Mediator, 34 ans plus tard, Servier nous ment encore

Marie Kayser
Médecin généraliste

Décembre 1976.
Publicité des laboratoires Servier à propos du Mediator® (benfluorex) [1].
« Il arrive qu’un nouveau médicament soit une découverte… »
« C’est à vous qu’il appartient maintenant de juger du progrès que représente Mediator® chez vos malades hyperlipidémiques ou présentant un trouble de la tolérance au glucose, donc menacés ou déjà atteints par l’athérosclérose. »

Début 1977 : La toute jeune revue Pratiques [2] dans sa rubrique « du côté de l’industrie pharmaceutique » [3] rappelle que le benfluorex (Mediator®), molécule proche de la fenfluramine (Pondéral®) fait partie de la famille des anorexigènes.
« Mediator® nous a demandé plus de 10 ans de recherche », nous dit Servier… Mais pourquoi ne nous dit-il pas que son Mediator®, sur le plan chimique, est un dérivé amphétaminique et un dérivé d’un autre produit de son laboratoire, l’anorexigène Pondéral®.
Pratiques affirme que, contrairement à ce que dit Servier, « de tels produits pour des indications aussi floues que le diabète, l’hyperlipidémie, l’athérome… ne peuvent être jugés valablement qu’avec une méthode statistique et épidémiologique sur plusieurs années. »
Le Docteur James Larnaque, qui signe l’article, rappelle que la question essentielle avant de prescrire est la suivante : « Ce produit est-il utile, est-il efficace ? » et conclut : « Alors pour Mediator®, on n’est pas pressé… On attendra encore quelques temps, voire quelques années… Mais dans quelques années, quand on commencera à savoir un petit bout de la vérité, ça en fera des millions de boîtes de Mediator® vendues !… Et avec tout cet argent, les laboratoires Servier auront bien vécu… Qui médit a tort… ? Peut-être pas.
En tous cas question information, en l’absence d’organisme d’information indépendant, on est loin du compte !… »
Pratiques appelle au boycott de la visite médicale organisée par les firmes pharmaceutiques.

Décembre 76 – Décembre 2010 : 34 ans passent.
2,6 millions de personnes prennent le Mediator®, 145 millions de boîtes de 30 comprimés sont vendues entre 1976 et 2009, remboursées à 65 % par l’Assurance maladie.
Pourtant, au fil des ans, les signaux d’alarme se succèdent [4]. La revue Prescrire [5] fait de nombreuses mises en garde sur l’utilisation de la famille des anorexigènes, puis des demandes répétées de suppression du Mediator®.
1995 : En France, restriction sur la prescription de la flenfluramine (Pondéral®) et de sa forme dextrogyre, la dexfenfluramine (Isoméride®).
1997 : Aux États-Unis, interdiction de la famille des fenfluramines, en France suspension de l’Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) des deux formes de fenfluramine ; enquête de pharmacovigilance car le Mediator® est détourné comme coupe-faim.
1998 : La commission de mise sur le marché note « l’absence d’efficacité du Mediator® sur l’hypertriglycéridémie », cette indication ne sera pourtant supprimée qu’en 2007 [6].
1999 : Les premiers cas de valvulopathies sont décrits, d’autres vont suivre.
Février 2009 : Onze cas de valvulopathies sous Mediator® sont signalés par le CHU de Brest.
Juillet 2009 : Toujours au CHU de Brest, une étude « cas-témoins », menée par la pneumologue Irène Frachon, montre un très net excès de risque de valvulopathies pour les patients sous benfluorex (Mediator®).
Septembre 2009 : L’étude « Régulate », démarrée en 2005 par les laboratoires Servier, montre elle aussi un excès de risque alors que les patients n’ont été suivis que pendant un an.
Deux études de la Caisse Nationale d’Assurance maladie (CNAM) suivent : la première montre que les patients diabétiques, qui ont été exposés au Mediator®, ont un risque de chirurgie de remplace- ment valvulaire multiplié par 3,4 ; la deuxième estime à 500 le nombre de décès des années 1976 à 2009 attribuables au Mediator®, chiffre probablement sous-estimé qui, d’après une autre étude, serait plu- tôt situé entre 1 000 et 2 000.
Novembre 2009 : l’AFSSAPS (Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé) suspend l’AMM de tous les médicaments contenant du benfluorex (Mediator® et ses génériques qu’elle venait d’autoriser en octobre).
Juin 2010 : Publication du livre du Docteur Irène Frachon Mediator150 mg, combien de morts ? [7]. Les laboratoires Servier obtiennent en justice la censure du sous-titre. Le scandale du Médiator® devient public. La presse généraliste enquête et révèle différents documents montrant que de nombreux signaux d’alarme ont été tirés et que les autorités sanitaires et administratives étaient au courant.
Décembre 2010 : Xavier Bertrand reprend le ministère de la Santé qu’il avait déjà occupé entre 2005 et 2007 et dénonce de « fortes présomptions de défaillances graves dans le fonctionnement du système du médicament ».

Décembre 2010 : Les mêmes laboratoires Servier mentent encore.
Courrier des laboratoires Servier : «  Mediator® est un antidiabétique oral… De nombreuses études ont démontré son efficacité : diminution de la glycémie à jeun et baisse d’environ 1 point de l’hémoglobine glyquée HbA1C, associées à un effet favorable sur le profil lipidique.  »
Ce courrier est une nouvelle mystification : Mediator® n’a jamais eu l’indication d’antidiabétique, il avait l’AMM comme « adjuvant au régime adapté chez les diabétiques avec surcharge pondérale » : pour être considéré comme antidiabétique, il faut faire baisser les chiffres du diabète indépendamment de la perte de poids. La baisse de l’hémoglobine glyquée est un « critère biologique intermédiaire » qui peut être lié à la perte de poids induite par ce coupe-faim et ne permet en rien de présumer de l’efficacité du Mediator® en termes d’efficacité clinique. L’indication dans les hypertriglycéridémies a été retirée en 2007 6. Le laboratoire reprend ensuite l’étude « Régulate », pour venter l’efficacité du Mediator® toujours sur des critères intermédiaires et en minimisant les effets secondaires valvulaires. Ce courrier ne fait mention ni de l’étude conduite à Brest, ni de la deuxième étude de la CNAM qui avance le chiffre de 500 décès.
Aucune confiance ne peut être accordée aux argumentaires du laboratoire. Ceux-ci ont pourtant été largement repris, sans aucun esprit critique, dans une revue telle que le Quotidien du médecin [8] qui se targue d’être « le premier site d’information et de formation destiné aux professionnels de santé. »

En 34 ans, il y a eu « d’autres Mediator® ».
Bruno Toussaint, directeur de rédaction de Prescrire en liste quelques-uns [9] : « Staltor® (cérivastatine), Vioxx® (rofécoxib), Acomplia® (rimona- bant), Avandia® (rosiglitazone) ont tous été retirés du marché ces dernières années en raison d’effets indésirables d’une gravité disproportionnée par rapport aux bénéfices qu’ils apportaient aux patients. Dans chaque cas, ces effets indésirables étaient connus depuis longtemps ou prévisibles… »

Sans changement profond, il y aura « d’autres Mediator® » [10]
Le Formindep, dans son récent éditorial, dénonce :
– « une stratégie de lobbying discrète, mais efficace, contre laquelle les acteurs de santé semblent étonnamment peu se prémunir » et analyse « l’interférence d’intérêts étrangers à la santé des usagers qui se fait sentir à chaque étape de la vie du médicament et des soins en général » ; « Extinction de la recherche publique indépendante qui travaille de plus en plus en sous-traitance des firmes », cette évolution a été facilitée par la loi Hôpital Patients- Santé Territoire (HPST).
– « Manque d’indépendance des autorités chargées de l’évaluation » : les agences du médicament française (AFSSAPS) et européenne (EMA) sont financées en quasi-totalité par les firmes pharmaceutiques.
– « … Comités d’experts dont la plupart sont per- sonnellement rémunérés comme consultants des firmes dont ils doivent juger les produits…Ces liens sont maintenant pour beaucoup publiés, mais la transparence n’est pas l’indépendance… »
– « Pharmacovigilance abandonnée aux firmes » : lors du vote du Parlement européen de septembre 2010 sur les textes relatifs à la pharmacovigilance, la mobilisation de la société civile a permis quelques progrès, mais deux régressions majeures subsistent : la suppression d’obligation de financement public des systèmes de pharmacovigilance par les États et le rôle donné aux firmes dans l’enregistrement et le codages des effets indésirables dans la base européenne Eudravigilance [11].
– « Absence de transparence des autorités de santé. »
– « Formation et information médicales assurées par les firmes » : l’information des soignants vient pour une grande part des spécialistes leaders d’opinion et c’est sur eux que les firmes font peser leur lobbying. Elle vient aussi de la presse médicale qui, en dehors de Pratiques et Prescrire, dépend des subsides des firmes. L’indépendance des sources de formation n’est pas un critère exigé pour que les médecins rem- plissent l’obligation de formation, ni même pour qu’ils bénéficient des futurs « chèques formation », pourtant financés par les pouvoirs publics.
– « Patients manipulés et complices » : les associations de patients sont en général peu actives sur la question des conflits d’intérêt en santé, leurs associations sont très dépendantes des subsides de l’industrie pharmaceutique. Enfin, la loi HPST a permis l’introduction des firmes dans l’éducation thérapeutique des patients.
– « Lanceurs d’alerte exposés :… des échanges de courriels entre représentants de l’AFSSAPS et les laboratoires Servier démontrent une incroyable convergence d’intérêts pour nuire au Docteur Frachon… »
– « Soignants naïfs qui n’ont toujours pas choisi l’indépendance » : la liste est longue des immixtions des firmes dans la vie des soignants : presse, syndicats médicaux, congrès de médecine générale, sociétés savantes, formation continue en ville et à l’hôpital, la plupart des réseaux de santé et même les actions des pouvoirs publics tels que le dépistage du cancer du colon [12]. Il est malheureusement plus rapide de lister là où aucun financement des firmes n’intervient : Pratiques et Prescrire, la SFTG (Société de Formation Thérapeutique du Généraliste [13]), le Formindep, Le Syndicat de la Médecine Générale [14], certains réseaux et groupes de formation continue…

Comment éviter « d’autres Mediator® » ?
Le Directeur de rédaction de Prescrire liste des propositions qui « n’ont rien d’irréaliste » :
– « Il faut renforcer l’évaluation des médicaments avant leur mise sur le marché, de manière indépendante des firmes. Renforcer les lois européennes et françaises pour que les nouveaux médicaments aient à démontrer leur intérêt thérapeutique par rapport au médicament de référence », ce qui semblerait aller de soi, mais n’est toujours pas obligatoire.
– « Rendre les agences du médicament indépendantes des firmes pharmaceutiques que ce soit financièrement ou en terme d’expertises trop souvent influencées par les conflits d’intérêt. Renforcer considérablement la pharmacovigilance pour que soient cherchés et analysés plus activement les cas d’effets indésirables. Rendre les décisions de retrait du marché plus rapides. »

Il faudrait y ajouter :
– La mise en place d’une formation de tous les soignants, en soins ambulatoires comme à l’hôpital, indépendante des firmes pharmaceutiques : aucun argent public ne doit aller à des formations qui ne respecteraient pas ces critères. L’interdiction de toute intrusion des firmes pharmaceutiques dans l’éducation thérapeutique.

Pourquoi tout ceci n’est-il pas réalisable ? Pourquoi les patients n’auraient-il pas droit à des soins non guidés par le lobbying des labos ?
Pourquoi les soignants n’auraient- ils pas droit à exercer dans la sérénité ?
À qui profite la situation actuelle ?


par Marie Kayser, Pratiques N°52, janvier 2011

Documents joints


[2Pratiques est né en 1976 sous les auspices du Syndicat de la Médecine Générale lui-même créé en 1975. La revue est maintenant juridiquement indépendante du syndicat, mais garde des rapports étroits avec lui.

[3On peut légitimement considérer cette rubrique comme l’ancêtre de la revue Prescrire : ses rédacteurs ayant fait partie de l’équipe qui a créé Prescrire.

[4Le Monde , Paul Benkimoun et Marie-Pierre Subtil, contre-enquête, 24 novembre 2010.

[5Prescrire, né en janvier 1981 est avec Pratiques la seule revue d’information sur le soin et la santé, totalement indépendante de l’industrie pharmaceutique et des pouvoirs publics.

[6AFSSAPS, information professionnels de santé novembre 2009.

[7Irène Frachon, Médiator 150mg, sous-titre censuré, Editions dialogue.fr.

[8Le Quotidien du Médecin, 06/12/2010.

[9Le Monde, 11 décembre 2010, rubrique débats.

[10Ce paragraphe est en grande partie tiré de l’éditorial du Formindep : collectif pour une formation et information médicale indépendantes au service des seuls professionnels de santé et des patients.
L’éditorial est à lire intégralement sur le site du Formindep.

[11Collectif Europe et médicament, communiqué de presse du 7 décembre 2010.

[12Pratiques, n° 43, octobre 2008, p. 75.

[13SFTG

[14SMG


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