« Galatée »

Vivant avec une insuffisance rénale depuis l’enfance, Delphine Blanchard avait déjà été greffée à deux reprises, mais ses greffons rénaux n’avaient pas tenu.
En 2013, elle suit un diplôme universitaire en éducation thérapeutique et devient Patiente experte/ressource/partenaire.
Elle ouvre un compte Twitter (@Galatee, toujours actif). En 2019, elle y décrit sa vie de dialysée (quatre séances par semaine). Elle me signale régulièrement, entre 2016 et 2022, les articles de son blog, « Patiente Impatiente ».
Ce blog est un témoignage inestimable sur les brutalités exercées par certains médecins sur une femme souffrant de maladie chronique. Depuis le commentaire décoché par un pédiatre à ses parents peu après le diagnostic de sa maladie (« Elle va mourir, vous savez. Vous devriez avoir un autre enfant. »), jusqu’à celui du praticien de dialyse qui, parce qu’elle a deux heures de retard à cause d’une panne de RER, lui déclare : « Eh bien puisque c’est comme ça vous n’aurez pas de repas ! », en passant par des « lettres à mes soignants » ou des articles sur la participation des patients à leur traitement repris dans plusieurs revues de professionnels de santé.
Elle y parle clairement du paternalisme, des propos infantilisants et des comportements autoritaires que lui infligent ceux qui sont censés la soigner.
Elle est greffée une troisième fois en 2020, mais son greffon est – de nouveau – rejeté. Elle relate avec beaucoup de précision les bouleversements et les abandons que subissent les malades chroniques pendant la crise de la Covid-19. Et elle s’emporte volontiers, à juste titre, contre les décisions absurdes du gouvernement et les brutalités administratives que subissent les personnes handicapées ou souffrant de maladie chronique.
Et puis, le 10 juin 2022, elle décide qu’elle en a assez et déclare, sur son fil Twitter :
« J’ai décidé ce jour d’arrêter les dialyses. »
Pendant les jours qui suivent, Delphine mentionne qu’elle est sous morphine (pour « des douleurs indéfinissables ») et qu’elle espère partir en douceur ; puis qu’elle est sous tranquillisants, pour l’aider à respirer. Son mari est à ses côtés, elle reçoit de nombreux messages de sympathie et de soutien.
Le 16 juin 2022, elle écrit : « Je n’ai pas la force de répondre à tous vos messages. Mais je les lis. Ça me fait du bien. »
Puis « Je commence à crépiter. J’ai peur. » (Les crépitements respiratoires sont le signe qu’elle a un œdème pulmonaire…)
Le lendemain : « La nuit s’est passée. Un peu dure. Beaucoup d’angoisse. »
Elle meurt à l’âge de 45 ans. Elle avait été dialysée pour la première fois en 1994.
Pendant les dernières heures de sa vie, Delphine a probablement perdu conscience sous l’effet des toxines qui n’étaient plus éliminées par la dialyse.
Est-ce à dire qu’elle n’a pas souffert ?
Nous n’en savons rien.
La mort de Delphine n’est pas le résultat d’une « euthanasie passive » : les médecins qui l’entouraient et l’avaient soignée n’ont pas interrompu les dialyses ; ils ont respecté son désir de ne pas les poursuivre.
Comme la loi l’autorisait à le faire.
(Qu’il ait fallu attendre 2002 et la loi Kouchner pour qu’on lise noir sur blanc dans un texte de loi qu’un patient a le droit de refuser un traitement me semble encore, vingt ans après, révoltant mais significatif de la mentalité française…)
En l’occurrence, on peut plutôt parler de suicide par arrêt de traitement. Car Delphine savait pertinemment qu’elle ne pourrait pas survivre sans dialyse. Et elle aurait pu, à tout moment, demander à ce que celle-ci reprenne, mais elle ne l’a pas fait. Son mari n’est pas allé à l’encontre de sa décision lorsqu’elle n’a plus été consciente et capable d’exprimer ses désirs. Leur courage à tous les deux est admirable.
En devenant patiente-experte, Delphine a tout fait pour soutenir les autres personnes qui entraient en dialyse ou attendaient une greffe. On peut dire qu’en énonçant clairement sa décision de ne plus se faire dialyser, elle a assumé son expertise jusqu’au bout et montré que, lorsqu’on est lasse d’une vie douloureuse, on a le droit de jeter l’éponge.
Je ne sais pas si, ce faisant, elle a eu le sentiment de « mourir dans la dignité ».
Mais il me semble clair, en la lisant, qu’elle ne voulait plus de cette survie-là.

Il y a quelques années (je vivais déjà au Québec), entre la fin d’un automne et la fin du printemps suivant, j’ai correspondu par courriel avec une femme que je n’ai jamais rencontrée. Elle venait de lire En souvenir d’André, le roman que j’avais consacré à l’aide médicale à mourir.
(Dans ce qui suit, je la désignerai par un pseudonyme, Aube, et je vais omettre tous les détails qui permettraient de la reconnaître.)
« Je viens de finir ce livre. (…) Où exercez-vous ? Je vais mourir. [Maladie] en phase terminale. [Une association de suicide assisté], en Suisse, est d’accord. C’est dire si je vais mal. Élocution comme écriture me sont désormais très difficiles. Et pourtant, je dois continuer à agir en responsable, c’est dur. J’ai beaucoup écrit. Vous devez être continuellement sollicité mais pourrions-nous correspondre ? »
Très ému, je lui réponds dans l’heure. Elle poursuit :
« Je vous ai localisé à Montréal. M’intéresse beaucoup le fait que vous avez côtoyé la mort, pour longtemps interdite encore en France. Mort avec laquelle j’ai engagé une course qui me sera définitive. Avec la mort annoncée ou le suicide assisté en vue, tout futur disparaît, or je demeure. Peut-on être sans aucun futur ? Un collègue, un jour, m’a dit, obligeamment, "On ne peut pas vivre sans projet" et je suis toujours là. C’était avant que je ne cesse de travailler et que commence vraiment ma dégringolade. »
Maladroitement, j’écris :
« J’imagine combien il doit être difficile d’être dans l’impuissance, à tous points de vue. Avez-vous des proches autour de vous ou bien êtes-vous très isolée ? »
Aube me répond :
« Pas d’inquiétude, il y a du monde autour de moi, j’y veille, et je ne suis pas, mais alors pas du tout dépressive, juste lucide. Donc, je continue de penser et je pense beaucoup à ma mort, ce qui n’est pas interdit. Mon peu d’avenir s’annonce terrible, ma vie, c’est la mort, comme pour tout le monde
Après plein de psys -chiatres et -chologues qui m’ont successivement décrétée hypomane, bipolaire, dépressive ou rien, il s’avère que je suis dotée de tout mon entendement. Mais d’une maladie carabinée : diagnostic [il y a dix ans], fauteuil roulant [il y a cinq ans] et maintenant, je parle ou écris à grand peine. Quand j’écrivais beaucoup, on m’a taxée de graphomane. »
Elle me parle de littérature, de séries télévisées. Quand je lui demande quels sujets elle abordait dans ses écrits, elle répond :
« Pas seulement ma maladie, mais beaucoup. »
Puis elle m’envoie – après que je le lui ai proposé – un texte autobiographique. J’y apprends qu’elle a une formation universitaire, qu’elle était une professionnelle accomplie et que quelques années après son diagnostic, elle a fait un bref séjour en centre de soins spécialisés. Au moment où nous correspondons, elle est en soins palliatifs à domicile et a adressé sa demande de suicide assisté à l’une des associations suisses.
Elle a envoyé son manuscrit à plusieurs éditeurs et me demande mon avis. Je lui dis que c’est très fort et très beau. Elle dit :
« J’espère qu’un jour ce sera lu. »
Un jour, elle mentionne le manque de sensibilité à son égard d’une des personnes qui l’entourent, très religieuse. Aube a beaucoup de mal à supporter que cette personne lui répète « C’est à Dieu de décider de ton sort. » Elle ironise :
« Conservatisme et reproduction sociale sont très puissants dans les milieux à la Le Quesnoy. »
Cette allusion à la famille hyper catholique de La vie est un long fleuve tranquille me fait rire. Aube est une femme pleine d’élégance et d’humour, malgré sa lente et pénible « dégringolade ».
Plus tard, elle me parle de deux de ses amies, qui ont manifestement des questions auxquelles les médecins ne répondent pas. Aube a envie de les aider, elle me demande l’adresse de mon site d’information sur la contraception et la santé des femmes. Je la lui donne, ainsi que des coordonnées utiles auxquelles elles pourront s’adresser.
Un jour, au milieu de l’hiver, je reçois ceci :
« Message que j’ai adressé à mes proches : Ça y est, je suis éligible pour [l’association suisse], mon dossier est enfin complet. Faisant face désormais à un choix qui me sera très difficile, vous comprendrez que je ne souhaite plus voir que ceux qui l’entérinent. Je n’aurai plus la force de m’expliquer, mais je vous remercie d’avoir été présents lors de ce long cheminement. Ma décision est absolument irrévocable, définitive et sans appel. »
Quelques jours plus tard :
« Envoyé à une de mes sœurs qui, n’a pas daigné répondre. On se dispute à propos [d’une proche] dont la "foi" et la croyance en la "vie" prime […] de façon immuable. C’est un dogme pour elle.
(…)
Si vous pratiquez le streaming, un bon film : Médecin de campagne avec F. Cluzet, qui joue au médecin comme d’habitude. Ça m’a fait penser à La Maladie de Sachs. »
Deux semaines après, je reçois un message vide. Je ne sais si elle l’a envoyé par erreur et s’il m’était destiné. Mais je réponds en écrivant : « Je pense à vous. » Elle réplique :
« C’est bon, c’est chaud ! »
Puis :
« Toute ma vie, je me suis battue contre la bien-pensance, ce qui arrangeait nombre de personnes (…) ; il ne me reste que ça, qu’on me le laisse, rien d’autre que ça ; moi aussi, je suis vieille et fatiguée. » (…) C’est tellement bizarre de préparer sa mort. Aller simple pour [la Suisse]. Je distancie le plus possible.
Aujourd’hui, avec une amie qui m’aide pour les papiers, nous avons établi une liste des organismes à prévenir de mon décès quand il sera effectif ; banque, impôts, état civil ou autres, il y en a des tonnes mais je voudrais épargner cette tâche à ma famille. Je suis en train de prendre rendez-vous avec [l’association suisse] pour être "accompagnée" [tel jour] à 11 h. »
Elle précise qu’elle a proposé à des proches de venir et de leur payer l’avion le cas échéant, en leur disant qu’elle n’attendait pas nécessairement leur venue.

C’est le dernier message que je reçois. Le jour de son « accompagnement », je pense à elle et je me demande si elle est seule, ou si ses proches ont fait le voyage.
Je ne peux m’empêcher de penser – sans en être tout à fait sûr, car cela n’a pas été dit – qu’Aube m’a confié son manuscrit comme, dans mon roman, les personnes « accompagnées » confient leur histoire à leur soignant.
Pour que cette histoire ne meure pas avec elle.
Je peux parler d’Aube – et citer ses paroles – parce qu’elle m’a écrit. Mais Aube n’est probablement pas représentative des personnes qui veulent mourir. Elle avait un ordinateur et probablement des systèmes d’aide à l’écriture qui lui permettaient de correspondre avec des inconnus malgré sa maladie, elle avait des moyens qui lui ont permis de se rendre en Suisse pour choisir le moment de sa sortie.
Toutes les personnes en fin de vie n’ont pas ça.
Beaucoup n’ont même pas, comme Delphine Blanchard, le choix de cesser leur traitement en sachant que la mort viendra vite.

par Martin Winckler, Pratiques N°107, février 2025

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