L’empire du traumatisme, enquête sur la condition de victime et Sortir du traumatisme, témoignage et survivance

Présentés par Martine Devries 

Je me posais depuis quelques années diverses questions dans des circonstances bien différentes : pourquoi est-ce qu’on appelle des psys sur les lieux de catastrophes ? Le débriefing, est-ce bien utile, est-ce que, au contraire, ça n’inscrit pas le récit dans la tête ? Et quelle est la formation de ces « psys d’urgence » ?
Quand je dois faire un certificat pour demander un « séjour pour soins », qu’est-ce que je peux dire de l’état psychologique du patient, et de quel droit, puisque je ne fais que dire ce qu’il pourrait énoncer lui-même ? Comment échapper à la fascination du récit de la violence, tout en restant en empathie et en soutien avec la personne, et sans me faire du mal à moi, ne serait-ce que pour pouvoir poursuivre ce travail, durer ?
Ces deux livres ont amené des éléments pertinents pour répondre à ces questions. S’appuyant sur l’histoire du XXe siècle, ils sont de nature bien différente, mais tous les deux accessibles au profane, utilisant beaucoup les citations, agréables à lire et parfaitement référencées. C’est à la fois savant et passionnant !
Régine Weintrater s’attache à l’étude du témoignage. Quelles fonctions peut-il remplir pour la victime, comment peut-il éventuellement contribuer à réparer ? Quelle fonction joue-t-il aussi pour ceux qu’elle appelle les « témoignaires », ceux qui sont les dépositaires des témoignages, et pour la société qu’ils représentent forcément ? Quel soutien peuvent-ils apporter, quelles attitudes seront appropriées, quels refus seront maladroits ou cruels ? Comment former les « témoignaires », comment les soutenir ? L’important pour elle est que « la parole circule », qu’elle soit accueillie avec respect, et transmise. Elle nous permet de replacer le témoignage dans des traditions historiques, celle des Juifs et des Arméniens, notamment. Comment le témoignage, fruit d’une relation entre témoignaire et témoin, est reçu, accepté, ou refusé, métabolisé par la société. Quel pacte de lecture est admis implicitement, comment il a évolué au fil du temps : depuis le retour des camps en particulier. Elle aborde aussi la difficile question de la véracité du témoignage : très objectif, distancié, il ne semble pas authentique, il ne touche pas. Pris dans l’émotion du souvenir au contraire, il ne permet pas l’analyse de la situation, il devient suspect. C’est une véritable double contrainte.
Didier Fassin, et ses collaborateurs, eux, s’attachent au « nouveau langage de l’avenir » : ce sont les catastrophes et les drames qui font la une, ce ne sont plus les victoires et les succès. C’est « l’âge de l’anxiété, l’« historiographie des vaincus » qui prévaut. L’impact de la violence et du traumatisme sur la vie psychique, et sur la vie tout court, est appréhendé complètement différemment maintenant de ce qu’il l’était au cours de la première guerre mondiale : le soldat qui ne pouvait surmonter le traumatisme était alors jugé et fusillé, les vétérans du Viêt-Nam furent ensuite soignés et pensionnés. Les immigrés ouvriers des années cinquante dans les suites d’accident du travail avaient « la sinistrose ». Actuellement, on s’occupe de maladies professionnelles, depuis les troubles musculosquelettiques jusqu’au harcèlement moral. C’est une véritable histoire de la représentation des victimes dans nos sociétés, et de la manière dont elles sont traitées, ou non. Ils étudient en particulier trois situations qu’ils ont auparavant étudiées :
— L’explosion de l’usine AZF à Toulouse en 2001, et la « politique de la réparation ».
— Les camps palestiniens et la « politique du témoignage ».
— Les réfugiés, en France, et la « politique de la preuve ».
Bien évidemment, c’est cette dernière partie qui m’a le plus concernée. Ils décrivent la naissance et l’évolution de la « psychotraumatologie de l’exil », à travers celle des associations qui s’y sont attaquées : le centre Minkowska [1], le COMEDE [2], l’AVRE [3] et le centre Primo Levi [4]. Ils décrivent deux manières d’envisager le lien entre clinique et politique : l’un est celui qui considère l’exil comme un tout indivisible, « une expérience totalisante », le sujet victime est réduit à cet évènement, l’autre singularise l’expérience du traumatisme, la victime reste un sujet, avec une histoire personnelle.
C’est ainsi que les figures de l’étranger et de l’immigré ont laissé place au demandeur d’asile et victime de torture, et que la santé mentale est devenue instrument de régulation des flux de réfugiés. C’est aussi comme ça que « la preuve par corps », le certificat médical est devenu une pièce habituelle et attendue du dossier de demande d’asile. Par là même, les médecins et les psychologues, engagés dans une cause humanitaire, pour soigner, se retrouvent à attester, sollicités d’être experts au service des pouvoirs publics.
Quatre « réserves » sont formulées par les soignants contre le fait de rédiger des certificats :
— Réserve politique : devoir prouver la torture est une régression du droit d’asile.
— Réserve déontologique : c’est une atteinte à la séparation des fonctions thérapeutiques et expertes. Il y a de quoi douter de l’impartialité du soignant ; et il est également instrumentalisé par le demandeur, qui se prive ainsi parfois de la possibilité d’une prise en charge thérapeutique.
—  Réserve éthique : le certificat est une substitution à la parole du demandeur d’asile, c’est une façon de lui rappeler que sa parole ne compte pas.
—  Réserve évaluative : le certificat est peut-être inutile, ne modifiant pas vraiment le succès de la demande. Alors, pourquoi le faire ?
—  La personne est en droit de le demander, du moins au médecin.
—  Attester, c’est montrer qu’on croit en sa parole.
—  Enfin, chacun garde l’espoir que ça va servir à quelque chose.
Ce certificat, comment est-il rédigé ? Différemment selon les périodes, fonction de l’évolution de la figure et du statut du réfugié, de l’évolution de la nosographie (apparition du syndrome de stress post-traumatique dans les années 1980), de la position des experts.
« L’expertise sur l’existence de séquelles psychiques des violences subies ne fait pas que produire une preuve...
Elle énonce les mots que la personne ne peut prononcer. Ce n’est pas seulement un écran qui se substitue à la parole du demandeur d’asile : c’est aussi ce qui autorise son silence. »
Pour conclure sur « une économie morale du traumatisme », les auteurs tentent d’analyser, sans écarter une vision morale des choses, ce que l’utilisation de victime permet d’effacer des rapports sociaux, des réalités historiques, des situations politiques. De quoi est-ce que ça permet de ne pas parler ? De l’expérience personnelle, de l’existence d’inégalités, d’oppression, de discriminations. À l’évidence, la réparation, le témoignage, et la preuve ne se distribuent pas à l’identique selon les lieux, les drames et les hommes.

Didier Fassin, Richard Rechtman, L’empire du traumatisme, enquête sur la condition de victime, Flammarion, 2007.
Régine Weintrater, Sortir du traumatisme, témoignage et survivance, Petite Bibliothèque Payot, 2003.


par Martine Devries, Pratiques N°58, juillet 2012


[2Comité médical pour les exilés — www.comede.org/

[3Association pour les victimes de répression en exil www.avre.org/

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