L’enfermement, une passion française

rubrique Idées

Le contrôleur général des lieux de privation de libertés (CGLPL) et son équipe vérifient, lors de leurs visites, que les droits des personnes enfermées sont respectés, signalent les manquements aux lois et émettent des recommandations pour améliorer des situations inacceptables.

Entretien avec Dominique Simonnot, Contrôleur général des lieux de privation de liberté

Propos recueillis par Françoise Acker, sociologue, Lionel Leroi-Cagniart, psychologue du travail, Anne Pagès, médecin phoniatre, Anne Perraut Soliveres, cadre supérieur infirmier, praticien-chercheure et Jean Vignes, infirmier de secteur psychiatrique, syndicaliste

Dominique Simonnot : Avant d’être journaliste, j’ai été éducatrice à la pénitentiaire pendant dix ans, et je suis entrée à Libé sans avoir fait d’école. Je me souviens qu’avec David Dufresne – qui a créé le média indépendant Au poste – nous étions les deux derniers embauchés qui n’avaient pas fait d’école. Je regrette d’ailleurs que la presse écrite, parlée, filmée, cède à cette facilité – je crois qu’il y a un renouveau du côté de certains sites – de n’engager que des sortants d’écoles, ce qui donne des recrutements un peu uniformisés. Mais c’est pratique, ils sont opérationnels tout de suite. Nous, comme la plupart à Libération, avons appris sur le tas, et finalement, le mélange que nous formions tous était très riche. Comme vous, qui écrivez dans une revue et venez d’horizons très divers, c’est super !

Pratiques : On essaie de garder la pluridisciplinarité et différentes approches pour qu’il puisse y avoir un débat à partir de là.

Oui, et différents regards. C’est comme l’équipe du CGLPL qui est très éclectique, avec des médecins, des policiers, des avocats, des magistrats judiciaires ou administratifs, des directeurs pénitentiaires, un autre journaliste… Cela permet plein de manières différentes d’aborder nos constats et d’avoir diverses discussions, parfois vives d’ailleurs, mais c’est bien, c’est sain et cela permet de mieux réfléchir.

J’entends dans ce que vous dites qu’il y a une charge émotionnelle immense. Est-ce que l’équipe arrive à fournir une sorte de contenant, des endroits où on peut poser ses valises émotionnelles ?

Peu après mon arrivée, l’équipe m’a demandé à bénéficier d’une supervision. J’avoue que je ne savais même pas que ça existait ! Personnellement, je n’en ai pas besoin, mais contrairement à mes collègues, je ne passe pas quinze jours par mois (le temps des visites) à prendre en pleine figure des personnes humiliées par les lieux avilissants où on les fait vivre et par les traitements indignes qu’elles subissent, sans compter le découragement, voire la détresse de ceux qui les gardent ou les soignent. J’y vais trois, quatre, cinq jours, ce qui est beaucoup plus épisodique. Désormais, il y a donc un superviseur auquel avec lequel je n’ai pas de contact. Pas plus que je n’aie accès à tout ce qui est dit au cours des séances qu’il supervise. Tout ce qui compte, c’est que les contrôleurs se sentent mieux grâce à ça.

Oui, mais votre charge émotionnelle à vous ?

Là, je sors d’un hôpital psychiatrique. Je suis allée au service des autistes qui, d’ailleurs, n’ont pas grand-chose à faire en HP, en service fermé. Je n’en sors pas intacte mais, très souvent, avec beaucoup d’admiration envers les soignants qui s’en occupent. On ne sort pas indemne non plus d’un service de gérontopsychiatrie, devant ces regards souvent perdus, hagards, désespérés.
Vous me parlez de mon parcours ? Voilà ! Le CGLPL conclut ma vie professionnelle en quelque sorte, puisque nous y traitons des sujets qui m’ont toujours passionnée et dont je me suis toujours occupée, d’abord lorsque j’étais éducatrice à l’administration pénitentiaire et, ensuite, quand je suis devenue journaliste, à savoir l’enfance délinquante, la prison, les sans-papiers, les centres de rétention… Or ce sont des sujets que les journalistes ont grand mal à faire passer dans un journal. Il faut vraiment se battre pour y arriver. Je souris souvent en moi-même quand je pense à mes chefs qui me rembarraient sur le thème : « On en a marre de tes sans-papiers, lâche nous avec tes taulards ! ». Et je revois avec un certain amusement ces mois de vacances, août, Toussaint, Noël, où c’était tout le contraire, avec moins de journalistes et donc des trous dans les pages… « Tu n’aurais pas une histoire de sans-papier ? Ou de de taulard marrante à nous raconter ?! »
Finalement, ces obstacles j’avais fini par presque les apprécier, car ça m’a appris à me battre pour faire entendre des idées, et m’a formée une carapace qui me sert beaucoup ici, au CGLPL. Là aussi, nous nous occupons de faire respecter les droits de ceux dont personne ne se soucie. Et je retrouve, dans mon rôle actuel, les mêmes résistances qu’avant, mais cette fois de la part du monde politique. Entre autres, à propos de la surpopulation carcérale, sujet dont la plupart des élus – à de rares et notables exceptions près – et des ministres se détournent. Cela me met en colère, sans atteindre ma détermination. Je me répète souvent que sans relâche, je continuerai à dire ce que j’ai à dire, le plus librement et le plus franchement possible. Je ne conçois pas cette mission autrement, comme avant le métier de journaliste. Et pour tout dire, je n’ai jamais rien fait de mieux de ma vie qu’ici, au CGLPL.

Vous n’avez pas l’impression d’être comme « une voix dans la nuit » ?

C’est le danger. Je serais totalement désespérée si, sur le terrain, les choses ne changeaient pas avec nos visites, lorsque l’on discute avec les équipes des lieux d’enfermement. C’est d’ailleurs ce que j’ai répondu à la députée Edwige Diaz, du Front national, qui aime bien me lancer des piques quand je suis reçue à la Commission des lois – et j’avoue que la question se pose – : « Avec votre énorme budget et votre bilan dérisoire ?! A quoi servez-vous ? » et je lui ai dit « Mon bilan dérisoire ? Il est peut-être dérisoire pour vous, il peut paraître dérisoire, mais n’empêche que sur place on fait avancer les choses ! »
Mes collègues m’ont dit, dès mon arrivée au CGLPL : « il n’y aura pas le Grand Soir, c’est sûr, mais tu verras, on avance petit à petit, c’est la tectonique des plaques… » Ainsi, ce qui se passe dans les hôpitaux psychiatriques est désespérant, entre autres, faute de soignant, les conséquences retombent sur les patients, forcément. Les choses bougent, pourtant. Surtout dans les hôpitaux psychiatriques, où les médecins nous disent souvent : « Hé oui, on s’était laissés prendre par une certaine routine, on avait oublié, perdu de vue certains fondamentaux, on va reformuler un projet de service ». Et ça, ça fait du bien.
Le plus dur à faire évoluer, c’est la surpopulation carcérale et les centres de rétention administratifs (CRA) pour lesquels nous avons récemment publié des recommandations en urgence (réservées aux cas les plus graves), car ces centres ont basculé dans un univers carcéral, sans les mêmes protections accordées aux détenus. Notamment dans ce qu’on appelle « les zones de vie » où les policiers ne pénètrent pas, où les étrangers sont laissés à eux-mêmes et où règne la loi du caïdat et du plus fort.
Ainsi au Centre de rétention de Lyon, mes collègues et moi avons été atterrés devant des deux pièces, dont les murs portaient des inscriptions en caca, dont quatre croix gammées, qui, vu leur consistance, étaient là depuis un moment, dans une odeur pestilentielle, et que personne n’avait songé à nettoyer. Ça nous a stupéfiés. Je me suis dit : « On en est là ?! Ça n’a dérangé personne ! Personne ne s’est dit : Les murs sont pleins de merde avec des croix gammées, faudrait peut-être les nettoyer ?! » Nous avons également observé au même CRA un trafic de Lyrica, un antiépiletique. Il était distribué par des infirmières, comme dans une espèce de mouvement perpétuel, à 67 % de la population du CRA, dont l’immense majorité a moins de 25 ans. Ça m’étonnerait qu’ils soient tous épileptiques ! Évidemment, les pilules se revendaient à 9 € chacune. Nous avons aussitôt signalé ces faits au Procureur.

Oui, mais vous dans tout ça ?

Déjà, quand j’étais éducatrice à la pénitentiaire, tous les matins je me levais en me disant : « J’ai eu beaucoup de chance dans la vie. » Et là, c’est pareil. Je sais que j’ai la chance d’être née du bon côté ... Ce que nous voyons, observons, entendons me touche profondément, me révolte, mais cette colère, je peux l’exprimer dans les journaux, je peux parler, je peux aller voir des ministres, leur expliquer ce que le CGLPL juge indigne et je ne m’en prive pas. Peut-être que c’est ça, mon exutoire…
Je regrette, bien sûr, de ne pas être assez entendue... En ce moment, on est un peu inaudible sur la prison, mais cela n’empêche pas le CGLPL de continuer à marteler discours et réunions sur une indispensable décélération de l’enfermement. J’espère secouer vraiment les consciences après l’avis sur l’enseignement donné aux enfants enfermés que le CGLPL a publié le 15 janvier 2024 au Journal officiel. Nos concitoyens doivent savoir que ces gamins, aux vies déjà cabossées et chaotiques, ont quatre fois moins d’heures d’enseignement que leurs copains du dehors, ce qui est scandaleux.
Pendant plus d’un an, j’avais alerté tous les ministres concernés pour leur parler de cette grave question. Comment fait-on pour se faire entendre, si de tels problèmes ne sont pas réglés ni même examinés ? Or, c’est très alarmant. Ces enfants que nous retrouvons dans des centres éducatifs fermés ou en prison, sont en grande partie ceux qui sortent de l’Aide sociale à l’enfance, qui sont retirés à leur famille qui les maltraite pour être placés dans des endroits – foyers ou familles d’accueil – où, hélas, faute de contrôles, il arrive trop souvent qu’ils soient également maltraités. J’ai lu le livre, peut-être vous aussi, de Lyes Louffok Dans l’enfer des foyers. Moi, Lyes, enfant de personne. J’ai cru relire – en moins exagéré, en moins archaïque, mais ça y ressemble dans l’esprit – les mémoires de Georges Courtois [1], le vieux truand qui avait pris toute la Cour d’assises en otage et avait commencé, lui aussi, dans des foyers. Le délaissement, le mépris qu’on lui renvoyait, finalement, c’était le même que celui subi par Lyes Louffok, qui doit avoir 30 ans aujourd’hui.
Par ailleurs, j’en suis venue à détester le mot « mineur » qui maintenant signifie « danger ». Vous, ni moi, ni personne ne dit : « J’emmène le mineur au collège », « J’emmène le mineur au parc d’attractions », non ! « J’emmène mon gosse, j’emmène mon enfant… », pas « le mineur » ! Le mineur, maintenant, c’est « mineur non accompagné », « mineur fou », « mineur délinquant ». Or, ces enfants sont les nôtres et, ce, d’autant plus qu’ils sont pris en charge par un système public qui devrait les réparer et qui en est très loin.
J’ai connu une petite qui a été placée parce que son père la frappait. Elle a atterri dans un foyer et quinze jours après, elle était au motel à enquiller des passes. Et l’on peut lire plein d’articles sur ce genre de failles effarantes. Mais rien ne change ! Je veux bien, on parle des EHPAD, c’est un scandale, c’est vrai. Mais les enfants, c’est l’avenir de toute une société, et eux, ils n’ont pas de voix, pas de représentant pour porter la leur, souvent plus de famille. Ils n’ont pas grand-chose, presque rien. C’est révoltant. C’est une de mes préoccupations premières [2].
Autre exemple, avec les détenus. En Allemagne, 70 % des détenus travaillent. En France, 28 % ! Vous m’expliquez l’abîme ? C’est inadmissible ! Tout le monde sait que quand il y a moins de monde dans les maisons d’arrêt – où se purgent les peines dites courtes et où sont les prévenus présumés innocents –, tout se gère plus facilement. Les détenus ont accès beaucoup plus au travail, aux soins, à la formation, à l’enseignement. Mais dans la situation actuelle, avec des taux de surpeuplement qui vont jusqu’à 250 %, tout est contraint par le trop grand nombre de prisonniers et le trop faible nombre de surveillants. Quand vous êtes trois par cellule avec un mètre carré pour vous mouvoir, des cafards et des punaises de lit partout, je ne pense pas que vous ayez en tête que l’État vous guide sur la route de la réinsertion ni que vous allez sortir bien meilleur que quand vous êtes entré, qu’il est sûr que vous sortirez sans aucun ressentiment, qu’il n’y a aucune bagarre, aucune violence, que tout se passe calmement, doucement.
Vous sortez de ces cellules, vous avez la rage. Moi, j’ai la rage ! Alors eux ? J’imagine. Tout le monde sait que ça se passerait mieux autrement, mais rien n’est fait pour réguler, diminuer le nombre des détenus. En France, je remarque une passion d’enfermer. La prison semble être la seule peine qui vaille, et elle sert aux responsables politiques pour discourir et réfuter toute trace de « laxisme » et quasiment vanter une prétendue sécurité, grâce à la surpopulation carcérale.
En Allemagne, j’ai demandé aux agents pénitentiaires, aux magistrats comment ils faisaient pour avoir 20 millions d’habitants de plus qu’ici et 15 000 détenus en moins. « Chez nous, ce n’est pas un sujet politique » m’ont-ils répondu. Je leur ai dit « Quelle chance vous avez ! » C’est peut-être parce qu’ils sont organisés en Länder ? Et surtout, ils croient aux peines exécutées hors les murs. Chez eux, quand une prison arrive à 90 % d’occupation, elle se déclare suroccupée, plus personne n’entre. Allez faire ça en France ! En France, à Bordeaux-Gradignan, on est à 230 % d’occupation. C’est presque indescriptible. Le personnel ? Désespéré. Les détenus nous disent : « C’est normal qu’il y ait des violences de la part des surveillants, ils pètent les plombs, on est trop ! » Les surveillants nous disent : « Moi, détenu, je refuserais d’entrer dans ces cellules ». Ce qui n’empêche pas les surveillants de faire des comptes rendus d’incidents et que les détenus soient punis s’ils refusent de réintégrer leur cellule.
Pendant des mois et des mois, il y a eu des discussions entre les chefs de juridiction, les magistrats et la prison. Ils ont fini par fixer à 190 % le seuil à ne pas dépasser, ce qui est pour le moins très modeste. Au-dessus de 190 %, ça devenait critique. Ils appellent ça du mot barbare « seuil de criticité ». Pour déclencher ce qu’on appelle un « stop écrou », c’est-à-dire que personne n’entre, il a fallu atteindre les 230 %. Ça avait un peu baissé de 15 % depuis qu’on y était allés. Mais 230 % ?! C’est hallucinant.

Les gens ne se rendent même pas compte qu’ils sont maltraitants ! Vous venez de le dire, « la sécurité devient la chose la plus importante ».

C’est une apparence de sécurité. Mais, en fait, qu’est-ce qui se passe ? Pendant six mois, on va te débarrasser du gars qui a emmerdé tout le quartier. Très bien, d’accord ! Mais si pendant ces six mois, ce même gars apprenait quelque chose, faisait quelque chose ? Il y a 12 % d’illettrés en prison. Si seulement ils apprenaient à écrire et à lire. Si seulement c’était mis à profit pour que la prison ne soit pas un temps mort et même pire. Nous sommes plusieurs à parler de ça, et pas mal de députés me disent que tout ce que nous disons est absolument vrai, frappé au coin du bon sens, mais beaucoup (pas tous, heureusement !) ajoutent aussi qu’il est inutile de porter le sujet, avançant que « l’opinion publique » est contre cette idée et que dans l’hémicycle, ce sera le cirque.

On se sent quand même très impuissant aujourd’hui face à ces questions. Les explications sont tellement simplistes que, finalement, il n’y a plus de pensée. Donc, « s’il est là, c’est qu’il y a des raisons, et il n’y a pas de raison qu’il soit heureux en prison ! »

Exactement ! « C’est bien fait ! Qu’il en bave ! » Et qu’il subisse donc ce qui s’apparente à un châtiment corporel, avec si peu de place, enfermé 21 ou 22 heures sur 24 en cellule, à ne rien à faire ou presque, sauf tenter d’échapper aux vermines et aux rats qui grouillent dans nombre de prisons ou à s’embrouiller avec les codétenus et les surveillants.
C’est pourquoi, mes collègues et moi allons un peu partout, devant des petites assemblées ou des plus grandes, pour parler aux gens et, quand on discute, il y a de quoi faire. Des débats s’engagent, qui sont vraiment intéressants et on arrive à montrer, à tomber d’accord sur un minimum disons acceptable. Nos concitoyens comprennent bien que la vengeance ne sert à rien, qu’elle fait peut-être du bien sur le coup, mais après ? Les détenus ne sortiront pas meilleurs, au contraire ! ! Encore une fois, je vais un peu partout, et vous allez me dire que les gens qui viennent quand je suis là, ce ne sont que des gens convaincus. Peut-être, mais pas toujours, et on a de bonnes discussions, avec des mots simples. Je dis regardez, d’accord, ce type a commis des infractions, on le punit, c’est normal, mais en même temps, avouez que ça serait mieux que ça lui ait servi à quelque chose, comme le veut la loi, qui dit que la prison doit aussi proposer des activités et mener à la réinsertion et à la sortie dans de bonnes conditions. Mais cette loi est bafouée tous les jours.
Que la prison serve de leçon, c’est le but, mais cela suppose que celle-ci soit normalement administrée, pas dans une cellule bourrée de vermines, avec un matelas par terre. Il faut toujours se rappeler que tous les prisonniers – à l’exception de quelques-uns – sortiront un jour, de toute façon. Donc quel est l’intérêt de la société ? Qu’ils sortent profondément marqués et abîmés par une détention indigne ? Et j’ajoute que pour les surveillants, c’est épouvantable. J’ai demandé aux médecins qui travaillent en prison d’analyser la notion de « mise en danger », qui est une notion pénale. Ils me disent : « Oui, il y a une mise en danger des détenus et du personnel, parce qu’il y a, chez eux, de forts risques de décompensation psychique, le personnel étant sans cesse renvoyé à son incapacité professionnelle ». Il est terrible de rentrer chaque jour chez soi en se disant « J’ai mal fait mon boulot ». À force, ça tape drôlement sur le système…

Comment on s’en arrange ? En ce moment, on suit de très près le livre de Mathieu Bellahsen Abolir la contention. Il explique que c’est la honte des gens qui la pratiquaient qui a été motrice pour essayer de faire évoluer les choses, de supprimer la contention. Y a-t-il encore, dans ces lieux de privation de liberté, des gens qui essaient de faire bouger les lignes à l’intérieur ? Est-ce que vous êtes un recours pour eux ?

Oui, beaucoup nous saisissent, nous écrivent, nous téléphonent. Je suis en train de lire le livre de Mathieu Bellahsen et j’apprécie beaucoup ce qu’il dit « en finir avec la contention ». J’aimerais bien réfléchir aussi à une séparation des deux mesures que sont l’isolement et la contention, et qui sont toujours accolées. Alors que ce n’est pas du tout pareil d’attacher quelqu’un avec des liens en cinq points du corps que de l’isoler.
Donc, oui, on rencontre beaucoup de gens, de soignants qui nous disent qu’ils espèrent en finir aussi avec la contention. Il y a bien des endroits où elle n’est pas pratiquée. Il reste cependant certains psychiatres pour expliquer encore que ça a des vertus thérapeutiques. C’est marginal, je pense, de plus en plus, mais ça existe.
Il est vrai qu’il est difficile d’aller asséner qu’il faut en finir avec la contention à des équipes qui, manquant totalement de personnel, se résignent en pensant que c’est la seule solution. Je me dis : « Peut-être, toi, tu vas faire la donneuse de leçons à des gens qui sont en train de couler ? », mais je crois vraiment qu’il faut se tenir à la ligne selon laquelle la contention ne doit pas exister.
Je me souviens d’un colloque où deux médecins se sont levés pour me dire que j’oubliais de parler des vertus thérapeutiques de la contention. J’ai dit : « Ah oui ? Montrez-moi une étude qui le prouve. Que je sache, il n’y en a pas… » J’ai vu un de mes proches contenu, j’étais jeune. Je suis allée voir le médecin et lui ai dit : « Mais détachez-le ! ». Réponse : « C’est pour son bien, vous n’y pensez pas »... Je n’ai pas su résister et ça m’est resté comme une honte. Je me suis dit : « Tu aurais pu te battre ! » Je n’ai pas osé, parce que le pouvoir médical est puissant, il s’impose à ceux qui ne sont pas de la partie.
Je me retrouve face à des situations semblables où des parents, des époux, des amis nous racontent leur souffrance devant un proche attaché. Ils me disent que c’est horrible ! Et je sais qu’ils ont raison.
Je crois qu’on a bougé quand même. Il y a de plus en plus de protestations et de réflexions engagées chez les soignants contre ces mesures, et même une loi – pour laquelle Adeline Hazan, qui m’a précédée à ce poste, s’est beaucoup battue – qui donne au juge le pouvoir de mettre fin à un isolement ou à une contention. Ici, au CGLPL, nous discutons beaucoup avec les médecins, les soignants sur ce sujet. C’est un travail de longue haleine.

En tant que soignante, j’en ai attaché des gens, mais ça me rendait malade. Et en même temps, en réanimation, les gens sont bardés de tuyaux, s’ils en arrachent un, ils peuvent mourir dans l’instant et je trouvais justifié de les attacher. Quand j’ai entendu dire que la contention devait être prescrite, ça devenait discutable et ma position a changé.

Vous parlez de « prescriptions ». Est-ce que c’était une prescription médicale, une décision ? Parce que quand on regarde la loi, c’est une décision, ce n’est pas une prescription. Nous, ça nous fait réfléchir, si c’est une décision, c’est une décision de police administrative, ce n’est pas médical. Nous sommes dans ce questionnement.

Oui, c’est un contrôle, ce n’est pas un soin.

Donc, ça ne peut pas être une prescription.

Et pourtant, on ne peut attacher les gens qu’à partir d’une prescription médicale !

Justement. C’est bien précisé que « c’est le dernier recours ».

Si on ouvre un espace de discussion, de réflexion, cela donne déjà la possibilité de ne pas le faire. Alors que si on reste dans l’habitude, on ne réfléchit plus. En même temps, il y a le problème des effectifs. S’il y avait un peu plus de monde, peut-être qu’on pourrait se permettre de faire un peu autrement ? Est-ce que la pensée ne s’arrête pas parce qu’à un moment donné il n’y a pas assez de personnel pour modifier les pratiques ? Puisque vous ne pouvez pas y penser, il faut banaliser le mal que vous produisez. Mathieu Bellahsen dit qu’on s’interdit de penser à des solutions, parce que ces solutions ne sont pas économiquement rentables et/ou qu’on n’a pas le personnel.

De toute façon, la situation étant à peu près la même, le désert médical étant à peu près égal, pourquoi y a-t-il des services qui la pratiquent et pourquoi d’autres non ? On m’a dit, dans un colloque, que je n’avais pas idée des différences entre services, certains récoltant, je cite, tous les colosses violents, d’autres des patients moins difficiles.

C’est toujours ça : « Les nôtres ne sont pas comme les vôtres », « Si vous y arrivez, c’est que vous n’avez pas les mêmes ». C’est toujours cette espèce de fausse justification qui est mise en avant. Je suppose que votre institution a plusieurs objectifs à remplir ou qu’elle s’en donne elle-même ? Quelle est votre raison d’exister ?

C’est de porter ces voix-là. Nous défendons tous les gens que la grande majorité des gens déteste, refuse de regarder ou dont elle ne se soucie absolument pas.
Donc, ma raison d’exister, c’est de contrôler que les droits fondamentaux des personnes enfermées sont respectés, de porter publiquement leur voix quand leurs droits sont violés et de porter la voix des lois qui donne des droits à tous, de répercuter les décisions des tribunaux et cours nationales et des instances européennes. En fait, ça ne me change pas tellement de mon métier d’avant. C’est aussi de trouver les façons d’en parler qui soient les plus appropriées, les plus efficaces. Pour les enfants, je pense que l’enseignement est un bon angle d’approche. J’essaie de trouver des angles qui font réfléchir les gens. Oui, c’est ma raison d’exister.

Mais grâce à vous, le déni n’est pas possible.

C’est très sympathique à vous de dire ça, c’est ce que j’espère, mais ce n’est pas encore un triomphe, n’est-ce pas ? Je sais que je devrais choisir un plaidoyer, un angle qui soit l’emblème de mon mandat. Mais au fur et à mesure que je fais des visites, je me dis ça, non, c’est trop important, il faut que j’en parle aussi. Voilà. Et je vous dis : tout est important.

Il faut dire qu’actuellement les sujets ne manquent pas.

Oui. Et même si c’est vrai que je hurle un peu dans le désert, j’espère chaque fois gagner des gens à soutenir notre mission, nos idées.

Il me semble qu’une de vos forces, c’est d’aller sur le terrain. C’est intéressant, passionnant et, vous l’avez dit, les gens sont contents qu’on vienne les voir. Ils ont besoin d’une présence, de témoins qui comprennent un peu ce qui se passe. Alors après, comment en témoigner ?

Cela nous porte tous ici. Et puis, j’ai la chance énorme d’avoir des relais chez les journalistes et grâce à des gens comme vous, aussi, qui font connaître le rôle et l’utilité du CGLPL.

Peut-être que ce qui vous donne cette force, c’est votre audience, parce que vous ne hurlez pas dans le désert. Beaucoup vous entendent. Même si on n’a pas tous et toutes le pouvoir d’en faire quelque chose, ce qui importe c’est de jamais perdre de vue le concret. Ce que nous essayons de faire à Pratiques. Le concret de la réalité, un concret intolérable, c’est indiscutable. C’est une force d’avoir un tel socle.

Oui, exactement. Et les visites nourrissent la réflexion, et les images que nous transmettons.

Je voudrais vous rassurer, parce que dans le milieu professionnel, il y a des gens qui suivent vos recommandations, qui suivent l’avancée de vos rapports et qui les utilisent.

Merci ! Parce que c’est en discutant que les choses avancent, particulièrement en psychiatrie, les gens n’y ont pas la même hiérarchie qu’en prison. Il y a plein d’endroits où on est allés où ça a avancé, ça a changé et ça fait un bien fou.

Parfois, on s’en sert. Quand je travaillais, je pouvais m’en servir comme menace : « Si on n’évolue pas sur ce point-là, moi, j’appelle la CGLPL ! »

Ah ah ah ! oui, c’est bien ! Faites ça !

Dans mon organisation syndicale, on avait fait une plaquette pour les soignants et les patients en disant : « Mais n’hésitez pas, quand vous constatez des choses qui débordent, de saisir le CGLPL ».

Partout où je vais, je leur dis : « N’hésitez pas, appelez-nous, saisissez-nous ». C’est très important. Et d’ailleurs ça marche, on a de plus en plus de signalements de médecins, de soignants. En ce moment, et c’est grave, beaucoup de médecins nous alertent sur des dysfonctionnements et sur leur impossibilité à soigner les détenus ou les étrangers en rétention. D’autres s’alarment auprès du CGLPL (et des autorités) de l’état très inquiétant de la psychiatrie. On a de bonnes discussions ensemble. Ici, au CGLPL, je peux, heureusement, compter sur mes collègues pour m’aider à réfléchir sur les sujets qu’ils connaissent bien mieux que moi et ces discussions m’apportent énormément.

Et vous avez les moyens, en personnes, en contrôleurs, de répondre à toutes les demandes ?  

On répond à tous les signalements. Une équipe est dédiée aux réponses. Je signe les lettres, donc je les lis toujours…

Et on ne vous appelle pas pour les ÉHPAD (Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) ?

Si. J’ai été sollicitée par des députés et par des amis de Victor Castanet qui a écrit le livre « du scandale » pour prendre des ÉHPAD sous la houlette du CGLPL. D’abord, pour ce faire, il faudrait changer la loi, multiplier nos effectifs et changer la loi qui nous confie les droits des gens enfermés sur décision d’une autorité judiciaire ou administrative, ce qui n’est pas le cas de l’ÉHPAD. Nous nous sommes réunis entre collègues pour en discuter. Nous en avons conclu que défendant les droits des gens que tout le monde déteste, comme je disais plus haut, que personne ne veut voir, si on prend les ÉHPAD, les premiers seraient engloutis par les seconds. Il faut qu’une autre instance s’en occupe…

Le contrôle existe suite à des accords internationaux, mis en place en 2007-2008, qui fixent le cadre. Est-ce que vous avez aussi des rapports avec l’ONU, c’est-à-dire des garanties d’existence et des garanties de moyens ?

Tous les ans, nous plaidons notre budget au Parlement. J’ai à rendre compte du nombre de visites, du nombre de rapports fournis, du budget dépensé et pourquoi, ce qui est la moindre des choses.
Avant d’être nommée, j’ai été entendue par l’Assemblée nationale et le Sénat, afin que les parlementaires votent pour ou contre ma nomination, et j’avais promis que la rapidité avec laquelle nous devons, je pense, rendre nos rapports serait améliorée. Parce que nous ne sommes pas des chercheurs, nous sommes « des constateurs » (releveurs, collecteurs, consignateurs) et « des critiqueurs ». Or, si notre rapport sort trop longtemps après la visite, il sert sans doute aux chercheurs ou à la postérité, mais le principal est qu’il soit efficace et donc publié le plus rapidement possible après la visite. Nous le devons à la fois aux établissements visités, aux équipes qui y travaillent et, bien sûr, aux personnes qui y sont enfermées. Je suis très satisfaite car le temps de rédaction et de sortie des rapports s’est considérablement amélioré. Et ça va continuer.

Ces rapports remontent à l’ONU ?

Oui, bien sûr. Je suis allée deux fois à l’ONU où j’ai été interrogée, en visioconférence quelques fois, mais aussi en présentiel (comme on dit..) dans une sorte de joyeux désordre. Nous y sommes allés à trois, par exemple, pour présenter ce qu’on avait à dire sur les enfants enfermés et sur la manière dont ils sont traités. C’est une expérience ! Nous étions beaucoup, deux cents je crois, venant de tous les pays et de toutes les associations, chacune disposant d’un temps de parole de trois minutes… Au bout de trois minutes, tac, le micro est coupé. Mais à ces grandes messes, je préfère, pour le moment en tout cas, rester plus dans le concret en plaidant nos causes auprès des ministres, des élus, aller rencontrer les gens ou vous rencontrer vous, parler dans les médias ou rendre des rapports pertinents. En tout cas, je constate, avec plaisir et intérêt que de plus en plus les tribunaux condamnent l’État pour des conditions indignes de détention en s’appuyant sur les rapports du CGLPL, qui ont acquis force de preuve et que portent avocats et associations devant les juges. Et rien n’interdit que ces conditions indignes soient également source de condamnations en psychiatrie, en rétention ou dans les cellules de garde à vue. Si là se trouve la solution pour que l’État daigne enfin faire avancer les choses, eh bien allons-y, avec enthousiasme !

Le concret est donc votre garant d’existence.

par Françoise Acker, Lionel Leroi-Cagniart, Anne Pagès, Anne Perraut Soliveres, Dominique Simonnot, jean vignes, Pratiques N°104, avril 2024


[1Georges Courtois, Aux marches du palais ; mémoires d’un preneur d’otages, Le nouvel Attila, 2015.

[2Avis du 17 novembre 2023 relatif à l’accès des mineurs enfermés à l’enseignement, CGLPL.

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