Le coût de la panne

Axelle Moret-Soer
Interne en médecine générale

        1. La vie d’interne de médecine générale comporte, comme toute expérience, son lot de premières fois. Les premières douleurs de tel ou tel type, le premier vrai doute diagnostique des consultations autonomes. Mais quid des hésitations extra-cliniques ? Qu’advient-il des questions sans vraie réponse, quand on ne peut pas se contenter de temporiser, reconvoquer ou prescrire un examen complémentaire ?

Un patient se présente seul pour une de mes premières consultations solo pendant mon premier stage d’interne chez le praticien. Il est suivi par la médecin avec qui je travaille.
C’est un homme de 80 ans qui a, par le passé, eu des troubles de l’érection traités par injections intracaverneuses, pas d’autres antécédents à signaler.
Il affirme qu’après plusieurs années d’abstinence, sa femme demande de nouveau des rapports sexuels. Il désire reprendre un traitement, la qualité de ses érections ne s’étant pas améliorée durant ce laps de temps.
Nous discutons ensemble des différentes possibilités thérapeutiques et satisfait de son expérience antérieure, il opte de nouveau pour les injections.
Ordonnance rédigée, un rendez-vous avec le produit est prévu afin de réaliser un test ensemble, de refaire un point d’éducation thérapeutique et surtout de vérifier que tout se passe bien.

Une semaine plus tard, nous l’accueillons avec ma maître de stage, en consultation à quatre mains, mais menée par elle du fait de mon inexpérience totale en matière d’injection intracaverneuse. Il arrive avec son épouse et c’est celle-ci, bien qu’elle ait été là en qualité d’accompagnante, qui intrigue. Elle n’est pas orientée, inquiète de tout, refuse de rester assise à côté de son mari et lui agrippe le bras sans vouloir lâcher prise. Visiblement, elle est apeurée et ne comprend pas tout ce qui se passe.
Imaginez l’aisance lors de la consultation face à ce couple. J’étais très déstabilisée, avec comme une envie d’interrompre le fil de la discussion et de mettre en pause, le temps de recentrer tout le monde autour du vrai problème qui n’était pas celui de l’érection.
Comment dire ? Comment verbaliser le malaise qu’on ressent dans cette situation et par quel bout l’aborder ?

Mais nous sommes deux, ils sont deux, pas de bouton pause et pas d’arrêt. Avec le recul, peut-être aurait-il fallu tout interrompre. Mais nous discutons avec le patient et lui ne semble pas prêt à admettre que le comportement de sa femme est étrange. Si nous avions été l’une ou l’autre seule, le déroulé aurait pu être différent, la communication de quatre personnes dans le cadre de la consultation a un tempo et une organisation propre et personne n’a mis de holà.
L’injection a lieu, la femme panique, elle crie. Elle a pourtant déjà assisté à cela par le passé. Mais c’était à croire que le souvenir a été enseveli. Sous quoi ? Un peu de démence, probablement une maladie qui s’est installée progressivement chez cette dame sans antécédent qui ne consultait qu’exceptionnellement son médecin.

Il y a la question du diagnostic de la patiente, de la prise en charge de la démence qu’il va falloir entamer, mais il y a déjà l’annonce, à elle et à son mari. Il y a également la question de la sexualité de ce couple, du motif de cette consultation et de ce qu’on peut choisir de dire.
Et cela dans le contexte actuel, dans l’après me too, après avoir autant parlé de consentement sexuel, mais aussi après avoir établi dans le soin le sacro-saint principe du consentement libre et éclairé… Ça paraît si facile de parler aux jeunes de sexualité, de la découverte du corps, de leur droit d’affirmer leur désir ou leur refus de désir, d’insister même sur ce point. Mais en arrivant après une vie maritale longue de plusieurs décennies, difficile d’affirmer « votre femme ne peut plus consentir aux rapports sexuels », difficile d’essayer de savoir comment il en est venu à supposer qu’elle voulait de nouveaux coïts.

Où commence l’ingérence médicale ? Même si au fond une petite voix me susurre que cette dame ne pourrait plus affirmer un refus, je n’ai aucune certitude.
Je ne suis pas sûre que quelque formation universitaire que ce soit puisse apprendre à s’improviser conseiller conjugal lorsque l’un des deux débute une démence, ou à être garant d’une certaine forme de morale qui n’a pas sa place dans une consultation.
Énoncer ce doute à cet homme, c’était le poser en agresseur potentiel de son épouse, idée dont il aurait probablement eu du mal à se défaire par la suite, quoi que je puisse ajouter. Sans pour autant parler de viol conjugal, si l’objectif final était vraiment la pénétration sexuelle, difficile de le concevoir sans violence, particulièrement quand on constate la réaction de son épouse suite à l’injection. Impossible cependant d’avoir tous les éléments nécessaires pour prévoir ses attitudes à lui et ses réactions à elle dans une chambre à coucher.

Je me dis aussi que ne pas aborder cette problématique reviendrait à taire ce malaise évident. N’est-ce pas aussi du devoir du médecin de repérer les signes d’alerte ? D’informer le patient ? Ne pas en discuter avec lui aurait pour moi signifié être d’accord avec l’idée qu’il n’y avait pas de questions à se poser sur la cognition de cette dame, or cette situation ne tardera pas à être un obstacle pour beaucoup de situations de la vie quotidienne.
On touche ici à d’autres notions, à l’évolution du couple, à ce qui peut arriver dans une vie sans divorce, ce à quoi on peut être confronté quand on suit des couples pendant longtemps.
Nul n’est préparé à toutes les problématiques d’un patient au cours de sa vie, la réalité a bien plus d’imagination que nous et dans cet imbroglio, les notions de bien et de mal sont parfois très difficile à cerner…

Et au milieu de tout ça, il y a moi, qui suis une femme et qui, du haut de 26 printemps, ai bien du mal à me sentir légitime à parler de leur sexualité à des personnes de trois fois mon âge. La qualité de médecin nous permet à loisir de se poser en conseiller des personnes, mais cette casquette ne nous tombe pas sur la tête du jour au lendemain et j’ai encore parfois tendance à ne pas me sentir légitime dans toutes les situations… Notamment quand il s’agit d’aviser un couple de personnes ayant l’âge d’être mes grands-parents sur leur vie intime.
Et pour le dénouement cette histoire ? Le destin, ou quoi que ce soit d’autre, aura finalement tranché : l’injection n’a pas fonctionné. C’était l’occasion rêvée pour ma praticienne de discuter des attentes supposées de cette dame. L’orientation s’est faite vers plus de tendresse, vers l’idée d’une sexualité non pénétrante et plutôt vers une assurance physique de la présence de l’autre.
Cette fin de consultation aura été pour moi un rappel du rôle de médecin généraliste : Écouter les problèmes, analyser les situations et conseiller au mieux pour l’avenir, quoi qu’il réserve.


par Axelle Moret-Soer, Pratiques N°86, juillet 2019

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