La ferme ou je t’enferme !

Entretien avec Olivia et Fred d’HumaPsy [1]
Propos recueillis par Françoise Acker et Anne Perraut Soliveres

Quand des patients psy se mobilisent pour être considérés comme des « humains comme les autres », ils montrent à quel point il est urgent d’entendre leur parole singulière et collective.

Pratiques : Parlez-nous d’HumaPsy
Fred : Il faut remonter quelques années avant la création de l’association. Dès 2008, il y avait déjà, parmi les patients suivis au centre Artaud de Reims, un groupe bien informé qui s’inquiétait de ce que Sarkozy promettait de faire dans son fameux discours prononcé à l’Hôpital d’Antony. À partir de cette annonce de politique sécuritaire pour la psychiatrie, l’information circule, on en discute avec les soignants dans les réunions du club thérapeutique et au groupe « ACTU ». Peu de temps après, le réalisateur Philippe Borrel vient tourner à Reims une partie de son film Un monde sans fous ? dans lequel j’ai commencé à témoigner. Au printemps 2011, on participe aux manifestations que le Collectif des 39 organise contre la loi qui nous scandalise tous devant l’Assemblée nationale, le Sénat, place de la République... À l’époque, Matthieu et moi on y va avec des tee-shirts « Fous Autonomes de Champagne » !

Olivia : C’est dans ces manifs qu’on a fait connaissance parce que je participais de mon côté au Collectif des 39 qui portait la seule contestation audible du projet de loi. Lorsqu’on s’informe de la position de « la » représentation des usagers (à l’époque seule la FNAPSY — Fédération Nationale des Associations d’usagers de la Psychiatrie — est reconnue par le ministère), on s’aperçoit qu’elle est muette, malgré le caractère liberticide de la loi... On la découvre sous la coupe de l’UNAFAM (Union nationale des amis et familles de malades) qui se félicite de l’introduction des « programmes de soins sous contrainte en ambulatoire », car certains parents y voient la solution au manque de suivi après l’hospitalisation. Mais nous, on ne confond pas « se soigner » et recevoir une fois par mois une injection de neuroleptique retard, imposée sous la menace d’être renvoyé à l’hôpital, et c’est tout. Le soin sous contrainte, ça n’existe pas. Avec cette possibilité d’imposer les médicaments au long cours, notre crainte c’est que les futurs professionnels se dispensent d’essayer d’inspirer confiance aux malades, de les écouter...

Fred : Et que la psychiatrie de secteur se croit dispensée de créer ces lieux d’accueil vivants et chaleureux qui font qu’on n’a pas de raison de refuser l’aide proposée, y compris médicamenteuse. Cette loi a été faite par Sarkozy pour rassurer la population dont la peur des « fous » est entretenue par les médias : c’est une loi sécuritaire ! Alors, quelques mois après le vote, on a décidé de fonder une association : HumaPsy, des Humains impatients pour une psychiatrie humaniste (par opposition à scientiste). Puis très vite, on a décidé de faire un événement public pour lancer l’association, le « FORUM FOU ». Avec l’aide d’Olivia qui est parisienne, on a loué le Petit Bain, une barge (pour les barjots !) sur la Seine : l’affiche disait « HumaPsy se jette à l’eau, mais dans le Petit Bain ! », et « Ensemble parlons folie, psychiatrie et politique ». Ce premier rendez-vous public a été vraiment comme un tremplin, en ce sens que des rencontres qu’on a faites pendant cette journée ont débouché sur des propositions. On a été invités à venir dire ce qu’on pensait de tout ça dans différents endroits, et très rapidement il y a comme un maillage qui s’est tissé. Par exemple, on a retrouvé Place de la République, à Nuit Debout, des gens qu’on avait rencontrés il y a quatre ans sur le Petit Bain, quand ils étaient encore internes ou en formation d’éducateurs. Aujourd’hui, ils exercent et on se sent toujours en lien avec ces gens-là, qui sont dans les mêmes inquiétudes qu’avant, et pour certains sous la pression de leur hiérarchie.
Voilà, l’histoire s’est faite comme ça, au fil de nos différents déplacements, de nos différentes rencontres.

Une association militante et citoyenne
Olivia : HumaPsy ne se dirait jamais « a-politique », parce que la façon dont on traite, maltraite ou soigne les personnes en souffrance psychique est une question politique ou un choix de société. Il faut que les citoyens prennent conscience de ce qui est devenu le courant dominant en psychiatrie : des médecins experts du cerveau (bien que les neurosciences n’aient ouvert aucune piste diagnostique ou thérapeutique), mais qui se désintéressent des personnes et de leur vécu. Il faudrait que les gens s’inquiètent de l’augmentation du nombre des personnes psychiatrisées et mises sous traitement, sans même que leur perception subjective de ce qui les fait souffrir ne soit entendue.
HumaPsy est une association d’« usagers », mais il y a deux types d’adhésion : les patients ou ex-patients qui sont automatiquement membres « actifs » (ils participent aux réflexions et aux actions, ils votent au conseil d’administration) et les membres « d’honneur » (ou « donneurs » car la cotisation est plus chère pour eux !) qui nous soutiennent et nous crédibilisent — des soignants, des parents, des intellectuels, des artistes, qui nous rejoignent « en toute inconscience des suites qui seront données à notre action »... c’est écrit sur le formulaire !
Pour être reçu par le ministère de la Santé ou dans les différentes commissions, il faut avoir son « agrément national », ce que la taille de l’association ne nous permet pas, mais ce n’est sans doute pas la seule raison. Matthieu a néanmoins été auditionné deux fois au sein de délégations plus vastes, mais en sachant très bien que ce qu’on demande ne peut pas être obtenu : l’humanisation de la psychiatrie.

Défendre une certaine conception de la psychiatrie et témoigner qu’elle existe
Fred : Lorsqu’on intervient dans les écoles de formation pour les éducateurs et les travailleurs sociaux par exemple, l’idée c’est de faire savoir qu’existent des pratiques qui sont respectueuses et qui sont tout aussi efficaces, voire plus efficaces que les nouvelles méthodes promues ou recommandées par la Haute autorité de santé. Nous, on témoigne de notre expérience du soin qu’offre la psychothérapie institutionnelle et on peut parler clairement de rétablissement, de mieux-être pour le patient. Mais on ne définit pas le rétablissement comme quelque chose qui se prouve avec un « CV de rétabli » ou des diplômes de médiateur de santé ou de pair-aidant. C’est un ressenti et une réalité qui prend pour chacun une forme différente.

Olivia : Le mot rétablissement est « nouveau ». À la conférence sur le Rétablissement à la Villette, on entendait même dire que seule l’entraide entre pairs permet cela, sur le modèle des Alcooliques Anonymes. L’idée qu’on pourrait se passer des soignants ne dérange pas du tout les tenants de la psychiatrie exclusivement biologique, car ils géreront toujours les lits pour la crise, les labos seront contents et l’État pourra faire des économies sur les moyens humains.
Les pairs-aidants montrent que la psychiatrie « moderne » reconnaît le savoir « expérientiel » du patient, alors que dans le même temps, elle prétend qu’il n’y a pas besoin d’écouter les gens pour les soigner ! Je crois que je n’aurais pas aimé qu’on me désigne un patient modèle pour m’aider, ni les groupes de psycho-éducation... L’entraide, c’est aussi partager ses outils critiques. Par exemple, de nombreuses personnes se mettent en tête de consulter le plus grand spécialiste de leur « trouble », ou bien vont chercher une confirmation de leur diagnostic dans les centres « experts », labellisés ainsi par Fonda-Mental. Nous, on pense que le meilleur soignant, c’est celui qui te connaît bien toi (pas un ponte de ta maladie), et avec qui on peut discuter de tout car c’est un allié ! Encore faut-il en rencontrer... ou savoir que ça existe !

Fred : Ça devrait être normal partout, d’être écoutés par les soignants. On essaie de transmettre cette pensée : « Nous sommes tous d’une humanité commune. » Donc le métier des soignants, c’est de s’engager dans la relation avec les patients. Les jeunes en formation le comprennent car c’est souvent à l’origine de leur vocation. Et comme c’est justement toute cette dimension qui est évacuée de leurs enseignements, même dans plein de facs de psycho, ils se doutent que quelque chose ne va pas et recherchent d’autres sources d’information, d’autres paroles...

Olivia : Dans les facs de médecine, la psychiatrie est enseignée comme une spécialité médicale comme les autres, mais du cerveau. D’ailleurs, jusqu’à présent, les invitations sont venues des écoles de travailleurs sociaux et d’éducateurs, ou des instituts de formation en soins infirmiers. La première chose qu’on doit faire, c’est déconstruire des représentations qu’ils ont forcément de la maladie mentale. Ce que les patients du centre Artaud racontent, ce serait intéressant pour tout le monde : pour la compréhension de ce qui nous fait humains, de ce qui peut nous aider à vivre ensemble. Si on n’arrive pas à se représenter ce qui peut « soigner », on n’ose pas s’approcher vraiment des gens concernés. Cela fait tomber des peurs et l’idée que pour les psychotiques il n’y aurait rien à faire, que par définition la folie ce serait « être inaccessible aux autres ». La psychiatrie à laquelle j’ai eu affaire n’avait aucune idée du collectif soignant ou du potentiel soignant des malades, ou du club thérapeutique. La découverte de ces concepts a été extraordinaire pour moi. Quand les patients en parlent, la psychothérapie institutionnelle se transmet dans une évidence qui est au-delà de la théorie, comme si des choses qui paraissent conceptuelles prenaient vie.

Et la démocratie sanitaire ?
Fred : On a compris que le jeu de la représentation des usagers est pipé. On n’a pas la patience de se battre pour intégrer des dispositifs qui servent seulement à donner l’illusion d’une consultation des personnes concernées.
Lorsque s’est constitué le très grand collectif « Faisons de la santé mentale et des troubles psychiques la Grande Cause nationale 2014 », l’association Advocacy a proposé d’inscrire dans l’agenda des manifestations possibles une « Mad Pride ». Alors que partout dans le monde ce sont des marches populaires, revendicatives, critiques de tous les abus de la psychiatrie, à Paris, elle allait se monter avec des associations par pathologie ou de parents (France Dépression, AFTOC, Schizo ? Oui !, Argos 2001, Bicycle). Il y avait de quoi enrager, mais on a décidé d’y participer, pour ne pas leur laisser toute la place, au moins dans une Mad Pride.

Olivia : Quand ce sont les parents qui parlent de la schizophrénie, c’est pour réclamer le « dépistage » précoce et des méthodes validées scientifiquement, comme l’éducation thérapeutique qui améliore l’observance du traitement et apprend l’hygiène de vie. Éventuellement, permettre au malade « si besoin » d’accéder à des thérapies comportementales et cognitives, ou à la remédiation cognitive. Le reste, ça n’existe pas pour eux. Alors, on va apporter nos pancartes pour que nos mots à nous soient aussi dans cette marche : « De l’écoute pas (que) des gouttes », « plus la consultation est COURTE, plus l’ordonnance est LONGUE », « Je ne suis pas un diagnostic », « La ferme ou j’t’enferme ! », « La camisole chimique TUE l’esprit critique », « DSM 5 : tous psychiatrisables », « Marche droit ou la santé mentale t’aura ! ».

Fred : Dans l’ensemble, on observe que les associations par pathologie sont plutôt du côté de la psychiatrie du « tout-médicament » et n’ont pas l’air de voir les dérives qu’elle produit. Les hospitalisations contraintes, les contentions, c’est pour les « mauvais patients » qui sont incapables de consentir aux soins. Incapables ! Ce sont les équipes qui devraient s’avouer en échec, au lieu de parler tout de suite de malades difficiles. À Reims, on a la chance d’avoir dans notre secteur un hôpital qui n’attache pas les gens... Mais on ne peut pas ignorer que des lieux terribles existent, où les patients sont traités comme des animaux dangereux qu’il faut dresser. Si, du jour au lendemain, on leur supprimait le matériel de contention et la chambre d’isolement, le personnel soignant réclamerait d’être équipé de fusils à seringue hypodermique. Alors, une psychiatrie plus humaine « pour tous », ça paraît aujourd’hui inimaginable. Mais chacun peut lutter sur son terrain pour maintenir ou faire exister cette possibilité.


par Fred et Olivia d'Humapsy, Pratiques N°74, juillet 2016

Documents joints


[1HumaPsy, 19 rue Aubert 51100 Reims, humapsy@mailoo.org humapsy.wordpress.com


Lire aussi

N°74 - juillet 2016

Rouge cargo Maison des Ados (Compléments)

par François Dulac
Cet article vient en complément de l’article « Rouge cargo, Maison des ados » paru dans le N° 74 de Pratiques sur la solidarité dans le soin. Il permet d’en approfondir le fonctionnement et en …
N°74 - juillet 2016

Ephemerida ton Zyntakton

par Nicolas Voulevis
Entretien avec Nicolas Voulevis, rédacteur en chef d’Ephemerida ton Zyntakton, le Journal des journalistes Propos recueillis et traduits par Malou Combes Un quotidien national grec, né des …
N°74 - juillet 2016

« Allez sur la place publique !!! »

par Sandrine Deloche
Sandrine Deloche, médecin pédopsychiatre À Elsa Cayat, psychanalyste, libre et engagée dans la vie, le soin comme dans Charlie. Quand les solidarités citoyennes les plus saillantes sont …
N°74 - juillet 2016

Un besoin commun de reconnaissance

par Pierrette Lavy
Pierrette Lavy, infirmière de secteur psychiatrique au CHS de la Savoie Bassens Chambéry (73) Le tissage d’un lien avec le migrant est un risque à prendre : le lien d’une part peut nourrir, …