Georges Yoram Federmann
Psychiatre
Décider du moment de mourir comme un art de vivre… « la mort ne vient pas comme une défaite mais comme un triomphe, le couronnement de toute une vie, son moment le plus glorieux » [1]
Le docteur Aaron [2] est généraliste expérimenté et bienveillant. Il est à la retraite depuis quelques années mais continue à exercer. Il a beaucoup travaillé dans l’accompagnement des malades cancéreux et a aidé à réfléchir à l’organisation des soins palliatifs.
Ces questions m’intéressent et j’ai collaboré avec des associations qui soutiennent « le droit de mourir dans la dignité ».
Il m’a confié la situation de Monsieur Meyer [3], un patient de 92 ans décidé à mourir de manière assistée en Suisse.
Je le reçois en djellaba blanche (symbole de la quête impossible du savoir) et à un moment je lui demande l’autorisation d’improviser un slam sur l’air de « la chanson de Maxence » (Michel Legrand). Surpris mais pas décontenancé, il m’arrête et me demande : « Vous êtes sûr d’avoir les bons diplômes ?
Avant de partir, il me chante lui-même en alsacien : « Que notre Alsace est belle »…
Une semaine plus tard, je l’ai appelé au téléphone dans sa maison de retraite. Il m’a reconnu et m’a proposé de compléter les paroles de la chanson traditionnelle en français :
Que notre Alsace est belle
Avec ses frais vallons !
L’été mûrit chez elle
Blés, vignes et houblons, Iühé
Blés, vignes et houblons,
Pour nous elle est sacrée ;
Nous lui devons le jour.
Nous la tenons serrée
Par un lien d’amour.
Mais notre cœur fidèle,
Pourquoi s’afflige-t-il ?
Pourquoi, vivant près d’elle,
Gémir comme en exil ?
Et ensuite en raccrochant, il m’a souhaité « Bonne continuation ».
J’ai hésité à répondre positivement à cette demande car je suis mal à l’aise.
Je réfléchis. J’interroge mon ami généraliste en qui j’ai toute confiance. Je parle à plusieurs reprises avec l’infirmière « bénévole » qui soutient toutes les démarches administratives et qui l‘aidera à faire le voyage à Bâle.
Comment puis-je être dépositaire d’une telle « toute puissance » qui m’autoriserait à affirmer que cet individu est « libre » de choisir de mourir, et « libre » d’être assisté pour mourir ?
Comment réagirais-je si c’était une personne de 40 ans qui me sollicitait ?
Cette question posée incombe-t-elle nécessairement à un psychiatre ?
Pourquoi un médecin, un philosophe, un enfant, une personne de confiance ne pourraient-elles pas (aussi bien) se prononcer ?
Comment attester, non pas pour « vivre », mais cette fois, pour aider à « mourir » de manière assistée.
Mais refuser, c’est renvoyer à un collègue qui devrait se frotter à cette question cruciale
et c’est obliger cet usager à solliciter d’autres psychiatres à qui il faudra bien expliquer le but de la demande.
Je n’ai pas envie de me « décharger » de cette sollicitation ; de me défausser, surtout en période de Covid-19, de confinement et de couvre-feu.
Je dois attester de la lucidité et de la liberté de conscience et de décision.
Je connais le cas d’un homme, chef d’entreprise, qui avait décidé de mettre fin à ses jours à 80 ans, pour ne pas peser sur sa famille. Il a réalisé sa promesse en toute lucidité et en bonne santé. Moi-même, je réfléchis à la question de mettre fin à mes jours volontairement à une date raisonnable, s’il m’était permis de l’atteindre (82 ans). Et je me dis que dans le contexte actuel de menace et de contrôle sur nos libertés fondamentales, ce pourrait bien être la dernière liberté qu’il me restera.
Car la question est celle du moment physiologique où nous allons passer de la liberté d’arbitrer à une situation déficitaire qui peut s’installer plus ou moins progressivement. À ce moment-là, l’expérience existentielle et clinique nous montre que le ressort vital nous pousse toujours du côté de la (sur) vie.
J’ai des amis flamboyants tels Boris Pahor, 107 ans, rescapé du Struthof et de Dachau.
Ou le Dr Françoise Lagabrielle (97 ans) qui incarne le fait que l’on peut avoir éternellement 20 ans dans sa tête.
M. Meyer effectuera son dernier voyage juste avant le re-confinement.
Les témoins ont rapporté sa lucidité et sa générosité affective lors de ses dernières heures.
Il a laissé comme dernières volontés le souhait qu’on organisât une fête pour célébrer sa mort.
Attestation
Je soussigné, Dr Federmann Georges Yoram, atteste avoir examiné M. Meyer, domicilié près de Strasbourg.
C’est un homme de 92 ans (il est né en 1928 dans une Brasserie à Schiltigheim, où sa mère était portière et son père chauffeur personnel du patron).
Il est fier d’avoir été chaudronnier et revendique des positions antinazies au moment de l’annexion de l’Alsace.
Il a idéalisé sa vie familiale et conjugale et garde dans son cœur la mémoire de Renée, sa chère épouse, décédée en mars 2020.
Il l’avait rencontrée « à la chorale de l’Église protestante » de Schiltigheim.
« Je me considère comme prisonnier », dit-il pour décrire sa situation en Maison de retraite.
M. Meyer est bien une personnalité autonome, capable de discernement, disposant de capacités cognitives préservées (jugement libre et approprié avec des considérations politiques et sociales riches et solidaires/ bonne mémoire, même si parfois la capacité associative est un peu ralentie).
Sa capacité d’évaluation est intacte et il est capable de prendre une décision lourde de conséquences, et de la mettre en action selon sa propre volonté et sans influence d’autrui.
Sa volonté n’est influencée ni par une tierce personne, ni par des médicaments ni par une quelconque affection psychique.
J’ai personnellement accepté de remplir ces missions d’examen et de rédaction de l’attestation médicale qui sont compliquées et douloureuses, moralement, pour moi, mais j’ai conscience d’avoir face à moi un sujet, libre et indépendant, que j’accepte d’accompagner dans sa volonté de « mourir dans la dignité ».
Je note que je rejoins l’avis du Dr Aaron, généraliste à Wissembourg.
J’ai remercié, à la fin de l’entretien, M. Meyer pour ce qu’il m’a apporté et il m’a répondu « qu’il emmenait quelque chose de moi ».
Je l’ai accompagné jusqu’à l’ambulance qui devait le ramener chez lui pour un dernier adieu, conscient que je ne reverrai plus ce « frère en humanité ».
Dr Federmann G Y