« Il est sans doute plus aisé, disons plus évident, pour l’artiste de sublimer le tragique. Le défi apparaît plus compliqué pour le non-artiste, celui qui n’a pas de la sublimation un quasi-réflexe technique et méthodologique ; il lui faut alors expérimenter la voie artiste de lui-même, la sienne propre, qui ne fera pas nécessairement œuvre littéraire ou artistique, mais qui relève du même procédé libidinal et d’investissement du monde, et d’une même aptitude à saisir le tragique tout en tenant à distance son possible venin ».
C’est avec cette citation de Cynthia Fleury, tirée de Ci-gît l’amer que Pauline Lemaître et Cécile Neffati, toutes deux psychologues, introduisent la séance de débats avec Clara Bouffartigue et Joy Sorman.
Alors il ne nous restait plus qu’à suivre l’artiste ! disent-elles. Il se trouve que Joy et Clara par leur curiosité sur nos lieux de soin ont piqué la nôtre. À les lire, à les regarder, nos lieux de soins devenaient poétiques, et le temps long, ce temps de l’élaboration, reprenait corps et importance.
Joy Sorman est écrivain. Pour le livre qui nous a amenés à l’inviter, À la folie, elle a utilisé un procédé qui a consisté à venir pendant un an, tous les mercredis, dans un service de psychiatrie adulte, s’imbiber de l’ambiance, écouter les différents protagonistes, patients comme soignants, et en a tiré un écrit qui n’est pas une fiction, qui est une description sans morale, sans jugement, mais diablement bien écrit et documenté. En le lisant, Cécile Neffati s’est crue dans son service et s’est dit que cette lecture devrait être obligatoire dans toutes les facs et écoles de psychologie.
Nous allons parler de ce livre, À la folie donc, mais un mot de son dernier ouvrage, Le témoin. Même procédé, un an tous les mercredis dans un Palais de justice. Là elle introduit un personnage de fiction qui littéralement se fond dans le décor, qui lui permet peut-être d’en dire un peu plus sur ce qu’elle en pense. C’est un mélange entre le roman et la description méthodique du quotidien de la justice de notre pays. Si j’en parle, c’est aussi parce que cette question des liens parfois incestueux entre la psychiatrie et la justice est au fondement de la psychiatrie, presque son péché originel, du moins sa question préliminaire selon moi. Faut-il prioriser la défense de la société ou le soin des patients ?
Clara Bouffartigue est réalisatrice et après Tempête sous un crâne sorti en 2012, elle nous amène avec Loup y es-tu ? dans les méandres du Centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) Claude Bernard, mais aussi dans les méandres de la relation de soin et de la temporalité psychique. Le travail sur ce projet a commencé en 2016. Les repérages, l’écriture et la préparation ont duré deux ans. Clara assistera d’abord aux réunions d’équipe avant d’aller dans certaines séances de soin. Le tournage va durer quinze mois avec une interruption due au confinement. Il faudra encore six mois pour le montage et les finitions, donc cinq ans de travail pour une sortie du film début 2023. Loup y es-tu ? est un film mettant la relation, les liens, au cœur du soin psychique.
« L’œuvre, nous dit Cynthia Fleury, crée l’air, l’ouverture, la fenêtre. Elle crée l’échappée à laquelle on ne résistera pas tant elle semble naturelle, faite pour soi, dynamique pour exister. Elle est vie dans sa pureté vitaliste ». Alors merci à Joy et Clara d’accepter d’ouvrir ce matin les fenêtres.
Si nous avons eu cette idée saugrenue de les réunir pour discuter, c’est que nous avons trouvé quelque chose de similaire dans leurs œuvres. Il s’agit de deux supports artistiques différents et de deux cliniques différentes, mais toutes les deux ont cette humilité de savoir prendre le temps, de ne chercher ni le sensationnel ni le croustillant, de se fondre. Cette notion de temporalité nous est précieuse à l’heure où l’on nous demande de soigner vite fait bien fait et de renvoyer le sujet à sa responsabilité, s’il ne veut pas se soumettre aux techniques innovantes et efficaces. Alors pour lancer la conversation, je vais poser la question fondamentale à toujours se poser selon Jean Oury, Mesdames qu’est-ce que vous êtes allées foutre là ?
Échanges
Clara Bouffartigue : Qu’est-ce que je suis allée foutre là ? Eh bien, comme j’avais passé l’âge d’être reçue en CMPP, c’est la seule façon que j’ai trouvé pour y passer du temps ! Comment c’est parti ? J’ai sorti un film en 2012 qui s’appelait Tempête sous un crâne dans lequel je m’intéressais à la question de la transmission des savoirs et, au-delà, de tout un rapport au monde, à l’école, mais aussi à la question de l’enfance, de grandir, comment on grandit, comment on se construit, mais depuis un autre endroit que celui de Loup y es-tu ? L’équipe du Centre Claude Bernard que j’ai filmée dans Loup y es-tu ? a découvert le film en salle et m’a contactée plusieurs mois après sa sortie, pour me demander s’ils pouvaient s’appuyer sur des séquences du film et les projeter dans leur colloque annuel. Je ne connaissais rien aux soins psychiques, encore moins pour les enfants et adolescents, et je ne connaissais pas le centre Claude Bernard, mais on m’a dit : « le travail qu’ils font est absolument formidable tu devrais dire oui ». J’ai été invitée à cette table ronde, j’ai vu les séquences de mon film projetées, je les ai entendus en parler et j’ai eu l’impression de voir… un autre film. C’est un beau point de départ. Alors en quoi ça m’a rencontrée ? En quoi ça m’a touchée et surprise ? C’est le regard qu’ils portaient sur la difficulté, voire les échecs des enfants que j’avais pu filmer, et comment ces difficultés, ces échecs avaient un sens, pouvaient avoir une fonction positive, motrice, que j’ai trouvé absolument magnifique. Ça a sûrement résonné avec quelque chose qui n’était pas conscient chez moi, et plusieurs mois plus tard, je suis allée timidement frapper à leur porte en disant : « Je crois que j’ai un film à faire à partir de ce que vous faites ». Pourtant, je ne savais pas vraiment ce qu’ils faisaient. Ça a commencé comme ça et je me suis immergée dans les réunions de synthèse. Il y en a six par semaine dans cette institution et j’y ai entendu les soignants penser ensemble, c’est le mot qui me vient. Ma manière de travailler, c’est que je ne pose pas beaucoup de questions, j’accepte de me perdre, d’errer un peu, de ne pas tout comprendre, je préfère comprendre une fois que j’ai ressenti. Je me suis laissée envahir par beaucoup d’émotions, parce qu’évidemment, tout ce qui était discuté dans ces endroits-là était souvent très bouleversant, et pas forcément rationnel. Je ne savais pas pourquoi j’étais dans cet état-là, mais j’ai assez vite compris que j’étais touchée, parce que ça allait me chercher à différents endroits de ma personne, à la fois dans l’enfant que j’étais – je pense aussi à mes parents –, dans la mère que je suis… Je me retrouvais à une place de tiers et toutes ces places m’ont permis de me rendre compte à quel point j’étais concernée par la souffrance de tous. Je me retrouvais dans tout le monde, je me projetais dans tout le monde et je me suis dit que c’est un lieu formidable pour faire un film autour des liens, la question des liens, et notamment des liens familiaux et la façon dont on se construit en interaction avec son environnement.
À ce moment-là, je crois que je n’avais pas encore compris à quel point l’approche clinique était une clinique du lien qui est pratiquée dans cette institution, mais je l’avais sûrement suffisamment senti pour penser déjà le projet et le construire comme ça.
Joy Sorman : Cette question de qu’est-ce que je suis allé foutre là-bas, on me l’a souvent posée ! Quelle idée d’aller s’enfermer dans un service psychiatrique, fermé en plus !, avec des patients hospitalisés sous contrainte, des souffrances très lourdes, des séjours très longs ! J’ai plusieurs réponses à ça.
La première, c’est qu’il me semble qu’il y a des liens extrêmement forts entre la littérature et la psychiatrie d’une part, et entre la littérature et la folie d’autre part. J’ai l’impression que c’était pour moi le sujet évident pour la littérature, pour la création littéraire, et peut-être aussi pour le cinéma.
D’abord le lien avec le soin, plutôt qu’avec la psychiatrie d’ailleurs : il me semble que les vertus essentielles du soin sont les vertus essentielles de la littérature et sans doute de toute création (dont sans doute le cinéma). C’est-à-dire d’abord la patience, l’attention, la bienveillance, la suspension du jugement, l’empathie, le silence... toutes ces vertus qui me semblent être celles de l’écriture, celle que je veux pratiquer, et en premier lieu la patience. La création, c’est d’abord une espèce de résistance précisément à la durée quotidienne, au temps de nos vies quotidiennes, de nos vies institutionnalisées, de nos vies professionnelle, familiale, sociale. Cette espèce de manière de prendre à rebours le temps social dans le soin – surtout tel que vous le pratiquez – et dans les créations, me semblerait être un point de rencontre essentiel. Il y a une espèce de parenté très forte à cet endroit-là. Je dirais que le lien avec la folie me paraît aussi très évident, d’abord parce qu’il me semble que la littérature – je devrais dire la création – est une sortie hors de la norme. La création n’a de sens que si elle s’écarte de la norme et la parole littéraire n’a de sens que si elle s’écarte précisément de toutes les paroles normatives, la parole politique en premier lieu, la parole de la communication, du marketing, les paroles de l’ordre et de l’autorité de manière générale, que peuvent être la parole médicale, la parole judiciaire, la parole des institutions... Cette sortie hors de la norme et cette invention d’une langue qui justement vient éroder la parole de la norme me semble être un autre point commun entre le discours produit par la folie et l’invention d’une autre langue. Et puis il y a cette question évidemment qu’on pourrait dire du dégondage du langage. La création poétique est une manière de dégonder le langage et j’ai beaucoup entendu pendant mon année d’immersion des patients qui pratiquaient ce dégondage de la parole.
La deuxième réponse, c’est que je considère que l’écriture est précisément un moyen d’être affecté – et tu disais, Clara, que tu veux être affectée avant de penser. Mon projet était précisément d’être affectée pour pouvoir penser. J’ai fait des études de philo et donc j’ai lu, jeune, Foucault, Deleuze, Guattari, c’est comme ça que je suis rentrée de manière purement intellectuelle dans cette question-là. Mais j’avais envie de la penser autrement, c’est-à-dire par le biais de cet affect, de l’immersion, de la vie partagée avec les patients, les soignants. Je cherche à être affectée, mais il se trouve que c’est aussi un moteur de l’écriture, on pourrait dire ma libido littéraire... le terme libido est un terme que vous employez sans doute dans vos réflexions !
L’autre chose que tu disais, Clara, c’est que tu avais l’impression que toutes ces souffrances te concernent. Moi j’en ai la certitude, mais je l’ai compris après, quand j’ai accompagné le livre. J’ai fait beaucoup de rencontres avec des professionnels du soin et on me demandait souvent pourquoi j’avais écrit ce livre. J’ai compris que je l’avais écrit – que sans doute j’écrivais–, pour cette raison, à savoir pour être concernée par ce qui ne me concerne pas, et qu’en fait l’écriture me permet cette expérience de l’altérité, cette sortie hors de moi, hors de mon milieu social qui est un milieu blanc, bourgeois, parisien, dans lequel justement les expériences de l’altérité ne viennent pas à vous naturellement. Le prétexte de l’écriture me permet de ressentir que ce qui arrive aux autres me concerne.
C’est aussi pour ça qu’à la suite de À la folie, j’ai écrit mon dernier livre, qui s’appelle Le témoin. Il se passe dans un palais de justice et c’est un livre dans lequel je pense la question de la responsabilité, de la culpabilité et du fait que nous sommes tous concernés collectivement par tous les délits qui sont commis parce que nous sommes tous pris dans cette même société. C’est un livre qui essaie de penser que s’il y a des culpabilités individuelles établies par la justice qui concernent ceux qui sont dans le box des prévenus, en revanche la responsabilité, elle, est collective, et je suis responsable au même titre que les autres.
CB : Dans ton livre, qui m’a beaucoup touchée, beaucoup plu, j’ai découvert un univers que je ne connais pas, je suis rentrée là où je n’étais jamais rentrée et j’ai vraiment ressenti ce que tu décris. C’est-à-dire qu’au départ je suis arrivée avec des peurs – comme on en a tous, des représentations – de ce lieu-là, et tu nous permets de voyager des soignants aux patients en nous faisant, avec la folie au centre, je ne sais pas comment dire ça, nous poser des questions et rentrer dans une forme de doute au fur et à mesure. Et toutes les peurs qu’on avait s’effacent. C’est là que ton livre va peut-être où mon film ne va pas, tu as pu aller dans le vécu vraiment des patients. C’est peut-être quelque chose que la littérature permet. Et puis ensuite tu amènes toutes les questions de société, d’histoire, et ça devient vraiment très documentaire, mais ça s’appuie sur tout ce ressenti. Je suis sortie de ton livre avec plutôt des questions que des réponses, mais des questions que je n’aurais peut-être pas su me poser de cette manière si tu ne m’avais pas amenée par ce chemin-là. Alors j’ai une question à poser. Comment as-tu fait récit de tout ce travail d’immersion et comment as-tu organisé tout ça pour nous faire faire ce voyage ?
JS : Merci pour ta lecture et ton retour. Tu parlais des doutes et de l’incertitude et là je trouve qu’il y a un autre point commun entre votre pratique du soin et la pratique créative, c’est précisément de travailler le doute, l’incertitude, de mettre en crise la vérité. Pour moi, écrire ce n’est certainement pas établir des certitudes, des vérités. J’aime l’idée que l’on sorte de mes livres en étant encore plus perdu que quand on y est entré et qu’on n’ait certainement pas de réponse, mais la sensation d’une confusion encore plus forte que la confusion de la complexité de nos existences. Ce qui m’a frappée dans l’immersion, c’est cette mise en crise permanente de la vérité, c’est que jamais rien n’est établi. Ça aussi vous le savez mieux que moi, les mots qui désignent les maladies tels que le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ou DSM les liste de manière très morbide par exemple, sont sans cesse révoqués par la réalité de l’expérience ! Je trouve ça très important que, face au discours autoritaire ambiant qui nous impose des vérités, la création les réfute.
Comment j’ai procédé ? J’ai passé un an en immersion dans ce service, pendant lequel j’ai pris évidemment beaucoup de notes, sans protocole établi. Comme toi, je pense. Au début on est là, on ne sait pas où se mettre. On est une présence évidemment perturbante et d’ailleurs il y a des soignants qui se sont dit : « Elle va traîner dans nos pattes, de quelles intentions est-elle animée, est-ce qu’elle ne va pas chercher le sensationnalisme, critiquer nos pratiques, … ». Donc il fallait d’abord faire accepter ma présence, rassurer sur mes intentions bienveillantes, enfin surtout sur l’absence d’intention à part vouloir être là et être affectée, et expliquer que je n’étais pas journaliste mais écrivain, ce n’est pas le même métier, on n’a pas les mêmes intentions. Au début c’est être là, trouver sa place, prendre le temps, et petit à petit, identifier ceux avec qui on peut nouer des relations et ceux avec qui ça ne fonctionnera pas, et puis habituer le service à notre présence. C’est une année où j’étais présente de manière ritualisée. Il y avait ce repère du mercredi… Beaucoup de patients s’ennuyaient énormément, parce qu’il y a un manque de personnel, un manque de moyens, donc très peu de temps pour la parole, pour l’échange. Moi j’étais cette personne qui, le mercredi, n’avait rien d’autre à faire que d’être là et parler avec eux, et parfois même sortir avec eux fumer la clope dans le jardin parce qu’il n’y avait pas de soignant disponible. Je faisais ce que je crois que vous appelez des glissements de tâches. Je me retrouvais à surveiller la pause clope. Je vivais avec eux. Alors petit à petit se sont mises en place deux procédures, je pourrais dire deux protocoles. Il y avait des entretiens individuels, dans un bureau qui m’était dédié, avec ceux qui avaient envie de me parler. Patients, soignants, venaient toquer pour des entretiens. J’assistais aussi, quand j’avais l’accord des patients évidemment, à des entretiens entre les psychiatres, les psychologues et les patients. Et puis il y avait surtout ce qui en fait m’intéressait le plus : l’informel. On est assis là en silence et puis à un moment on se parle, et puis on marche ensemble dans le couloir, et puis on déjeune ensemble, et puis on partage un moment de vie, le goûter de Noël etc. Au bout d’un an de prise de notes, j’ai arrêté l’immersion, parce que j’étais moi-même en train de me chroniciser. Je n’arrivais plus à quitter le service. Ça devenait problématique, parce qu’il y avait des liens affectifs qui étaient en train de se nouer et qui évidemment me posaient problème. Qu’allais-je faire de ça, je ne suis pas soignante, je ne suis pas de la famille, je ne suis pas visiteuse, je ne suis pas accompagnante, je ne suis pas travailleur social, je ne suis pas leur amie ?
Je me suis dit qu’il fallait couper – tu expliqueras toi aussi, Clara, comment tu as coupé –, parce que sinon ça pourrait être sans fin. Ce sont des lieux où on ne voit pas pourquoi ça s’arrêterait puisque tout bouge tout le temps, tout se reconfigure tout le temps, ce n’est jamais figé. Comment on décide que c’est terminé ? Moi j’ai pu décider parce que j’ai été un peu débordée justement par ces sentiments-là, je me suis dit qu’il fallait être un peu volontaire, un peu disciplinée. Ça a été difficile pour moi de partir… J’ai passé l’année d’après à écrire à partir de mes notes. J’avais aussi beaucoup lu sur le sujet, j’étais même allée à la librairie de médecine m’acheter le manuel de l’étudiant en psychiatrie pour essayer de comprendre de quoi on parlait. Je me suis remise dans Foucault etc. J’ai lu beaucoup pour soutenir un peu l’immersion par un travail intellectuel. Puis la deuxième année a été consacrée à l’écriture, et là j’ai eu beaucoup de mal à démarrer parce que je me demandais quelle forme lui donner. En effet, je ne voulais pas qu’il y ait de fiction, parce que ça paraissait presque indécent d’inventer des personnages de fiction, même s’il y a un chapitre fictionnel dans le livre, des petits morceaux de fiction. J’ai longtemps cherché la forme et puis finalement, je suis retombée sur quelque chose de très simple, mais qui me semblait être ce qu’il y avait de plus naturel, c’est-à-dire tracer un an de la vie du service à travers des portraits des patients, des soignants, à travers des situations et une espèce de ligne narrative qui permette de voir mon évolution. Au départ, je suis complètement à la masse, je ne comprends rien ; au bout d’un an, je ne comprenais pas davantage, mais je me rendais compte que ne pas comprendre était une force, et pas un problème. Donc on me voit aussi évoluer, je me mets un peu en scène. Au début je ne voulais pas dire je, je ne voulais pas apparaître, et puis je me suis rendue compte que ça n’était pas légitime parce que ma présence sur la scène était évidemment perturbatrice ! Ce n’était pas anodin que je sois là, donc je ne pouvais pas faire comme si je n’étais pas là ! J’ai finalement trouvé cette forme assez simple qui essaie de faire saillir des gestes, des paroles, des situations, des ambiances, mais aussi des odeurs, des lumières, et puis comme tu le disais, d’essayer quand même d’analyser la situation dramatique de la psychiatrie aujourd’hui, la mainmise du pouvoir administratif, de retracer un peu l’histoire de la psychiatrie. Ça s’est fait comme ça.
Mais je voudrais aussi te poser une question très formelle, parce qu’il y a quand même quelque chose de très singulier dans ton film : il y a des scènes avec des personnages bricolés avec des morceaux de jouets, des chutes de matériaux, des espèces de poupées réinventées qui m’ont fait penser à l’art brut. J’ai trouvé ça extrêmement fort parce que tu signifies des non-dits, des souffrances, l’indicible de certaines situations, de certaines douleurs et de certaines images mentales, ce qui se passe dans nos crânes. Tu le signifies par ce travail-là, qui n’est pas du pur documentaire filmé, ce sont comme des animations qui viennent, et c’est là où le cinéma – tu disais tout à l’heure que la littérature peut permettre un travail théorique que ne pourrait peut-être pas permettre le cinéma, mais ça se discute – la forme cinéma permet de figurer un indicible que les mots ne pourraient pas attraper ! Moi j’ai beaucoup buté là-dessus dans l’écriture. Comment est-ce qu’on dit la souffrance, comment est-ce qu’on emprisonne la souffrance dans des mots, des phrases ? On sent que ça rate tout le temps, on tourne autour. Ce qui est génial c’est qu’avec l’image, toi tu as réussi. Et puis ce que j’ai trouvé très fort dans ce bricolage-là – c’est pour moi le bricolage du soin aussi –, c’est que tu bricoles tes images comme on bricole le soin, avec ce qu’on a sous la main, avec les moyens du bord, avec une matière très pauvre, qu’on croit très pauvre, et très artisanale, mais qui nous permet enfin d’accéder à des sentiments et à des représentations qu’on ne pensait pas pouvoir toucher.
Bon, j’ai parlé de ton film. Tu continueras, mais j’aimerais bien, ça m’intéresse aussi, que tu parles de la façon dont tu as réussi à décrocher de cette immersion.
CB : Je réponds sur décrocher ou sur animations ? Décrocher ça n’a pas été facile. Je suis restée accrochée très longtemps, trois ans et demi sur place. Il y a des étapes. Les six premiers mois, j’assistais aux synthèses, mais il n’y a aucun moment où je me suis dit que j’allais rester tant de temps. Je crois que j’ai contourné la question de la durée parce que j’aurais peut-être eu un peu peur, donc j’ai préféré y aller et puis on verrait bien. Assister aux réunions de synthèse a duré six mois, il y a eu besoin de six mois. C’est le temps naturel qui a été nécessaire pour qu’on travaille ensemble avec toute l’équipe des soignants. D’abord parce qu’il y a eu beaucoup d’inquiétude chez les soignants qui se demandaient ce que c’était que cette histoire, on allait mettre une caméra dans le CMPP, à un endroit où par définition on ne met pas une caméra, évidemment, ce sont des espaces de soin tenus au secret etc. Ça posait beaucoup de questions éthiques complexes. Et puis ils ne me connaissaient pas. C’est vraiment au bout de deux mois, quand je leur ai fait un retour de tout ce que j’avais pu sentir dans les réunions de synthèse et de ce que j’avais envie d’en faire – un peu ce que j’ai dit tout à l’heure en introduction – que j’ai senti qu’il y avait une tendance à la détente, et à partir de là, le désir est né. Le désir de ce film a commencé à être partagé et on a vraiment pris du temps pour réfléchir, travailler ensemble à se demander si ce film était possible, et si oui comment. Comment conjuguer le cadre du film et celui du soin, comment faire qu’ils se portent, établir un cadre ensemble, inventer… Et quand on est arrivé à quelque chose qui nous paraissait satisfaisant, j’ai demandé à pouvoir aller dans les séances parce que pour moi, c’était une étape indispensable pour pouvoir poursuivre l’écriture de mon film. Pourquoi six mois, je n’en sais rien. Ça a été le temps nécessaire. En tout cas, à ce moment-là, ceux parmi les soignants qui se sentaient l’envie de participer à cette aventure d’accueillir éventuellement ma caméra dans leurs séances, et moi avec bien sûr, ont pensé à des patients. Ce n’est pas moi qui ai pensé aux patients, ce sont les soignants, avec des questions soignantes en tête, et ils l’ont proposé à certains. Ceux qui ont accepté d’en savoir plus m’ont reçue une première fois en séance. J’ai dit que j’avais besoin d’assister aux séances pour pouvoir poursuivre mon écriture, mais que je serai là dans un premier temps en repérage – c’est comme ça que nous disons –, en simple témoin, je n’aurai ni caméra ni micro et ce qui se passerait ne sortirait pas d’ici, ça serait complètement identique au cadre du soin sauf que je serai là en tant que tiers dans la séance. Je ne savais pas non plus pour combien de temps ! Je suis restée dix-huit mois. Pourquoi dix-huit mois ? Au bout de dix-huit mois, j’ai sûrement senti une maturité dans l’écriture du film, une étape qui était arrivée à son terme et qui nécessitait de passer à l’étape suivante, celle de tourner. Comme toi, Joy, je prenais beaucoup de notes. Je ne fais pas partie des documentaristes qui arrivent en montage avec des heures et des heures de rush et qui se disent : « Bon alors maintenant qu’est-ce qu’on fait de ça ? » À partir de mes notes, j’ai écrit comme un scénario. Pas le scénario du film, mais un scénario qui m’a permis de mettre en récit toutes ces séances, de faire le collier à partir de toutes les perles que constituait la matière qui allait être la matière de mon film. Même si ça n’était pas les mêmes patients, même s’il n’allait pas se passer la même chose, ça m’a permis d’éprouver le récit. Ça je l’ai fait pendant ce temps de repérage et ça m’a sûrement aidée aussi à mâturer quelque chose qui a fait qu’au bout de dix-huit mois, j’ai commencé à dire qu’on pouvait passer au tournage s’ils le souhaitaient. Il y a très peu de patients qui n’ont pas voulu poursuivre. Deux ou trois peut-être. Je n’ai pas commencé à tourner partout en même temps, ça s’est fait de façon progressive. Le premier endroit où j’ai tourné, c’est le groupe d’étudiants. Pour ceux qui ont vu le film, Claude Bernard est un CMPP, mais c’est aussi un BAPU (Bureau d’aide psychologique universitaire), qui reçoit des étudiants. Il y a un groupe de parole d’étudiants qui est très important dans le film et qui le jalonne. C’est un groupe ouvert, où quand un membre du groupe s’en va, une place se libère et quelqu’un d’autre peut rentrer. C’est un groupe qui tournait depuis des années, mais il est vrai qu’au moment où je suis arrivée, ça faisait longtemps que les étudiants étaient là et ne partaient pas. Le groupe restait un peu identique. Je suis arrivée avec eux, ça fait partie des séances de soin qui m’ont beaucoup marquée. Ensuite, j’ai commencé à assister au travail de tous les autres, mais au bout de quinze mois, pour répondre à la question initiale, ils allaient tous partir du groupe d’étudiants. J’y ai pensé après, ce n’était pas du tout conscient, mais on est tous partis en même temps, les étudiants et moi. Ça m’a sûrement aidée à mettre un terme au tournage. J’avais bien sûr aussi en tête la question des heures de rush qui s’accumulaient, et trop tourner n’a pas non plus d’intérêt, on se perd !
Je savais de toute façon que j’approchais de la fin, mais peut-être que la vraie fin pour moi ça a été celle-là. Bien sûr on l’a anticipée, beaucoup travaillée avec les patients. Ça a été très difficile aussi pour moi de décrocher. Mais je suis partie sans être vraiment partie, parce qu’avec toutes les images qui étaient là, j’ai continué à être avec eux. Et puis je suis revenue avec le film ! Et je suis restée très en lien avec toute l’équipe. Et j’ai eu le bonheur de retrouver des patients dans les salles de cinéma et de ce fait, d’avoir un autre lien avec eux ! Pendant mon immersion, j’allais dans les séances, mais ma relation à eux se passait à l’intérieur de l’espace de soin. Elle était très silencieuse, plutôt non verbale. Avec la projection du film, j’ai pu leur parler !
JS : J’aimerais bien que tu parles de la partie animation et de la puissance de l’imagination. Est-ce que tu as imaginé ce procédé où la puissance des images vient compenser l’indicible ou l’impossible à dire par des mots ou par des images documentaires classiques ?
CB : La nécessité des animations est venue très tôt, comme une certitude, quand j’étais dans les réunions de synthèse. J’ai très vite pris la mesure de la place de l’imaginaire dans le travail de soin, de l’aller-retour permanent entre le réel et l’imaginaire. Pour le film, c’était central. En documentaire on travaille le réel. Je ne dis pas qu’on ne peut pas travailler la dimension imaginaire, je ne veux pas être radicale, mais on le peut jusqu’à un certain point. Je sentais que j’allais me heurter aux contraintes de ma matière et que je ne pourrais peut-être pas aller jusqu’où j’avais besoin d’aller. Donc je cherchais une réponse cinématographique pour pouvoir traiter cette interpénétration permanente du réel et de l’imaginaire. J’ai posé un jour une question aux soignants, je leur ai demandé pourquoi les salles de consultation étaient si peu décorées. Ils m’ont dit que c’était très important pour eux que les patients puissent projeter leur imaginaire sur les murs. Évidemment ça m’a parlé, en terme de cinéma ça m’a vaguement rappelé quelque chose. Ça m’a certainement autorisée aussi à quelque chose lorsque j’ai commencé à assister au groupe d’étudiants. Pour ces étudiants, la séance a lieu tard le soir. La nuit est tombée, il n’y a plus personne à l’accueil, il faut fermer en bas, se passer les clés… Il y a quelque chose d’un peu inquiétant comme ça... J’étais dans le noir et tout à coup, je me suis dit qu’il fallait réveiller les traces de tout ce qui a été déposé là depuis 1946 (c’est le premier CMPP créé). J’ai libéré mon imaginaire et je me suis aussi autorisée à prendre ma place dans le jeu, parce que quand même tout le monde s’amuse dans un CMPP, donc moi aussi. Il y avait cet aspect-là, et puis il y avait aussi le fait que cette longue immersion m’a permis d’apprendre à écouter peut-être un peu différemment ce qui se passait en séance. Je sentais le monde intérieur des enfants et je cherchais comment le traduire, comment en parler sans être intrusive. À travers ces animations j’ai pu montrer, sans parler de l’un ni de l’autre directement, ce qu’il peut y avoir de commun dans tous ces mouvements internes. Je terminerai juste pour dire qu’évidemment, comme je souhaitais travailler cette interpénétration du réel et de l’imaginaire, il y avait un risque que les deux matières soient clivées, c’est-à-dire la partie documentaire et la partie animée. Pour éviter ça, j’ai décidé de tourner d’abord toute la partie documentaire, tout dérusher, tout monter – on en était déjà à quatre ans de travail –, et de couper dans le montage en laissant des espaces pour ces séquences d’animation. À ce moment-là, la partie documentaire en était à la version quasi définitive, mais ça m’a permis de l’écrire en puisant dans la séquence d’avant, dans la séquence d’après, jouer un décor, un événement, quelque chose du réel qui tout d’un coup allait passer du jour dans la nuit, se transformer, repasser dans le jour et faire lien... Ça me permettait aussi de travailler toute cette question, très importante dans le soin, des transformations, des traces.
Échanges avec la salle
« Transformations », relance le public…
Ce que vous écrivez ensemble là, est un appel à mettre en récit, travailler la culture qui met en lumière les récits, montrer aux citoyens que la psychiatrie ce n’est pas que de la contention, c’est aussi la vie.
Dans un atelier d’écriture en milieu psychiatrique animé par un intervenant extérieur, on a pu voir comment cette pratique a permis de transformer le regard de l’institution sur elle-même, son rapport à elle-même, et les patients eux-mêmes. Comment votre travail d’écriture cinématographique, d’écriture littéraire, vous a-t-il transformées ?
CB : Difficile de répondre à cette question. Les dimensions personnelle, professionnelle, citoyenne, leurs frontières, c’est très poreux. Ça m’aide à vivre déjà. Ça a changé mon regard sur le monde, mon rapport à l’autre, et d’en parler ici m’a permis aussi de m’engager de façon plus consciente, de pouvoir poursuivre, dans ce que je portais naturellement, de manière plus réfléchie, plus consciente et plus sereine.
… des assises citoyennes, …
L’une de ces citoyens a eu envie d’aller travailler en psychiatrie parce qu’il y a des hommes et des femmes pour lesquels elle est prête à remuer ciel et terre pour convaincre – même les psychiatres les moins acquis à la cause –, de l’importance d’aller faire une sortie ciné, de mettre en place des réunions soignant-soignés… Le travail le plus dur, c’est pas tant avec les patients, c’est avec les soignants. Repolitiser les soignants, ce serait réhumaniser, arrêter de croire qu’on serait du bon côté parce qu’on a la blouse, ce que tendrait à faire croire tous les protocoles déshumanisants. Quand on entre dans un service d’admission et qu’on voit l’espèce d’aquarium avec des gens habillés tous pareils qui ne sourient pas, qui sont derrière des ordinateurs à cocher des cases, on peut se demander quel est le bon côté.
Un autre invoque ce personnage de Bart, dans le livre de Joy Sorman Le témoin, qui fait référence à celui du livre de Melville, Bartleby. Celui-ci se retire, se désengage, avec la phrase : « je préférerais ne pas ». Ce personnage fait vraiment écho à nous, à notre position éthique dans les institutions. Comment faire ce lien avec notre pratique pour résister, ne pas s’engager tout en étant là ?
JS : En effet, mon personnage de Bart, le témoin du spectacle judiciaire, est inspiré directement de Bartleby de Melville. Je suis travaillée depuis longtemps par cette fameuse formule « je préférerais ne pas », qui me semble extrêmement d’actualité. Melville a écrit ce personnage à la fin du XIXe siècle et, aujourd’hui, ce « je préférerais ne pas » me semble très pertinent, une espèce de position de présence/absence, d’insistance et de retrait, de révolte et de silence. Il se tient sur cette ligne de crête où il dit non à la violence et à l’aberration du monde, mais sans aller à l’affrontement. Il incarne peut-être cette conscience. Alors ça se discute et c’est assez triste que l’affrontement ne mène à rien, on ne gagne pas dans la guerre frontale, les autres sont toujours plus forts. Le pouvoir administratif est souvent plus fort que le pouvoir de l’humain… Bartelby propose autre chose, se mettre un tout petit peu sur le côté, une espèce de sédition silencieuse. Manière de dire je suis là, je vois ce que vous faites, je vous observe, je n’en pense pas moins, je n’irai pas vous affronter directement, mais je bricolerai dans mon coin, j’inventerai des solutions silencieuses, je ne veux même pas discuter avec vous. Bart, avec son jeu préféré « ne pas », dit : je préfère ne pas parler avec vous, je préfère ne pas parler de la pertinence de vos process économiques, financiers, administratifs, législatifs. Ce n’est même pas la peine de discuter, il n’y aura pas de terrain d’entente possible et vous ne me ferez pas croire qu’il y a une vertu ou une efficacité à vos modes de faire, donc je préfère ne pas parler, il n’y a plus de débat possible, j’abandonne. Mais cet abandon n’est pas une défaite, c’est une manière beaucoup plus modeste, minuscule, minoritaire de marquer sa réprobation, et je pense que dans le militantisme en général, celui du Printemps de la psychiatrie, de mouvements écologistes, de mouvements de défense des migrants, j’ai l’impression que commence à se diffuser l’idée – Pierre Dardot parlait tout à l’heure du local –, l’idée que, face au global, nous on fait du local et on ne discute plus avec le global. C’est une réponse qui est aussi littéraire.
… qui objecte …
Ainsi il ne faudrait pas affronter directement les pouvoirs administratifs, ils sont toujours trop puissants, il ne faut pas aller sur le global, il faut rester sur le local ? Alors faut-il leur laisser le pouvoir, les laisser continuer à gérer tout ? Et quant à nous bricoler des petits trucs à côté sur le terrain, mais renoncer complètement à remettre en question, et les laisser avec leur grosse machine continuer à avancer et broyer le système psychiatrique ?
JS : D’abord je ne me permettrais pas de vous dire comment combattre parce que je suis très mal placée pour ça. C’est pour ça que je précisais que ma réponse est purement littéraire, purement poétique, purement métaphorique, et pas à prendre au pied de la lettre. Ce n’est pas moi qui vais vous dire qu’il ne faut pas combattre ce pouvoir-là. Je suis évidemment de votre côté. Mais c’était plutôt la réponse de la fiction, de la création, qui permet de penser des choses autrement, mais qui ne donne pas des pistes pour agir. Et donc ce « je préférerais ne pas », c’est se dire qu’on peut agir dans le minoritaire et hors du combat frontal. C’est une piste parmi d’autres, mais mon discours n’était absolument pas politique, il était poétique et donc il ne sert qu’à vous inspirer. Il ne donne pas de pistes d’action directe malheureusement. Je ne suis pas légitime et compétente pour ça.
Dans le public, quelqu’un dit : Bartleby, on oublie souvent qu’il meurt à la fin de l’histoire...
… et clôt, en ouvrant.
Vous, artistes, y allez de votre subjectivité, de votre implication. Ça permet de résister et de créer. Vos professions vous ont amenés à travailler sur cette question de la souffrance psychique, l’état de la psychiatrie, etc. Tout le monde constate qu’il y a une déshumanisation exponentielle. On voit bien que résister et créer dans les institutions et dans les marges, c’est une façon qui, par des positions de tiers, permet à des cliniciens, à des professionnels de rester réveillés sur ces questions. C’est le point essentiel, mais imaginez qu’un clinicien vienne raconter quelque chose de la clinique, pour dire ce qui fait division dans la façon d’entendre la clinique ? Il y a une responsabilité colossale des professionnels à maintenir quelque chose de la clinique, où le sujet, l’inconscient, le lien social, serait plus vif ! Si on ne maintient pas ce cap, on est foutu. Ces institutions officielles, les associations plus ou moins corporatistes qui ont la parole et qui permettent de parler aux pouvoirs publics, sont elles-mêmes travaillées par ces questions, mais en même temps elles sont rigidifiées dans leur position parce qu’il faut faire tractation. Pour autant, cette parole de subversion, dans quelle mesure peut-elle être entendue et maintenue ? Toute la difficulté c’est justement de rendre compte d’expériences locales, qui permettent de garder cette vivacité, pour que ce soit entendu au niveau des pouvoirs publics. Mais on a affaire à une idéologie qui est vraiment extrêmement forte et qui nous bousille... Comment arriver à synthétiser quelque chose et à dégager une force ?
Pauline Lemaître, une des animatrices du débat en propose, a posteriori, la conclusion suivante :
La présence même de Clara et Joy aux Assises Citoyennes du Soin Psychique témoigne de leur engagement pour le soin dans sa dimension relationnelle que nous défendons. Ces immersions respectives ont permis à nos deux invitées de penser plus précisément leur engagement politique. Chacune a pu témoigner de sa prise de conscience des enjeux sociétaux importants qui pouvaient se jouer dans les pratiques soignantes auprès de personnes en souffrance psychique. Elles ont toutes les deux fait l’expérience d’être concernées par ce qui ne les concernait pas, chacune à leur manière.
« Ressentir que ce qui arrive aux autres nous concerne », ces propos de Joy Sorman résonnent comme un slogan politique, une phrase qui interpelle notre responsabilité à tous, notre responsabilité individuelle et collective.
La dimension de la résistance au niveau local, par petite touche est reprise. Ce qui rejoint l’ambition générale de ces journées. Ne pas se laisser écraser par le sentiment de défaite et le désespoir, mais continuer de mobiliser sa créativité soignante. Sans pour autant renoncer à la lutte de façon plus générale.
Un encouragement est fait depuis la salle pour poursuivre ce travail de mise en récit, « donner à voir la vie en psychiatrie, car la psychiatrie c’est aussi de la vie ». La folie comme la création poétique c’est juste « l’invention d’une autre langue ».