Lu : L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total *

Présenté par Pierre Volovitch
Économiste

Le 10 mai 1944 la « Déclaration concernant les buts et les objectifs de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) » était signée à Philadelphie. Lui succédèrent les accords de Bretton-Woods, la création de l’ONU, puis, en 1948, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Ce texte affirmait quatre principes : « le travail n’est pas une marchandise », « la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu », « la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous », « la lutte contre le besoin doit être menée […] par un effort international continu et concerté dans lequel les représentants des travailleurs et des employeurs […] participent à de libres discussions et à des décisions de caractère démocratiques en vue de promouvoir le bien commun ».
Plus de soixante-cinq ans après, Alain Supiot se demande comment, à ces principes qui « subordonnaient l’organisation économique au principe de justice sociale », a été substitué une « doctrine (qui) postule que l’insécurité économique des travailleurs et leur exposition au risque sont les moteurs de leur productivité et de leur créativité… (et qui) fait en revanche de la sécurité financière un impératif catégorique dont le respect doit être imposé aux États par des institutions échappant à tout contrôle démocratique ». Il se pose également la question du retour nécessaire à ces principes car « la société n’est pas, et ne peut être, cette poussière de particules contractantes à quoi voudraient la réduire les intégristes du Marché ». Alain Supiot, en spécialiste du droit social, mène cette réflexion en proposant des outils juridiques fondés sur les notions de « capacité » et de « responsabilité ».
Pour Alain Supiot, une des causes de cette évolution est la résurgence du « scientisme » qu’il définit comme une idéologie « qui prétend fonder le gouvernement des hommes sur des lois immanentes censées régir la nature ou la société ». Pour lui, avant guerre, le nazisme et le communisme ont été deux incarnations de ce « scientisme ». Si on peut le suivre dans sa dénonciation de ces deux régimes politiques, on regrette qu’il oublie trop que ces deux idéologies sont nées de la guerre de 14, née elle-même en plein cœur de la société bourgeoise. Certes, il le sait. Il écrit même (page 62) « La première guerre mondiale a été un moment fondateur de cette transformation des hommes en combustible alimentant le fonctionnement monotone d’une machine de guerre ». Mais il n’y revient pas, et ne relie pas assez, me semble-t-il, le traumatisme que fut la première guerre mondiale aux systèmes politiques qui lui ont succédé.
Le « scientisme » aujourd’hui a pris des couleurs nouvelles. Ce sont celles de l’ultralibéralisme. Il poursuit « le rêve ancien de pouvoir gouverner les hommes comme on gère les choses ». « Nous vivons (alors) le rêve éveillé d’une gouvernance par les nombres, qui nous dispenserait de la compréhension et de la confrontation des expériences, nous épargnerait ainsi de la peine de juger et donc de penser ».
Ici « l’accroissement de la production et du commerce est une fin en soi, et cette fin ne peut être atteinte que par une mise en concurrence généralisée de tous les hommes dans tous les pays ». « Les êtres humains ont disparu de la liste des objectifs assignés à l’économie et au commerce, et avec eux toute référence à leur liberté, à leur dignité, à leur sécurité économique et à leur vie spirituelle ».
Au contraire « pour retrouver ce sens de la mesure, il faut replacer le sort des hommes au cœur du système d’évaluation de la performance économique ». « L’objectif de justice sociale doit retrouver sa place d’unité de mesure, d’appréciation des politiques économiques et financières ».
Alain Supiot fait une large part dans sa réflexion au rôle qu’ont joué dans cette transformation négative les évolutions de la construction européenne. Et le rôle que pourrait jouer une Europe repensée dans la reconstruction d’un « modèle social international d’égalisation dans le progrès des conditions de vie et de travail ».
Dans cette évolution négative de l’Europe, Alain Supiot voudrait donner un rôle central aux « élites » des anciens pays communistes puisque, pour lui, « la catéchèse marxiste se prête beaucoup mieux à l’exercice de la dictature des marchés que la notion d’État de droit ». Certes, l’exemple de l’évolution chinoise pourrait aller dans son sens. Reste que cette analyse me paraît un peu rapide.
Il fait aussi une large place à l’analyse de ce qu’il nomme la « Démocratie limitée ». À savoir « l’habitude (qui) se prend de considérer que les résultats d’un scrutin ne s’imposent que s’ils répondent aux vœux des dirigeants qui l’organisent ».
On l’a compris, le livre d’Alain Supiot vise large. Mais pour Pratiques, on ne peut passer sous silence les quelques pages qu’il consacre à l’Assurance maladie : « Il est sûr que les réponses à ces difficultés (de l’Assurance maladie) ne pourront être trouvées sans repenser les relations entre les professions de santé et l’Assurance maladie. Cette dernière intervient aujourd’hui comme « tiers » payant de dépenses sur lesquelles elle n’a aucune prise, si ce n’est d’en reporter tout ou partie sur les malades. La tentative de contractualisation de ses relations avec les syndicats de médecins est un échec patent, ces derniers refusant toute remise en cause du paiement à l’acte ou de leur liberté d’installation. Ils craignent, non sans quelque raison, de devenir prisonniers d’une vaste machine bureaucratique animée par la seule « logique comptable ». Le résultat de ce blocage est, en dépit de l’emballement des dépenses, l’installation à bas bruit d’une médecine à deux vitesses, l’apparition de déserts médicaux, le déclin de la médecine générale, l’essor des dépassements d’honoraires et des dessous-de-table. Vaste et impersonnelle, la solidarité nationale est certainement le système de financement de l’Assurance maladie le plus puissant, le plus juste et le plus efficace. En revanche, malgré les espoirs mis à la Libération dans leur gestion démocratique, les institutions fondées sur la solidarité nationale se sont révélées incapables de gérer de manière avisée les dépenses de l’Assurance maladie. Une telle gestion suppose de créer un lien de confiance avec les médecins et les malades, qui est hors de portée d’un système par nature centralisé et anonyme. Ce lien ne peut être créé que dans des cercles de solidarité plus étroits et personnalisés. Dans la tradition française, ce sont les mutuelles qui devraient jouer ce rôle. Leur ancrage est assez puissant pour qu’elles soient parvenues à résister à leur démantèlement par la Commission européenne (qui s’est employée à les faire disparaître sur l’autel d’une pensée binaire, selon laquelle entre l’État et le marché, il n’y aurait place pour rien). Mais elles ne jouent actuellement dans la gestion de l’Assurance maladie qu’un rôle de supplétifs sans pouvoir décisionnel. Le gouvernement se défausse sur elles des dépenses dont il souhaite décharger la Sécurité sociale, mais sans leur conférer en contrepartie voix au chapitre sur la manière de dépenser. C’est pourtant ce qu’il conviendrait de faire, car les mutuelles qui reposent sur des solidarités de proximité, sont les seules institutions susceptibles de tisser de vrais liens conventionnels avec les professions de santé. Et l’établissement de tels liens est indispensable si l’on veut « développer la prévention, garantir l’égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé et assurer la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire possible ». Installer ainsi les mutuelles à l’interface de l’Assurance maladie et des professions de santé permettrait de mettre fin à certaines absurdités du système actuel, et notamment au paiement à l’acte, qui incite à la multiplication des actes, qui pénalise les médecins qui prennent encore le temps de parler à leurs malades et récompense en revanche ceux qui remplacent ce dialogue par l’inflation des prescriptions techniques. Les mutuelles seraient mieux à même de tirer toutes les conséquences des transformations sociologiques profondes du corps médical et de promouvoir des modes de rémunération des professionnels qui favorisent le juste soin, la médecine générale, le dialogue médical (dont la dégradation se paie par la montée du contentieux) ou le repeuplement des déserts médicaux. Donner un rôle effectif à des institutions fondées sur des solidarités de proximité n’affaiblirait pas, mais bien au contraire conforterait la solidarité nationale sur laquelle doit continuer de reposer l’Assurance maladie. Et cela donnerait une chance à une médecine plus économe de demeurer attentive à tous les ressorts de la souffrance humaine au lieu de se muer peu à peu en une forme particulièrement ruineuse de plomberie zinguerie ».
Ce passage est à l’image du livre. On n’est pas obligé d’être d’accord avec tout, mais ça reste très intéressant, et stimulant.

* Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total, Seuil, janvier 2010.


par Pierre Volovitch, Pratiques N°51, décembre 2010

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