Philippe Bazin
Photographe
Dans le numéro 78 de Pratiques, « Essence et sens du soin », je présentais le livre de Jean-Robert Dantou Les Murs ne parlent pas (p. 88). Voici maintenant ses photographies, réalisées dans un service fermé du sud-ouest de la France où certains patients sont placés sous contrainte, enfermés par décision du préfet. Puis, dans un long article pour la revue en ligne de l’Université de Saint-Étienne focales, je présentais les enjeux de ce travail photographique, notamment ce que l’auteur appelle Psychadascalies, en relation avec l’œuvre de Géricault, Les Monomaniaques. Il s’agit d’un ensemble de portraits de patients et soignants photographiés par Dantou durant plus de 18 mois.
Voici ici la conclusion de cet article qui, me semble-t-il, montre ce que la photographie peut apporter en termes de réflexions soignantes pour notre société.
Cette attention à l’air [des gens en portrait], constitue l’air de rien le fondement de notre altérité, ce que Rousseau appelait à son époque la pitié, concept depuis si dévoyé, mais que Christiane Vollaire a su remettre à l’ordre du jour. Rousseau fait apparaître ce concept en 1753 dès la préface du Discours sur l’origine de l’inégalité [1]. Procédant à la recherche d’un retour au primitif, non à l’archaïque, Rousseau tend à réformer l’état de décadence dans laquelle se trouve cette idée de pitié. Christiane Vollaire le précise : « La pitié n’y apparaît donc ni comme une obligation morale, ni comme une vague effusion liée aux aléas individualisés du sentiment […] mais véritablement comme un déterminant des opérations de l’âme humaine : une disposition élémentaire qui conditionne les comportements du sujet et le rend opérationnel, c’est-à-dire susceptible de réaction au monde et d’action sur lui. » [2] Et cette disposition, c’est la pitié, qui agit comme principe fondateur, avec l’amour de soi, antérieur à la raison, comme intérêt « à notre bien-être et à la conservation de nous-même ». [3]
Ainsi, ces portraits, inscrits dans ce mouvement de pitié défini par Rousseau, sont-ils avant tout des miroirs de nous-mêmes, montrant en quelque sorte combien l’existence de ces gens, au contraire d’être en dehors de l’humanité, est nécessaire à notre survie.
Plus encore que sur ce concept de pitié, j’aimerais finir sur ce que Jean Sagne nous rappelait de Robespierre à propos de Géricault, combien le point de vue de Géricault s’inscrit dans une position démocratique et génératrice d’une protection par les lois : « Il demandait surtout à la société de veiller à ce que les individus ne fussent pas victimes des intrigues, de la haine, de la cupidité, et dénonçait l’internement d’office : “Établir un système qui rend absolument incertains et précaires l’existence et les droits de tous les citoyens, sous le prétexte de mettre quelques-uns d’entre eux hors d’état de nuire aux autres, c’est renverser tous les fondements de l’ordre social pour prévenir quelques-uns des délits qui pourraient contribuer à le troubler, c’est insulter ouvertement à la raison, à la justice et à l’humanité.” » [4]
L’air de rien, dans un contexte où l’exercice de la loi se réduit trop souvent sa dimension policière, Jean-Robert Dantou réitère à point nommé avec ses Psychadascalies l’essentielle contribution de Géricault et des Lumières à la réforme complète de nos rapports avec les « fous ».
Biographie
Jean-Robert Dantou, né à Paris en 1980, est membre de l’Agence VU’. Il a une double formation de photographe à l’École Louis Lumière et de sociologue à l’EHESS. Il explore depuis une dizaine d’années les interfaces possibles entre photographie et sciences sociales. Il travaille sur des problématiques liées à la mémoire, à la santé mentale et aux migrations. Il est l’auteur d’un livre sur les représentations photographiques de la folie, Les murs ne parlent pas (Kehrer Verlag, 2015).
Actualités
Jean-Robert Dantou réalise depuis 2017 un travail au long cours sur un territoire déshérité de la lointaine périphérie parisienne. Il anime parallèlement avec l’anthropologue Florence Weber un séminaire sur les liens entre photographie et sciences sociales à l’école normale supérieure et à l’École des Hautes études en sciences sociales.