Méfions-nous de nos représentations

Didier Ménard
Médecin généraliste retraité

L’histoire qui suit devrait nous convaincre de bannir les a priori qui encombrent nos représentations sur la vie des habitants des quartiers populaires.

Comment vivent les habitants des quartiers populaires ? Quand je lis, sous la plume des journalistes, des sociologues, des anthropologues, des femmes et hommes politiques, les commentaires et autres analyses sur la « vie » dans nos cités, il est difficile de se faire une opinion sur ce qu’est la réalité de la vraie vie dans nos quartiers. Le jugement oscille entre l’indignation, la crainte, la méfiance et autres sentiments qui résument la certitude qu’il ne fait pas bon y vivre, le constat étant que ceux qui y habitent y sont forcés, soumis à leur triste condition sociale. Tous ces clichés et poncifs cachent une réalité aux multiples formes qui mélange les comportements abjects et stupides aux comportements vertueux et fraternels. Il y a, comme dans toute communauté humaine, une diversité de situations mais, ici, la relégation fabrique une vie sociale où dominent les inégalités qui produisent de la souffrance individuelle, familiale et collective. Mais n’allez surtout pas croire que ces habitants, habitués à ce que la fin du mois revienne chaque semaine, sont des personnes à l’esprit soumis, enfermés dans un individualisme nourrissant un fatalisme destructeur. Non, ces gens, s’ils vivent difficilement, savent faire de leurs difficultés une richesse de la solidarité, de la fraternité et de l’humour. Les Anciens y jouent un rôle essentiel. Le respect que chacune et chacun leur témoigne valorise leur place de conseil, d’éducation et de tendresse partagée. Vous allez vous dire que cette présentation est subjective, elle l’est, puisque ces personnes nourrissent mon exercice professionnel de médecin généraliste depuis quarante ans.

Pour vous convaincre qu’il faut se méfier des préjugés et représentations sur la vie de ces personnes, j’ai choisi de vous raconter une page de l’histoire d’une femme marocaine de 75 ans. Nous l’appellerons Yasmine. J’ai fait la connaissance de Yasmine lors de mes premières visites à domicile dans la cité. Une visite qui se grave dans votre mémoire pour la vie. Quand je suis rentré dans le salon, sur l’immense canapé dans le pur style maghrébin, huit enfants étaient assis rangés par taille, ils m’attendaient toutes et tous et ils avaient le crâne rasé. Ma surprise fut grande et Yasmine de m’expliquer que l’un des enfants ayant eu des poux, le traitement traditionnel, comme au pays, était de raser les cheveux, c’était le plus efficace et le plus économique. S’ensuivit une discussion sur l’image de soi vis-à-vis d’autrui, sur l’humiliation que les enfants pouvaient subir à l’école, sur l’attitude des enseignants… Yasmine argumenta sur chacun de mes propos, ce qui, sans me convaincre, m’obligea à admettre qu’il y avait de la vérité dans son discours, que son éducation permettait à ses enfants de savoir se situer par rapport aux réactions qu’ils ne manqueraient pas de vivre. Quand je vois aujourd’hui à la sortie des écoles tous ces enfants au crâne rasé parce que c’est la mode, je revois les huit gosses assis sur ce canapé. À partir de ce jour, j’ai entretenu une relation de confiance et je remercie Yasmine de m’avoir aidé à comprendre la culture berbère, de m’avoir enseigné plusieurs pratiques de soins traditionnelles souvent plus efficaces que nos médicaments et j’ai su lui adresser des jeunes parents en quête de savoir-faire pour s’occuper de leurs bébés. Nous avons vieilli ensemble. Les pathologies chroniques graves qui la frappaient la conduisaient régulièrement à la consultation.

Un jour, deux de ses enfants viennent me réclamer un calmant pour Yasmine. Je leur demande la raison et ils m’expliquent : Yasmine est toujours marocaine, elle n’a jamais voulu demander sa nationalité française n’y voyant pas nécessité tant elle était bien intégrée en France. Ses enfants étaient soucieux de l’évolution de la politique migratoire du nouveau gouvernement, ils craignaient une reconduite au pays et dans son état de santé précaire, cela signifiait pour eux la mort de leur mère. Leur père était français depuis très longtemps, tous les enfants également, alors il le fallait pour Yasmine.
Yasmine, femme marocaine de 75 ans, au corps abîmé par ses huit maternités, ses privations, parlant mal le français et l’écrivant peu, recroquevillée sur elle-même devait affronter l’épreuve de la naturalisation, un défi considérable pour quiconque se représente Yasmine comme peu cultivée. Le calmant demandé est pour la tranquilliser face à l’épreuve du lendemain, celle de l’entretien de culture générale. J’ai vite compris que les plus angoissés étaient les enfants et, refusant de prescrire, je tentai de les rassurer sur l’empathie des personnes qui faisaient cet entretien. Je leur demandai de venir me dire le lendemain le résultat de cette épreuve. Quand je les vis le lendemain, tout excités dans le couloir du cabinet, je ne pus que leur consacrer quelques minutes entre deux consultations.
« Incroyable, pas possible, si tu savais ce qu’elle nous a fait… ». J’eus du mal à les calmer et entendre le récit de ce fameux entretien. Normalement, la personne est seule avec « l’examinateur », mais ils ont réussi, en s’appuyant sur l’état de santé de Yasmine, à assister à l’entretien, il faut dire qu’ils savent argumenter.
Première question : « Madame, dites-moi quelle est la femme qui a sauvé la France ? » Silence. Yasmine réfléchit : « Je pense que c’est Jeanne d’Arc » « Oui et pourquoi ? » et Yasmine de raconter l’épopée de la pucelle d’Orléans. Les enfants sont sidérés ! Une ou deux questions plus tard sur le général De Gaulle, Yasmine recevait les félicitations pour sa connaissance de l’histoire de France. Je félicitai les enfants, tout à leur joie et leur fierté. J’étais impatient d’entendre Yasmine sur cet épisode de vie. Lors de la consultation suivante, je la questionnai sur l’acquisition de ses connaissances. « Tu sais, docteur, depuis que mon mari est sourd, on ne se cause pas beaucoup, alors j’écoute la radio. Il y a une station que j’aime bien, c’est France Culture. Il y a des émissions sur l’histoire de France et du monde et cela m’intéresse et m’occupe, à mon âge, on a du temps ! »
Yasmine devint française peu de temps avant sa mort. Je lui dois bien cette narration tant son parcours de vie fut, certes difficile, mais tellement riche de savoir-faire et de savoir-être, une belle personne… Cette histoire de vie est la preuve que nous devons nous méfier de nos représentations sur ces vieux et vieilles de la cité du Franc-Moisin, qui ont tant de choses à nous apprendre et à partager.


par Didier Ménard, Pratiques N°92, février 2021

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