Et si nous nous donnions les moyens de réinscrire dans les bases du système de santé les objectifs de lutte contre les inégalités sociales, d’émancipation individuelle et collective, et de plaidoyer ! Et si nous nous donnions les moyens de développer les soins primaires en y intégrant la prévention et la promotion de la santé !
Depuis l’ouverture de la Case de Santé en 2006 à Toulouse, une dynamique constante a vu des collectifs, ici ou là, se lancer dans la création d’un centre de santé communautaire. Au gré de la vie de ces collectifs, des enjeux locaux, des obstacles ou des opportunités, certaines de ces tentatives ont abouti et si le réseau national ne compte aujourd’hui que huit structures membres, d’autres frappent à la porte. Quatre ou cinq projets pourraient ouvrir cette année, et nous accompagnons une quinzaine de projets de création sur l’ensemble du territoire métropolitain.
Cette dynamique s’inscrit elle-même dans une longue histoire française d’invention de contre-modèles de soins primaires au système de médecine libéral, mais aussi dans celle plus universelle des expériences de structures de santé communautaire et de réappropriation des enjeux individuels et collectifs de santé.
Les structures réunies dans le réseau ne fonctionnent pas de manière uniforme, ne s’inscrivent pas sur les mêmes territoires, mais elles partagent des objectifs :
- constituer des unités de soins primaires accessibles animées par des équipes transdisciplinaires coordonnées,
- porter des projets de santé intégrés visant l’émancipation des usagères et des usagers,
- recourir à la médiation d’activités structurées poursuivant un objectif de transformation sociale et de lutte contre les rapports de domination entre les professionnels et les personnes accueillies,
- mobiliser des usagères et des usagers sur les questions qui les concernent et réhabiliter des savoirs qu’ils et elles possèdent,
- inscrire à l’intérieur du système de santé une visée de résistance aux défaillances, aux violences et aux discriminations que ce système impose.
C’est cette belle dynamique qui a poussé nos structures à se constituer en réseau pour faire connaître notre modèle, nous épauler, apprendre les uns des autres, accompagner les projets de création, et être un outil à disposition des personnes accueillies dans nos structures pour faire entendre leurs voix, leurs revendications et leur dignité.
Une alternative au sein d’un système de santé défaillant
Des cadres de travail intégrés et visant l’horizontalité
Au moment où le premier centre de santé communautaire se créait en France, dans un contexte d’hostilité institutionnelle marquée, l’État « innovait » en promouvant l’exercice coordonné comme horizon de l’évolution du paysage sanitaire français. Nous allions déjà plus loin, puisque plus qu’un exercice coordonné, c’est un modèle intégré d’unité sanitaire que nous lancions.
L’organisation de nos centres de santé vise à la fois à coordonner et décloisonner les soins, du curatif jusqu’à la promotion de la santé, dans l’optique d’une prise en soin globale (bio-psycho-sociale) des personnes. Elle vise aussi à repenser les rapports entre professionnels.
Nos cadres de travail s’appuient sur des outils et des temps de coordination, permettant d’articuler les actions d’une grande diversité de professionnels, et de faire émerger une culture commune du travail en santé au service de la démarche communautaire. La vieille hiérarchie des métiers du soin disparaît et les projets nécessitent la création de nouveaux métiers de la santé.
C’est une des spécificités de la pluriprofessionnalité de nos équipes, avoir intégré de nouveaux professionnels du travail en santé : accueil, médiation en santé, travail social en santé… sont des fonctions qui, dans notre modèle, participent pleinement à la production du travail d’équipe autour des usagers et usagères.
Au-delà de modalités coopératives du travail des équipes, nos cadres permettent l’émergence de nouvelles formes de travail en santé. À commencer par un renouvellement des formes traditionnelles, comme la consultation et les rendez-vous individuels. L’inscription dans une équipe (transdisciplinaire) offre à chacun la possibilité d’ouvrir l’échange et de laisser émerger des problématiques dépassant la compétence individuelle. Ce modèle invite aussi à voir une part plus importante du travail s’organiser autour de co-consultations associant différents professionnels.
Il nous permet aussi un aller-vers et un accompagnement ; des contacts plus informels, inscrits dans des temps de vie de la communauté et en convivialité ; le travail organisé dans des espaces collectifs…
Aucune de ces transformations du travail ne serait vraiment possible sans penser aussi les rapports sociaux de domination entre professionnels. Nos cadres de travail permettent à chacun et chacune une nécessaire réflexion pour repenser nos rapports, nos pratiques et cultures professionnelles. Limiter les rapports de domination dans les équipes participe à générer d’autres modes de relation aux usagers et usagères et construit de nouvelles postures.
Tous les professionnels sont salariés et participent à une organisation du travail tendant vers l’horizontalité. Les décisions sont prises collectivement, selon des modalités coopératives.
À l’inverse de la médecine libérale, qui place le médecin en pivot de la prise en charge, nous proposons aux personnes de prendre ce rôle. Charge à l’équipe d’organiser des espaces soutenant et de transformer ses compétences en ressources pour l’usager. Le statut salarié permet une rémunération à la fonction de soin et donc d’être reconnu pour l’exercice de son métier dans sa globalité.
L’émancipation des usagers dans une perspective de transformation sociale comme éthique du soin
- Agir sur les déterminants sociaux de la santé et l’émancipation
Nous partons du consensus scientifique qui impute aux conditions matérielles d’existence des personnes que nous recevons la cause principale de leur état de santé. De plus, nous considérons que ces conditions d’existence résultent beaucoup plus de facteurs sociaux que de choix ou de caractéristiques individuelles. Il s’agit donc pour nos structures, placées au plus proche du quotidien des usagères et des usagers, de saisir les déterminants sociaux qui impactent négativement leur santé (précarité, travail pénible, accès restreint à une alimentation de qualité...), mais aussi positivement (système d’entraides, soutien communautaire…) et d’agir sur ceux-ci pour (ré-)ouvrir la possibilité d’un quotidien acceptable comme impératif vers une bonne santé.
Pour cela, il faut faire le choix de viser l’émancipation individuelle et collective comme principe des activités dispensées dans nos centres de santé. Cela passe par le fait de proposer des accompagnements individuels et collectifs multiples et de laisser les usagers et usagères se saisir de ce qui leur semble pertinent. Cela passe par des dynamiques d’éducation populaire : ainsi les personnes sont toujours placées en co-expertise, de la consultation médicale ou paramédicale à l’entretien social en passant par les activités collectives, et donc en capacité de dire ce qui impacte leur santé et de décider de ce qu’elles veulent en faire.
C’est au croisement entre déterminations sociales, trajectoire personnelle et conditions de vie que découlent, pour les personnes que nous recevons, les inégalités sociales de santé qu’elles subissent. Mais c’est aussi de cet endroit qu’il est possible d’entendre ce que ces personnes ont à nous dire, notamment comment elles conçoivent leur santé, ce qui est acceptable ou pas pour elles, ce qu’elles souhaitent maintenant et ce qu’elles espèrent pour demain. C’est donc la dignité des personnes qu’il faut saisir pour prendre soin.
Prendre le temps d’écouter cela et travailler collectivement à adapter des outils pour répondre aux demandes qui nous sont faites (ou à les élaborer avec les personnes) est la base d’un système de santé qui mettrait comme enjeux primordiaux la lutte contre les inégalités sociales de santé et la participation des usagères et des usagers.
- Des espaces collectifs en santé cadre de la mobilisation des usagers et de leurs savoirs
La santé se développe et se façonne aussi en dehors des espaces individuels de consultation. Dès lors, la création d’espaces collectifs en santé favorise la rencontre, le partage d’expérience et la valorisation des savoirs de chacun. On s’y rencontre et se fédère autour d’un objet commun (le vécu d’une maladie chronique, des conditions de vie similaires, des violences et discriminations subies...). Le partage des savoirs et expériences en santé va alors participer à une dynamique émancipatrice : s’y jouent les solidarités nécessaires pour se donner de la force, de la joie, mais également créer de la connaissance là où le système administratif, social et sanitaire exclut et broie de plus en plus les corps et les esprits.
L’accueil tant dans sa fonction que par son espace dédié participe aussi de ces dynamiques. Les accueillants créent les conditions propices pour laisser de l’espace aux personnes, où la considération et l’écoute participent à rendre légitime leur vécu et permettent de renforcer ainsi le sentiment d’existence et de dignité de chacun.
Enfin, en s’organisant en équipe transdisciplinaire, nous donnons des clés de compréhension dans les différents espaces de rencontre collectifs et de consultations permettant de se saisir de l’organisation du système de santé, mais aussi de l’organisation de nos structures de soins et des ressources extérieures.
En intégrant la médiation en santé dans les équipes de soin, nous travaillons le pouvoir d’agir en santé. D’abord en créant de la rencontre auprès des personnes les plus éloignées du système de santé, par les outils de l’éducation populaire en santé, puis par la création d’espaces de solidarité pour contrer le non-recours aux soins, en agissant sur les déterminants de la santé, dans une logique de transformation sociale.
- Une visée de résistance aux défaillances, aux violences et aux discriminations
Les inégalités sociales créent des inégalités de santé, mais elles créent aussi des inégalités d’accès aux soins, de prise en charge, de traitement, de diagnostic, de choix, d’accès à l’information, de connaissance des dispositifs, etc. Nous sommes tous les jours témoins des parcours de santé chaotiques qui sont le lot de nos accompagnements.
Le système de santé est régulièrement violent et discriminatoire. Parfois de façon directement intentionnelle (dépassements d’honoraires, prescriptions non adaptées aux réalités des patients, soignants racistes, réduction des droits de l’AME, etc.), parfois parce qu’il ne s’adapte pas (peu ou pas d’accès à l’interprétariat, méconnaissance de certains publics, non prise en compte des conditions de vie des personnes…). Au milieu de cela existent beaucoup de résistances et d’inventivité, tant de la part des usagères et des usagers, que de nombreux soignantes et soignants.
C’est en écho à cela que nous nous inscrivons au cœur du système de santé, dans cette santé de première ligne où nous souhaitons proposer un autre modèle, mais aussi accompagner au mieux les personnes que nous recevons dans les difficultés qu’elles peuvent rencontrer tout au long de leur parcours de soin.
Lutter contre le non-recours aux soins est une bataille quotidienne pour permettre de répondre aux souhaits des personnes que nous accompagnons d’être prises en compte de manière humaine, d’être accueillies dans leur souffrance et leurs interrogations, de comprendre les possibles, d’avoir le droit de faire des choix. Il s’agit de s’inscrire dans un autre rapport à la consommation de soin qui passe avant tout par la libre-adhésion et la levée des obstacles, souvent nombreux, que l’on rencontre pour prendre soin de soi.
Nous mettons notre inventivité et notre résistance, qui sont aussi et avant tout celles des personnes que nous recevons, à l’épreuve d’un modèle que nous pensons reproductible et adaptable. Ce modèle s’adjoint aux autres luttes, résistances et inventivités qui proposent, ensemble, sans forcément se coordonner, de faire le choix de se battre pour un système de santé qui aurait comme boussole élémentaire de prendre soin des professionnels qui y travaillent et des personnes qui y sont soignées.
Un réseau national pour ancrer et développer ce modèle
Une dynamique fédérative et créatrice en soutien des équipes
Si c’est dans les équipes de centres de santé communautaire que s’inventent au quotidien des formes d’organisation, des pratiques en santé communautaire et des stratégies de lutte contre les inégalités sociales de santé, c’est au sein du Réseau des centres de santé communautaire que se jouent la mise en commun et d’autres formes de coopération.
Pas de recherche d’homogénéisation, c’est à partir d’une valorisation et d’une mise en commun de la richesse des diversités que s’anime le Réseau. L’espace du Réseau vise la mutualisation des outils, des expériences et pratiques : lever un blocage, confirmer une expérimentation, questionner des modalités de travail, ouvrir de nouveaux possibles, partager une mobilisation, organiser des plaidoyers communs… Mais aussi mettre en commun pour donner à voir. Donner envie.
Nouvelle démarche, nouvelles pratiques, nouveaux métiers, tout met en évidence les limites de nos formations professionnelles initiales. Nous avons dû produire artisanalement de la formation et développer des compétences au sein des équipes. Le Réseau s’engage à produire des offres de formation nouvelles au bénéfice des équipes des structures membres et bientôt ouvertes à celles et ceux qui souhaitent transformer leurs organisations et pratiques professionnelles. Le Réseau est également disponible pour travailler au sein des formations initiales pour y développer les pratiques en santé communautaire.
Fédération et mutualisation se construisent tout au long de l’année au sein de groupes-métiers ou de commissions de travail, mais un temps majeur se joue lors des Rencontres nationales des équipes de centres de santé communautaire. Les premières ont eu lieu en 2021 et ont acté la constitution du Réseau comme fédération des centres de santé communautaire, investie des différentes missions décrites ci-dessus. Les deuxièmes ont été organisées fin septembre 2023, réunissant pour la première fois les quelque cent vingt professionnels qui composent les équipes des huit structures membres à ce jour.
Enfin, le Réseau s’organise pour soutenir la dynamique de création et accompagner les collectifs qui se lancent, en valorisant un accompagnement expérientiel et éprouvé de notre modèle. Les jeunes professionnels en particulier peuvent donc à présent compter sur un support et des ressources facilitant la démarche de création d’une structure répondant à leurs nouvelles aspirations.
Un espace de développement du modèle et de soutien à son essaimage
Après quinze années d’aventure, notre meilleure option a été de nous représenter par nous-mêmes. Nous portons la défense et la promotion de notre modèle auprès des pouvoirs publics, et dans la période récente deux expérimentations nationales « article 51 » ont ouvert une fenêtre, qu’il va falloir agrandir, mais qui se trouve être favorable au développement des centres de santé communautaire.
La question en jeu dans ces expérimentations est décisive : le modèle économique. Le modèle organisationnel et les pratiques professionnelles dans nos centres imposent une mise en cause fondamentale du système de financement du travail en santé et en particulier du paiement à l’acte.
Le travail que nous avons engagé jusque-là a conduit à expérimenter de nouvelles formes de rémunération. Les deux piliers à cette étape : un forfait patient d’un côté pour sortir du paiement à l’acte, et un forfait « structure » adapté au modèle (dit SECPa). Le Réseau renforce cette dynamique et permet de peser un peu plus contre les résistances des responsables publics et les vents contraires du monde libéral. Il y a aussi un enjeu à ne pas voir dévoyée la démarche par des effets d’aubaine financière que saisiraient des opérateurs sans engagement dans la démarche communautaire en santé.
Beaucoup de recherches scientifiques ont été conduites sur notre modèle et sont venues conforter sa pertinence et le caractère probant des effets sur les personnes accueillies et accompagnées. Le Réseau travaille à développer un champ de recherche en soins primaires. Mais en l’état, le Réseau et les futurs porteurs de projet se trouvent armés d’arguments solides à l’appui du développement d’alternatives d’organisation des soins primaires.
Conclusion
La dynamique nouvelle que nous avons lancée participe d’un mouvement de refondation des soins primaires. Remettant radicalement en cause le modèle actuel, nous ouvrons une alternative pour les professionnels attachés au sens du soin et convaincus de la nécessité d’une transformation sociale urgente face aux dégâts humains traduits dans les inégalités sociales de santé.
Ce modèle nouveau a fait ses preuves et sert de point d’appui à un mouvement de maillage territorial partant des besoins des populations, les mobilisant dans leur définition, leur priorisation et la construction des réponses nécessaires depuis le lieu de soins primaires de proximité.
C’est donc un appel qui est lancé ici. Un appel aux internes de médecine générale et aux jeunes médecins en particulier, à s’emparer de ce modèle et à investir ces cadres de travail. Un appel à la population à s’organiser pour porter et revendiquer la création de centres de santé communautaire sur le territoire.
Ce mouvement est lancé et, compte tenu du chemin parcouru jusque-là, il ne va pas s’arrêter de sitôt. Mais nous sommes à une étape importante actuellement. Nous sommes toutes et tous face aux défis que nous pose un système moribond, et toutes et tous devant un rendez-vous à ne pas rater. Ce rendez-vous a besoin de l’engagement des professionnels pour répondre aux attentes de la population. Le Réseau se tient aux côtés de celles et ceux qui se lancent : pour sécuriser le modèle économique ; accompagner les processus de création de nouvelles structures ; soutenir le développement des organisations professionnelles par la mutualisation des expériences abouties et développer la formation professionnelle... Allons-y !