé de se lever, ils avaient insisté, impossible, elle l’avait fait, ça, elle se le rappellera toujours. Bref, bilan sommaire aux urgences, elle est rentrée chez elle dans la nuit, elle sait – on lui a dit – qu’elle aurait dû rester hospitalisée.
C’est vrai que les douleurs prenaient toute la place au début, c’est le corps qui occupe, qui parle une autre langue. Et les médicaments qui shootent la tête. Elle dort, elle veut juste dormir, ça lui restera longtemps, ça.
Cet accident s’est payé son corps.
Accident, participe présent.
Le corps va mieux, petit à petit, elle sourit à tous les éclopés du cabinet de kiné, elle sourit comme elle l’a toujours fait, mais dans l’intimité du box, elle sourit moins, un kiné qui l’écoute, qui la soigne, qui ne s’en tient pas qu’à un acte à chaque séance, un kiné qui veut la soulager. Elle voudrait juste qu’il lui retire des paquets de nœuds douloureux. Elle se redresse, peu à peu.
Mais, plusieurs mois après, elle ne peut toujours pas écouter une conversation trop longue, ça fait trop de mots, elle perd le fil, elle pense dire une chose et en dit une autre, elle commence à faire un truc, qu’elle laisse en plan parce qu’elle pense à un autre truc à faire, qu’elle laisse en plan aussi et ainsi de suite. Elle oublie d’éteindre le gaz, d’aller chercher un de ses enfants après son activité à laquelle elle l’a elle-même accompagné, elle passe sa journée à ranger ses papiers médicaux, d’assurance, de prévoyance, tous ces papiers qu’elle ne retrouvera pas ensuite, quelques années plus tard, à la bonne place ou qu’elle ne retrouvera pas du tout. Elle cherche partout dans le bureau la feuille qu’elle vient de photocopier, sans penser une fois à soulever le capot de son imprimante. Elle écrit des rendez-vous dans son agenda, mais elle ne les relie à rien, elle fait des listes, nombreuses, partout, partielles. Elle se rend à ses rendez-vous à l’heure du rendez-vous, elle oublie qu’il y a le temps du trajet. Elle écrit des lettres à quelques patients pour les faire patienter, elle oublie des mots, ou ne les écrit pas en entier, et pourtant elle relit, très attentivement, mais ne remarque rien. Et puis, il y a aussi ses journées noires, ces périodes où elle se sent comme en décalage horaire, qui peuvent durer plusieurs jours.
Et puis elle est épuisée, elle essaye de retenir dans ses bras serrés tout ce qui lui échappe. Mais ça ne va pas mieux.
C’est pour ça que cinq mois après, elle se retrouve dans ce bureau à faire un bilan cognitif.
Une lettre et un chiffre apparaissent simultanément sur l’écran. Appuyez aussi vite que possible sur la touche située du côté où apparaît la lettre puis du côté où apparaît le chiffre et ainsi de suite. Alternez toujours entre lettres et chiffres. Commencez par la lettre !
Cet accident se paye son cerveau.
Ça ne répond plus comme avant. Avant, ça allait vite dans sa tête, elle adorait les énigmes, les jeux logiques, réfléchissait vite, c’était comme ça et ça faisait partie de son identité. Dans sa tête, elle a l’impression que son arborescence logique a perdu ses branches, fracassées, fracturées. Le neurologue lui dit qu’elle ne pourra pas reprendre le travail à la rentrée, dans quelques mois, et qu’il ne faut pas compter sur « la pensée magique », elle se souvient de cette expression, c’est exactement ce qu’il a dit. Elle, elle ne voulait pas le savoir.
Elle s’écroule.
Son cerveau se paye sa tête, et elle, elle perd pied.
Alors elle entame une rééducation, pas avec une orthophoniste, faut pas pousser. Oui, parce qu’elle aussi, elle est orthophoniste. Et ce n’est pas rien d’être de l’autre côté du bureau. Mais au fond, pour de vrai, elle s’en fiche, elle, elle veut juste qu’on la fasse travailler pour retrouver sa tête : elle veut retrouver son métier, elle veut retravailler.
Elle veut une neuropsychologue, qui lui propose des trucs avec des lettres et des chiffres, des ronds et des carrés, des mots à classer et des cubes à empiler. Et c’est ce qu’elle fait pendant plus d’un an. Et même plus que ça, parce puisqu’elle est ensuite retenue pour un protocole organisé par l’Inserm, prise en charge intensive, ciblée, c’est ce qu’elle veut, ça tombe bien. Enfin, elle fait ça, des exercices, des « tâches », messieurs dames, elle fait des exercices donc, mais pas seulement, elle se souvient qu’elle travaille aussi sur un texte philosophique dont le titre était « bâtir » (ah tiens ? ou « restaurer » ?), ou sur un chapitre d’un livre dont elle se plaignait de ne pas arriver à le lire « une chambre à soi », ou encore d’avoir à établir un emploi du temps d’orthophoniste avec multiples contraintes, situation écologique à objectif projectif… Et puis, elle ne fait pas que faire, puisque tous les soignants qui l’accompagnent, médecins, psy, neuro-psy, kiné, l’interrogent sur ce qui la gêne, ce qui l’embête le plus, ce qui est douloureux, ce qu’elle aime, ce qui compte, elle met en mots, elle dit aussi ses victoires, ses doutes, ses empêchements et ses projections.
Et surtout, surtout, ils la croient quand elle dit qu’elle ne peut pas – qu’elle ne peut plus – faire ci ou ça, c’est aussi bête que ça : ils l’écoutent. Ça la change du discours révoltant de l’expert médical de l’assurance qui voudrait la faire passer pour une de plus qui veut profiter de la situation, qui se complaît à se plaindre, avec de larges sous-entendus, alors qu’elle dit juste ce dont elle n’est plus capable, elle dit juste là où elle en est et son engagement dans les rééducations auxquelles elle croit dur comme fer. Elle ne tient pas le discours de la victime, ce n’est pas sa position dans sa vie.
Mais vraiment, elle exagère, de quoi se plaint-elle. Toutes les fractures sont pourtant consolidées, les radios le disent, tout le cerveau va bien, l’IRM le dit.
Tout juste insupportable, injuste, mais elle n’arrive rien à leur dire à ces experts, rien à leur répondre, elle est à terre. Ça ne lui ressemble tellement pas…
Alors, dans ces lieux de soin, qu’on l’écoute, qu’on la croie, ça l’aide à penser sa plainte légitime, ça l’aide tout court. Et elle avance. Ça va de pair. Un vrai nouage.
Elle continue de bosser pendant ces séances, elle bosse entre les séances, elle entraîne son cerveau. Elle y croit, c’est tout.
Et puis, elle n’est pas seule, et puis, elle est entourée, très entourée, et puis, pour le boulot, elle a une remplaçante qui accepte de lâcher progressivement son remplacement, et une autre encore, elle a des collègues qui s’occupent de plein de choses pour elle, bref, l’idéal, elle a beaucoup de chance et elle sait que c’est rare.
Donc, presque deux ans après, elle reprend le boulot, d’abord à temps très partiel, d’abord en libéral, puis, plus tard, son petit temps en institution médico-sociale, à temps partiel thérapeutique. Elle a l’impression de grignoter du terrain, que sa volonté déplace les barrières, ou les contourne seulement. Mais, ça ne tient pas l’année… Elle croule à nouveau sous la charge. Pas tenable. Elle sait qu’elle s’en demande trop et qu’elle ne peut pas suivre, mais elle ne le sait que dans l’après coup. Ce cerveau s’est vraiment payé sa tête. Mais ce boulot, elle l’aime, alors…
Alors, elle s’arrête à nouveau pendant plusieurs mois, et à la rentrée suivante, remaniements d’emploi du temps, limitation du nombre de rendez-vous, démission de son poste en institution — un vrai deuil — et des pauses, beaucoup de pauses dans la journée. Pour moins ressembler à une vieille chaussette le soir.
Et ça tient, plus ou moins, encore aujourd’hui.
Elle décide aussi, de ne pas laisser non plus ces experts se payer sa tête.
Et elle se bataille, se sent seule, rame à contre-courant, paradoxal, puisqu’en plus de ne pas être entendue, les professionnels du « droit de la victime » oublient que l’objet-même de cette démarche judiciaire — les troubles cognitifs qui l’empêchent de travailler comme avant — ne s’arrêtent pas à la couverture des dossiers à constituer. On lui demande de les constituer en quelques jours, comme ça, simplement, mais elle ne peut pas, des dizaines de documents à rassembler, de papiers à classer, un imbroglio de pièces… Ça lui demande un temps fou. Handicap invisible que tous ses efforts ne laissent pas ou peu deviner.
Quatre ans et demi après, après bataille et expertise judiciaire, pot de terre contre pot de fer, les troubles cognitifs sont reconnus, et leurs conséquences sur l’aménagement du temps de travail le sont également. Quant aux douleurs qui continuent de la réveiller, ce ne sera pas pour cette fois, ou pas assez, pas assez objectivées, c’est comme ça, elle s’en doutait mais elle en avait eu ras le bol de faire des examens médicaux et puis avec son boulot, ça lui faisait trop…
Bref, les troubles cognitifs sont reconnus et elle, elle sait que sa tête ne réfléchira plus comme avant.
Cette orthophoniste, c’est moi, et j’ai besoin de raconter.
Mon histoire n’a rien d’exceptionnel, ni de terrible, ce n’est pas ça que je veux dire. Chaque histoire est singulière, et je m‘en sors pas si mal, j’étais entourée, je parle bien français, je parle bien la langue administrative aussi. On ne peut pas en dire autant de tous ceux que nous recevons dans nos bureaux.
J’ai écrit cette lettre parce que je veux parler de ce nouage entre déficit objectivé, position subjective, demande, remédiation et légitimité.
Texte et contexte. Lignes de fractures et interlignes.
Je veux vous raconter parce que nous faisons un métier incroyable, qui exige d’être présent.
Accident est un participe présent.
Présent en est un également.
J’ai écrit cette lettre parce que je crois que mon après-accident commence par elle.
Commencez par la lettre !