Je pourrais, mais non

Lionel Leroi-Cagniart Psychologue du travail

Je me souviens du coach en santé au travail qui préconisait d’emprunter les escaliers plutôt que les ascenseurs, de faire des pauses actives et téléphoner en marchant, mais non.

Je pourrais préférer le mobilier ajustable oui, mais non. On ne m’a pas demandé mon avis.

Je pourrais imaginer fréquenter des lieux de convivialité pour alterner les positions. Vous êtes sérieux ?

Je pourrais être Libre d’obéir sans réfléchir, invoquer le management du nazisme à aujourd’hui, rester sourd et aveugle aux turpitudes d’une hiérarchie qui maltraite, injurie et placardise. Mais non.

Je pourrais créer une œuvre pour dénoncer l’absurdité des conditions capitalistes et néo-libérales du travail. Pourquoi pas ?

Je pourrais me dispenser d’informer l’usager de ses droits et me foutre de la notion de service public, mais non.

Je pourrais cultiver la terre à coup d’intrants chimiques, pester contre les ciels d’orages, les grêles d’automne et les sécheresses d’été, mais non, parce que c’est foutu.

Je pourrais acheter des produits inutiles et les revendre à des gens qui n’en ont pas besoin, mais non.

Je pourrais sourire au chef, travailler quinze heures par jour, prouver mon engagement, collaborer « heil caporal » sans poser de question et singer l’obéissance, parce qu’après tout, la banalité du mal reprend du service, mais non.

Je pourrais contrôler les « passes » sanitaires du vaccin qui n’empêche pas la contamination par le virus du pangolin, de la chauve-souris, de la carpe et du lapin, mais non.

Je pourrais choisir d’enseigner une méthode de bien-être au travail, sans conviction, juste parce qu’elle est populaire et rapporte gros, mais non.

Je pourrais dénoncer mes collègues vieillissants qui tirent au flanc pour protéger leur santé fragile à l’approche de la retraite, mais non.

Je pourrais développer mon activité en distanciel, enchaîner les consultations, me fixer des objectifs de rentabilité, mais non.

Je pourrais rédiger une lettre de motivation, inclure les termes de l’annonce, flatter le projet, déclarer mon amour du poste, convaincre que je rêve de m’intégrer, mettre en avant mes soft skills, vociférer ma vocation, claironner mon désir de soumission et ma volonté de complaire, mais non.

Je pourrais fondre d’admiration pour la légende du patron qui s’est fait tout seul, contre vents et marées, à la force du poignet, à la sueur de son front, mais non.

Je pourrais me compromettre dans l’entretien annuel d’évaluation, avec la peur au ventre, mais non. Je ne cautionne pas ce détournement du soi-disant dialogue social, pas plus que l’injonction à l’auto-évaluation.

Je pourrais croire aux vertus de la qualité certifiée qui s’intéresse à la sècheresse administrative et au respect des procédures sans tenir compte des impacts sur les rapports inhumains, mais non.

Je pourrais stigmatiser les caractères de cochons, les airs d’hypocrites et les pervers narcissiques au lieu de m’interroger sur l’organisation qui nous rend fous, mais non.

Je pourrais rédiger avec ChatGPT et voler aux hommes leur langage qu’on assèche, mais non.

Je pourrais faire gober les médicaments à la sarbacane car l’attention, la gentillesse et le bien-être n’entrent pas dans les cases de sa comptabilité, mais non.

De tout cela et de bien plus, chacun pourrait ne pas et dire : I would prefer not to.

Il flotte dans l’air de grands désirs de bifurquer, désobéir, déserter, saboter, faire sécession, prôner la sédition et devenir agitateur, factieux, insoumis, rebelle et révolté. Je me souviens que c’est déjà arrivé.

par Lionel Leroi-Cagniart, Pratiques N°105, juillet 2024

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