Militant en EHPAD

Entretien avec Gaston Gohard
Chef de bureau retraité d’EDF

        1. Gaston Gohard, militant de la première heure, vit désormais dans un établissement hospitalier pour personnes âgées dépendantes. Il observe et expérimente de l’intérieur la dégradation fulgurante de nos services publics.

Je suis entré à EDF en 1950 avec un CAP de dessinateur industriel. J’ai grimpé les échelons jusqu’au poste de chef de bureau d’études, puis j’ai assuré des fonctions syndicales en fin de carrière. J’étais et je suis toujours syndiqué à la CGT. Je me suis marié avec Lisette en 1949. J’avais entendu parler du syndicalisme par mon père. J’ai tout laissé tomber à cause de la maladie de ma femme en 1988, quand elle a eu un cancer du côlon.

Tu as pris ta retraite à quel âge ?
En 1983, j’avais 56 ans. Lisette, qui avait deux ans de plus que moi, l’a prise en même temps que moi. Elle a eu un cancer cinq ans après et elle en a bien guéri.
Fin 1999, j’ai commencé à m’apercevoir que Lisette avait des trous de mémoire. Nous avions beaucoup d’amis et faisions de nombreuses sorties. Quand nous discutions ensemble et que je lui disais : « Tu te souviens Lisette ? », elle me répondait : « Ah peut-être bien » et disait à qui voulait l’entendre : « Oh ben moi, ma mémoire c’est Gaston », ça faisait rire… Un jour que j’avais rendez-vous avec mon toubib, je lui ai parlé de Lisette. Il m’a proposé de lui faire passer des tests au centre hospitalier (CHU). Lisette a accepté et la neurologue m’a pris à part pour m’annoncer le diagnostic de maladie d’Alzheimer. J’ai encaissé le coup et on est rentrés à la maison. C’était au début de l’année 2000.
Durant toute sa maladie, j’ai fait en sorte que ça se passe au mieux pour elle et qu’elle reste le plus longtemps possible à domicile. Des infirmières passaient tous les matins, elle les adorait. Fin 2008, elle a commencé à aller trois fois par semaine en accueil de jour dans un Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) public qui dépend du CHU. Et début 2010, elle a intégré définitivement l’établissement. Ça s’est fait en douceur. Elle est morte là-bas le 9 octobre 2012. Sa prise en charge a été formidable, une excellente coordination avec les infirmières, la cadre de santé, le médecin, le psychologue et moi-même. Ils se sont renseignés sur notre quotidien, m’ont toujours écouté. Elle ne restait jamais longtemps seule dans sa chambre.
C’est pendant le séjour de Lisette que j’ai intégré le conseil de surveillance de l’établissement. Quand elle est morte, j’ai voulu donner ma démission, mais ils m’ont demandé de rester.
Quand je me suis retrouvé veuf à 85 ans, c’est moi qui ai commencé à avoir des ennuis de santé. Il a fallu me poser une prothèse totale de genou, ça s’est très bien passé et j’ai pu bénéficier d’une rééducation efficace et épatante dans l’établissement de soins de suite La Claverie. Puis l’hiver 2015, j’ai fait une chute dans ma cuisine, j’ai eu l’impression que ma jambe droite se dérobait, cela s’est reproduit plusieurs fois. Après une longue hospitalisation en rhumatologie, les médecins ont diagnostiqué un problème lombaire. J’ai vu un chirurgien qui m’a demandé de passer une IRM pour laquelle il devait m’envoyer un rendez-vous. J’ai tenu tout l’été grâce à une infiltration et en marchant avec une canne. Je pouvais conduire et faire de longues marches dans la campagne. Entre-temps, je m’étais inscrit dans l’EHPAD où Lisette avait passé le restant de ses jours. Comme le rendez-vous d’IRM n’arrivait toujours pas, je me suis débrouillé tout seul et je l’ai passé dans une clinique privée. Finalement, le chirurgien n’a pas voulu m’opérer, c’était trop risqué. À l’automne, j’ai refait une chute chez moi et Philippe, mon fils, m’a fait acheter un déambulateur. C’était tout un bazar ! Dans mon immeuble, il faut monter un demi-étage pour prendre l’ascenseur, alors je mettais mon déambulateur en bas avec un cadenas comme un vélo, je montais l’escalier avec une canne anglaise à l’aide de la rampe et je prenais l’ascenseur. J’ai vécu comme ça jusqu’à ce que je retombe de nouveau en 2016, à 5 heures du matin. Je me suis cassé le fémur et me suis traîné pour faire le 15 et appeler mon gars. Au moment de m’endormir, l’anesthésiste a vu ma date de naissance sur mon bracelet au poignet et me dit : « Mais c’est votre anniversaire ! » On était le 22 mai. « Ben oui, je savais pas quoi m’offrir, je me suis dit : tiens je vais aller à l’hôpital, au moins c’est remboursé ! » Tout le monde rigolait. L’opération s’est bien passée, puis après je suis parti à La Claverie au centre de réadaptation. Je devais avoir une attelle, il n’y en avait pas, j’ai dû l’attendre longtemps. Il était prévu que j’y reste six semaines et le chirurgien m’avait interdit de rentrer vivre seul chez moi. La directrice m’a dit au téléphone : « Faites vos séances de rééducation, puis quand vous connaîtrez votre date de sortie, vous nous en informerez. » Lorsque l’interne est venu me voir après ma visite de contrôle, je lui ai expliqué tout ça. Sans rien me dire, mes séances de kiné à peine commencées, il m’a carrément expédié en EHPAD en me disant qu’il y aurait ce qu’il fallait sur place. Cela m’a complètement déstabilisé. Je n’ai vu une kiné à la maison de retraite que trois semaines après mon arrivée, pendant vingt minutes. On a décidé d’arrêter les séances qui ne servaient plus à rien pour m’aider à remarcher correctement.

Un jour, j’ai regardé une émission de télé sur les urgences d’un grand hôpital parisien, c’était affreux ! Lors du débat qui a suivi, une infirmière a dit : de toute manière, au CHU, l’orientation qui est donnée c’est la « rotation ». Je ne savais pas ce que c’était la « rotation ». J’ai réfléchi, et je me suis dit que si j’étais resté six semaines au CHU, j’aurais pris la place de quelqu’un d’autre, il fallait que ça tourne et que les vieux laissent la place aux plus jeunes parce qu’avec les fermetures de lit, il n’y a pas de place pour tout le monde. Mais à La Claverie, il ne devrait pas y avoir de « rotation », tu sors quand tu es réadapté, c’est tout ! J’ai téléphoné à l’interne pour lui dire ce que je pensais, j’ai prévenu le chirurgien que ses prescriptions n’avaient pas été respectées, mais cela n’a pas amélioré ma situation. Le matin où je suis parti, à 7 h 30, il y avait une fille en train de nettoyer ma chambre, elle m’a foutu dans un fauteuil avec ma valise par terre. Je lui ai dit gentiment parce qu’elle n’y était pour rien : « Moi quand je vais à l’hôtel, on attend que je sois parti pour faire le ménage, alors si je vous gêne, foutez-moi dans le couloir avec ma valise » ! Elle m’a regardé avec un demi-sourire, puis elle est partie et je ne l’ai plus revue. Il fallait que je foute le camp, ça s’est terminé comme ça.

Et tu n’as pas pu aller faire ta kiné à La Claverie ?
Non, ce n’était pas possible. J’ai comparé la situation avec l’époque où j’ai fait ma rééducation après la pose de ma prothèse de genou en 2013. En moins de deux mois, j’étais rétabli, la rééducation ça avait été formidable, je pouvais reconduire. Maintenant, la situation s’est complètement dégradée, c’est honteux ! Là-bas, j’ai rencontré un gars de la CGT, il m’a dit : on n’a même plus le temps d’être gentil avec nos malades.

Quand tu es arrivé ici, tu n’avais pas le moral, alors que tu l’avais choisi.
Oui, je n’avais pas le moral à cause de ma patte. Cela aurait pu se passer en douceur, ça a été très brutal. Je ne pouvais pas marcher. Maintenant, j’arrive à marcher avec un déambulateur, mais là encore, c’est compliqué. Il y a quelques mois, je suis retombé en me levant de table et je me suis cassé le poignet.

Quand tu es arrivé ici en 2016, les conditions de soin s’étaient déjà dégradées par rapport à ce que tu avais vécu avec Lisette.
Ça se dégrade tout le temps, comme à La Claverie, il y a eu des mouvements de grève en 2015, mais ça n’a rien changé.
Quand vous êtes dans une chambre comme ça, l’infirmière, elle rentre proufff… c’est le coup de vent… un jour à 14 h 30, mon lit n’était encore pas fait. Il y a une fille qui rentre en disant : « Je viens pour faire votre lit », elle a pas mis cinq minutes pour faire mon lit toute seule. Et boum ça fonce, les gens n’ont pas le temps d’être gentils avec les « clients », c’est partout pareil. Je ne me gêne pas pour parler de cette dégradation au conseil, d’autant que je peux faire la comparaison avec les soins qui ont été prodigués à ma femme quelques années auparavant, parce que c’est le jour et la nuit ! C’est fou…
La douche, c’est tous les quinze jours ! Et l’autre jour, comme il n’y avait pas d’infirmière disponible et que l’aide-soignante n’était pas habilitée à le faire, soi-disant compte tenu de mon état, j’ai failli louper mon tour. J’ai protesté en disant que je m’en fichais que ce soit l’infirmière ou l’aide-soignante, je ne vois pas la différence. C’est infernal, il faut le redire, j’ai lu un article dans Le Monde diplomatique où ils expliquaient que, dans les maisons de retraite, pour la maladie d’Alzheimer ou la très grande vieillesse, c’était important de ne pas laisser la personne toute seule dans une chambre du matin au soir. Mon voisin, il a 104 ans, il ne voit quasiment personne et il ne va même plus manger le soir avec son déambulateur. Sa fille vient le voir de temps en temps, mais sinon rien… Dans cet article, ils disaient qu’ils avaient fait une étude et que pour dix résidents, il fallait six personnes, ben ici ils sont quatre pour quarante ! Alors c’est pas la peine de faire des dessins, c’est facile à comprendre.
Les résidents, ils s’en prennent souvent au personnel, mais ce ne sont pas eux les responsables, ce sont leurs conditions de travail qu’il faut dénoncer. Mais il n’y a pas beaucoup de personnel syndiqué. J’ai parlé des conditions de travail l’autre jour au conseil et que les moyens étaient très insuffisants, et que ce n’était pas le personnel, ni même le directeur qui étaient responsables. De l’argent, il y en a partout, c’est ça qui me fout en boule, mais tout va aux milliardaires qu’ils nous montrent à la télé. Les Gilets jaunes, là, qui se mobilisent sur les ronds-points, des gens qui n’ont pas assez à manger, qui doivent survivre avec 600 € par mois, vivre comme ça au XXIe siècle c’est pas possible.

Combien êtes-vous de résidents à siéger au conseil de surveillance ?
Je suis tout seul. Il y a aussi une aide-soignante qui représente la CGT, alors elle, je la rencontre, je discute avec elle. Je lui dis d’intervenir en premier, et moi j’interviens après en soutien. J’exige que mes interventions soit mises dans le compte rendu des réunions, parce qu’il y a aussi un représentant de la municipalité qui siège, c’est le seul politique, il faut qu’il relaye nos propos et prenne des initiatives parce que ce n’est plus possible de continuer comme ça.

Y a-t-il eu des mouvements de grève depuis que tu vis ici ?
Oui une fois au tout début, j’avais pu discuter avec le représentant de la CGT. Il y avait une journaliste, ils m’ont demandé de faire une photo avec eux. Du coup, j’étais dans le journal du lendemain, le directeur est venu me voir pour s’assurer que j’étais bien d’accord pour la photo. Je lui ai répondu qu’il n’y avait pas de problème, on a discuté et je lui ai dit que je n’aimerais pas être à sa place pour diriger un établissement comme ça avec si peu de moyens.

Et au niveau des repas ?
Il y a des gens qui disent que c’est dégueulasse, c’est vrai qu’il y a des jours je ne pouvais pas mâcher la viande tellement elle était dure. Par contre, les repas d’anniversaire, le repas de Noël, c’est bien, pourtant ce sont les mêmes cuisiniers, mais là aussi, ils n’ont pas de moyens.

Y a-t-il une cuisine dans l’établissement ?
Oui, il y a une cuisine propre à l’établissement, je me suis renseigné et maintenant, il y a des réunions avec les cuisiniers auxquelles ils m’ont demandé d’assister. Et là, j’ai appris un truc qui m’a encore conforté. C’est que les cuisiniers c’est un marché national. Ils n’ont pas le choix. C’est un marché qui est traité à Paris et toutes les maisons de retraite publiques s’approvisionnent là.

Ils ne peuvent pas acheter local ?
Non et s’ils ne sont pas contents d’un fournisseur, ils ne peuvent pas aller chez un autre. Alors de temps en temps, on tombe sur des viandes qui sont acceptables, parfois ce n’est vraiment pas mangeable. S’ils pouvaient passer un marché avec des fournisseurs locaux, je ne sais pas si ça coûterait moins cher, mais ce serait mieux. Parce que les gars, ils sont bons cuisiniers, si on leur donne de quoi faire de la bonne cuisine, ils vont en faire.

Et au niveau de l’animation ?
Ben j’aime bien aider le personnel comme je peux. Les responsables de l’animation m’ont demandé de chanter à Noël et puis au marché d’hiver quand ils font une grande fête, là il y avait même un petit orchestre. Je fais partie de la chorale et, parfois, mon fils vient et m’accompagne à la guitare. Alors là je rêve, parce que si on m’avait dit quand j’avais 20 ans que je pourrais chanter accompagné par mon gars, j’aurais dit non, pas à 92 ans ! J’en suis le premier surpris, et content parce que je chante correctement, les gens sont contents, ils applaudissent, ils en veulent. Et Philippe, il est heureux comme tout d’accompagner son père, c’est le bonheur ces jours-là !
Il y a des ateliers mémoire. Il y a « le temps de partage », alors là, je me régale !
Et depuis peu, il y a des discussions sur l’éthique, c’est un philosophe qui vient, il est sympa. La philosophie avec tout ce qui se passe actuellement, c’est excellent. Tant qu’on n’aura pas trouvé le partage équitable des richesses produites par le travail et l’être humain, il n’y aura pas de solution possible.

Tu as toujours gardé le même esprit combatif
Oui, mais je fais attention pour ne pas choquer les gens, mais j’ai de bonnes relations avec tout le monde.

Propos recueillis par Sylvie Cognard


par Sylvie Cognard, Gaston Gohard, Pratiques N°86, juillet 2019

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