Crises planétaires et soins primaires

Pourquoi les médecins généralistes peinent-ils à saisir les enjeux de santé planétaire ? Cette question m’a longtemps préoccupé et une partie de la réponse a pris la forme d’une thèse de médecine dont l’objectif principal est d’explorer leur positionnement sur la santé planétaire.

Anthony Delcambre, médecin généraliste

La santé planétaire a l’ambition de promouvoir la santé humaine en favorisant la bonne santé des systèmes naturels dont elle dépend. Elle étudie les effets des changements environnementaux sur le bien-être et la santé du vivant, ainsi que les systèmes politiques, économiques et sociaux qui régissent ces effets. Cette méthodologie est pertinente car elle examine les rapports de domination, souvent économiques et politiques, qui réduisent aujourd’hui l’habitabilité de la planète pour tous ses habitants : humains et non humains. Elle renvoie aux liens d’interdépendance que nous entretenons, la plupart du temps inconsciemment, avec le reste du vivant. En ce sens, la santé planétaire n’est pas la santé environnementale qui, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), considère l’ensemble des facteurs, physiques, chimiques, biologiques, sociaux, psycho- sociaux et esthétiques de l’environnement susceptibles d’affecter la santé des populations. Cette définition peut être considérée anthropocentrée car c’est avant tout par et pour les humains que « l’environnement » est appréhendé et donc utilisé de telle ou telle manière. La santé planétaire, quant à elle, développe une compréhension plus large et renvoie à des notions pluridisciplinaires comme l’anthropologie ou la philosophie du vivant par exemple. Se départir de soi en considérant les points de vue des milieux de vie en eux-mêmes change considérablement notre rapport à la santé et notre vision du soin en tant que médecin.
En général, les médecins généralistes ignorent encore largement les impacts des activités humaines, dans l’espace et dans le temps, sur la santé humaine et celle des écosystèmes. L’actualité récente n’a pourtant cessé de révéler les conséquences du changement climatique à travers des évènements météorologiques de plus en plus fréquents, imprévisibles et extrêmes. Confrontés à ces impacts, ils commencent petit à petit à prendre conscience de ces liens dans leur sphère personnelle, par l’expérience directe des canicules, des inondations ou des incendies. La pollution, générée par les mêmes logiques thermo-industrielles, frappe également de plein fouet la santé des populations de manière différenciée selon les niveaux socio-économiques. Ces nouveaux facteurs de détérioration de la santé n’ont pas encore été intégrés ou insuffisamment dans le corpus des connaissances médicales. La formation initiale reste élaborée à partir d’une pensée en silo différente de la pensée systémique si chère à la santé planétaire. Il est urgent d’élargir la vision du soin à celle des écosystèmes qui, certes, se dégradent de jour en jour, mais qui sont aussi les fondements d’une meilleure santé pour toutes et tous. Il en ressort un cruel décalage entre l’urgence des limites planétaires et les actions menées par les médecins pour les réduire et s’y préparer. La situation peut toutefois évoluer puisque les médecins ont les compétences scientifiques pour comprendre ces enjeux et la position de sentinelle pour les percevoir. Ils détiennent également une place importante au sein de la société pour guider les actions en faveur de la santé planétaire. Dans un monde idéal, ils pourraient devenir des représentants de la lutte contre le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité.
Les objectifs d’une approche en santé planétaire sont de développer et d’évaluer des solutions pour sauvegarder un monde équitable, durable et sain. Des leviers d’action simples peuvent être déployés, comme celui des cobénéfices, qui considèrent ensemble la santé des patients et celle des écosystèmes. Des réflexions et des actions concrètes peuvent se mener en dehors des cabinets médicaux en réfléchissant à l’alimentation dans un territoire donné, à la mobilité et à l’accès à des milieux de vie moins artificialisés pour promouvoir la santé.
Les médecins généralistes, comme tout citoyen et comme professionnels de santé, participent aux changements environnementaux globaux, en raison des coûts environnementaux liés à la pratique médicale et à leur mode de vie personnel. Ils peuvent transformer leur pratique en adoptant une démarche écoresponsable, des formations existent déjà sur ce point pour être accompagné.
Plusieurs défis subsistent pour les médecins et, a fortiori, tous les citoyens, notamment de revoir nos modes de vie éloignés du vivant et nôtre manque de prise en considération des risques et vulnérabilités liés aux changements environnementaux globaux. Le paradigme médical dominant, dit biomédical, est trop centré sur la maladie et fait appel à des logiques de soin curatives et préventives. Or, la promotion de la santé à travers la compréhension de ce qui fait la santé permet l’émergence d’un autre paradigme appelé salutogène. Ce principe repose sur une capacité d’autoréparation et sur l’appropriation de la santé comme ressource de bien-être. Il laisse envisager un autre soin prenant en compte les déterminants écologiques et sociaux comme fondamentaux de la vie humaine. Un autre obstacle est également à prendre en considération : le fonctionnement en lui-même des systèmes de santé. La santé est, depuis plusieurs décennies, gouvernée par des logiques néolibérales et verticales qui ne permettent pas de se l’approprier politiquement et démocratiquement. Les logiques de rentabilité et de management ont fragilisé le système de santé au détriment d’un État social protecteur. Les conditions de travail et la qualité des soins prodigués dans les systèmes hospitaliers et en médecine dite « de ville », alors qu’il est aussi question des territoires ruraux, délaissés en France, posent la question des transformations nécessaires du système de santé. Les politiques de santé se sont focalisées sur les comportements individuels plutôt que sur les déterminants collectifs de la dégradation de la santé, sans réduire les inégalités de santé. Il y a un besoin absolu de transversalité, voire de transdisciplinarité, le tout en partant des milieux de vie qui resteront toujours premiers dans la fabrication de notre santé.

par Anthony Delcambre, Pratiques N°104, avril 2024

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