Les décès par opiacés sont non discriminants - Paroles de sagesse et de réconfort

Auteur : Dr Brian Stork [1]
Traduction : Manolis Kosadinos
Texte d’origine : https://www.drbrianstork.com/blog/opioid-deaths-how-to-cope

  1. Note liminaire du traducteur

L’épidémie de morts par overdose d’opiacés [2], qui ravage les États-Unis (et accessoirement d’autres pays) depuis 2012, est relativement méconnue en France, sans doute à cause du faible impact de cette épidémie dans notre pays. Pourtant, nous devrions nous sentir concernés, car les causes de ce désastre, notamment l’agressivité lucrative de l’industrie pharmaceutique et le déclin de l’aspect relationnel de l’acte médical, risquent de venir à bout des résistances du système sanitaire français, si les politiques d’austérité et de marchandisation des soins se poursuivaient à l’allure actuelle. Ce texte ne traite ni vraiment de l’historique, ni des causes de ladite « crise des opiacés », mais expose, comme dans un après-coup, ses répercussions sur le collectif, pensées et observées aux États-Unis, par un médecin engagé qui parle de la place du collectif. Pour plus d’informations sur la « crise des opiacés », vous pouvez consulter les articles cités à la fin de cet article.

  1. Le moment du souvenir

Les fêtes sont un moment de souvenir. Lorsque nous nous réunissons, le chagrin pour les membres de famille décédés s’intensifie. J’ai interrogé mon ami John Sytsema, directeur de services funéraires et de crémation, pour écouter ses paroles de sagesse face au nombre croissant de décès dus à la crise des opioïdes. Les paroles chaleureuses de John révèlent à quel point la maladie addictive se rapproche de nos foyers. Nous devons à nos enfants, et aux autres, de travailler ensemble pour trouver de meilleures solutions pour aider à résoudre ce problème.

Dr Brian Stork : Que pourrais-tu nous dire, de ton expérience, sur l’effet de la crise des opioïdes sur notre communauté [3] ?

John Sytsema : Notre région de l’ouest du Michigan ne diffère pas sous cet aspect des communautés les plus pauvres ni des plus riches. Nous offrons nos services à des familles qui ont perdu un ou plusieurs de leurs enfants à la suite d’une overdose ou d’un suicide. Que puis-je dire pour les réconforter ? Cela fera bientôt quatre ans que nous avons enterré ma chère mère. Elle avait 99 ans et 7 mois. Nous avons eu de la peine et du chagrin, mais pas la douleur profonde qu’endurent aujourd’hui ces familles qui souffrent d’une mort par overdose.
Combien d’entre nous se souviennent où ils étaient ou ce qu’ils faisaient le 11 septembre 2001 ? Ou combien d’entre nous connaissaient, directement ou par l’intermédiaire d’un ami ou d’un membre de la famille, quelqu’un qui a été tué le 11 septembre ? Six degrés de séparation, six poignées de main, séparent en moyenne chacun de nous des victimes du 11 septembre. Six poignées de main séparent en moyenne chacun de nous des victimes de la crise des opiacés. Toute famille confrontée à un décès par opiacés fait l’expérience de son propre 11 septembre. Sous cet aspect, notre collectivité n’est pas différente des autres.
En 2016, les États-Unis ont enregistré 175 décès par jour par overdose, 64 070 sur toute l’année. Pour la même cause de décès, c’est le quintuple par rapport à 1999, un chiffre supérieur aux 58 220 morts, au total, de la guerre du Vietnam – un conflit qui a pourtant duré vingt ans. Une étude récente a révélé que les décès par opioïdes pourraient même être sous-estimés de 20 à 35 %. En 2015, le coût économique pour le gouvernement fédéral dépassait les 504 milliards de dollars, mais il est impossible de chiffrer la souffrance humaine que cela représente.

Dr Brian Stork : Quelles sont les expériences que semblent partager les familles ayant perdu un être cher à cause de la crise des opioïdes ?

John Sytsema : Nos familles partagent une expérience de mort qui est non discriminante. Le décès par opiacés est la principale cause de décès chez les moins de 50 ans et la tendance est à la hausse. L’âge médian de décès enregistré par les services funéraires et de crémation « Sytsema » est de 37,2 ans. Nous effectuons une cérémonie par mois en moyenne suite à décès par opiacés, parfois deux par semaine.
Nous rencontrons des familles écrasées par la dépendance de leur bien-aimé. Le cousin d’une personne décédée était venu nous rencontrer, avec le reste de la famille proche, pour un arrangement des frais d’obsèques, puis nous avons été emmenés à enterrer ce cousin six semaines plus tard à la suite d’une overdose. Les familles cherchent en vain des réponses. Une femme cherchant désespérément des réponses sur la mort de sa sœur s’était adressée à l’inspecteur de police du commissariat local. L’inspecteur lui a présenté une pile de dossiers épaisse de vingt centimètres lui disant : « Toutes ces familles réclament aussi des réponses. »
Les personnes instruites et matériellement aisées meurent aussi des opiacés. Les drogues [4] modifient le cerveau. Les parents risquent de ne plus voir leur fils accompagner sa fille à son mariage. La drogue ne fait pas de différence. Ces familles ratent des anniversaires, des cérémonies de remise de diplômes, l’arrivée des petits-enfants, et toutes les occasions familiales.

Dr Brian Stork : Enterrer un enfant doit être une situation des plus douloureuses dans une vie. Comment des parents pourraient même ébaucher un processus de réparation ? Avez-vous connaissance de ressources possibles à partager ?

John Sytsema : Nous rencontrons des parents et des frères et sœurs à bout de forces. Certains vivent avec cette épidémie depuis si longtemps que la mort peut même être vécue comme une délivrance ou un soulagement : « Nous savions que cela allait arriver, nous ne savions pas quand. » Le plus souvent, les jeunes n’ont pas l’argent de leurs propres funérailles et il y a des parents qui n’avaient pas prévu cela. Nous avons rencontré des parents qui ont déjà dépensé toutes leurs économies dans la prise en charge de l’addiction de leurs enfants. Et alors, au moment du décès, le seul recours disponible est le Service social de l’État du Michigan (Michigan Department of Human Service - DHS).
La tristesse est tellement profonde qu’il est difficile pour les parents même de simplement fonctionner. Ils n’arrivent plus à sortir de chez eux ou même de se lever du lit. En tant que directeurs du service d’obsèques, nous comprenons l’importance de ne pas juger les membres de la famille ni les personnes toxicomanes elles-mêmes. Il s’agit d’une maladie qui dévaste chaque vie qu’elle touche. Nous avons pu observer le pouvoir terrifiant de la dépendance et le trou béant que le décès par overdose d’un proche creuse dans une famille.

  1. Nous ne vivons plus dans le même monde

Le monde n’est plus le même endroit qu’il était il y a quelques années. Les ondes de choc de l’épidémie de dépendances se sont propagées dans tous les coins des États-Unis.
Même en tant que médecin, je me trouve souvent mal équipé pour savoir quoi dire à une famille en deuil. Quels sont les meilleurs moyens pour réconforter le deuil d’une famille ?
C’est une question qui nous est souvent posée. Parfois, ce ne sont pas nos paroles, mais plutôt le simple fait d’être présents, à la visite du défunt ou aux funérailles, qui signifie beaucoup pour les familles que nous avons l’honneur de prendre en charge. Un câlin, un souvenir partagé ou juste une écoute sincère, répondent au mieux au besoin de la famille. Je pense que les choses simples sont souvent les plus précieuses.

  1. Épilogue

« Il y a du chagrin qui ne peut être parlé. Il y a une douleur, qui ne cesse de faire souffrir. Des chaises et des tables vides. Maintenant, mes amis sont morts et partis. »
Herbert Kretzmer, Les Misérables, version anglaise de la comédie musicale.


Lire aussi :
-  « Overdoses sur ordonnance », par Maxime Robin dans le numéro de février 2018 du Monde Diplomatique, article en libre accès via le lien : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/ROBIN/58390
-  « L’heure des comptes pour Purdue Pharma », par Maxime Robin dans le numéro de février 2018 du Monde Diplomatique, article en libre accès via le lien : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/ROBIN/58388
-  « Des laboratoires chinois aux morgues de l’Ohio », par Maxime Robin dans le numéro de février 2018 du Monde Diplomatique, article en libre accès via le lien : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/ROBIN/58389
-  « Épidémie d’opioïdes aux États-Unis, l’industrie pharmaceutique au banc des accusés » par Bérangère Cagnat publié le Publié le 17 octobre 2017 sur le site du Courrier international (https://www.courrierinternational.com/article/epidemie-dopioides-aux-etats-unis-lindustrie-pharmaceutique-au-banc-des-accuses)


par Manolis Kosadinos, Brian Stork, Pratiques N°85, avril 2019

Documents joints


[1Le Dr Brian Stork, urologue travaille dans un Centre de Santé dans le Michigan. Il est également acteur associatif pour les questions des jeunes et publie régulièrement dans les réseaux sociaux. Il est aussi apiculteur. Un autre de ses textes, « La métaphore du champ de maïs », a été publié dans le numéro 84 de Pratiques.

[2En pharmacologie anglo-saxonne, on utilise le terme « opioïdes » pour toutes substances, dérivés directs de l’opium, synthétiques ou semi-synthétiques, ayant les effets pharmacologiques de la morphine, en réservant le terme « opiacés » (opiates) pour les seuls dérivés directs. J’utilise les deux termes indifféremment.

[3Dans le monde anglo-saxon le terme, « communauté » (community) a un sens très large que je pense pouvoir rendre en français par le terme large « collectif », voire « collectivité » groupe humain réuni par des conditions locales, sociales, culturelles ou d’objectifs à atteindre.

[4Drugs, équivoque : même mot utilisé en anglais pour les médicaments et les drogues.


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