Grégory Mykolow, Docteur en philosophie, Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (CRTD) du Conservatoire national des arts & métiers (CNAM, Paris)
Le travail est-il bon pour la santé ?
La politique de la Qualité de vie au travail (QVT) qui vise à prévenir les risques psychosociaux aborde trop souvent la périphérie du travail et non son contenu. En effet, les efforts portent sur des aménagements techniques ou ergonomiques, comme la création d’espaces de repos, des temps de convivialité en équipe sous le modèle du « team building », et autres initiatives pleines de bonnes intentions, mais qui restent éloignées des exigences du travail à faire et des conditions de la possibilité de sa réalisation pour chaque travailleur. Les analyses cliniques du travail d’Yves Clot montrent que : « ce ne sont pas les personnes qui sont malades, c’est le travail qu’il faut soigner. » Alors comment comprendre le rapport entre souffrance et travail d’une part et identifier les manifestations de cette souffrance au carrefour de la vulnérabilité individuelle et du contexte social, d’autres part ?
Comment cette perspective proposée par Yves Clot, qui consiste à soigner le travail, reviendrait à mieux comprendre les effets délétères du travail contemporain sur la santé des travailleurs ? Le langage managérial qui avance l’idée de la qualité de vie au travail répond-il à une réalité concrète vécue par tous les travailleurs ? Et comment l’orientation vers la qualité de vie et la recherche du bien-être au travail masque-t-elle le mouvement de dépolitisation du travail au profit d’un monde marchand qui colonise le sens ontologique de l’action individuelle ? Pour répondre à l’espoir suscité par le management de la qualité de vie au travail, il convient de comprendre le travail dans son rapport ambigu avec le bonheur ou le bien-être, et la souffrance.
Le paradoxe de la souffrance au travail en tant que valeur commune
Il n’y a pas de travail sans souffrance. Le mot travail est polysémique, et nous autorise à d’autres conceptions proposées par les sciences humaines comme la psychodynamique du travail (Dejours, 2001) ou l’ergologie (Schwartz, 2015). Ainsi, le travail peut être envisagé comme une activité vivante qui engage l’individu dans sa subjectivité agissante sous le mode de la souffrance (pathique). Ce mode d’engagement vise à « combler l’écart entre le prescrit et le réel », dans une quête de production de soi et des objets du monde, en vue d’exister aux yeux des autres. Pour Guy Jobert (2014), travailler relève même d’une dynamique de compétences à vivre, pour lesquelles la souffrance serait, selon Christophe Dejours, le point de départ : car nul ne peut se sentir vivant s’il ne ressent pas la vie en lui. Cependant, nos représentations de la souffrance liée au travail ont guidé l’évolution du rapport au travail dans les sociétés occidentales depuis la Grèce antique, selon deux principes qui séparent et hiérarchisent les individus entre eux pour le meilleur comme pour le pire (Arendt, 1961). Cette hiérarchisation repose sur la division des tâches qui intervient dès que plusieurs personnes se regroupent pour produire des objets ou des services. Ainsi la relation que chaque individu entretient avec ce qu’il doit faire dépasse la nature de la tâche à effectuer. Le rapport subjectif individuel à la tâche dépend toujours du réseau et de la qualité des relations humaines au sein desquels la vie de l’individu prend appui, à partir desquels la souffrance peut aller du normal au pathologique.
La perception de la tâche touche subjectivement l’individu dans son histoire de vie, et lui donne accès à un sentiment d’existence conditionné par la présence et le regard des autres. Comme le décrit le sociologue François Dubet, ce sentiment peut prendre la forme d’un vécu d’injustices selon les situations rencontrées et les organisations en place. Le sentiment du sale boulot à faire n’est pas conditionné par la tâche elle-même, mais par le contexte social au sein duquel l’individu cherche à exister. Le rapport entre le travail et la vie peut ainsi être compris comme un rapport de condition tel que la philosophe Hannah Arendt l’a analysé politiquement. Selon elle, le travail pose un problème s’il reste lié à la vie, car il ne peut répondre qu’aux activités laborieuses visant l’entretien de la vie, à répéter inlassablement pour vivre. Le travail est donc labeur par nécessité d’entretenir la vie du corps biologique, il prive l’individu des activités qui humanisent et donnent une saveur existentielle à la vie, contrairement à l’activité de fabrication propre à l’homo faber qui vise le dépassement de la temporalité d’une vie humaine. Le travail dans sa définition antique grecque prive l’individu d’apparaître dans son humanité, il est privé du sentiment d’existence, car il est confiné dans l’entretien de ses besoins vitaux, ou biologiques, pour rester en vie. Ainsi le travail comme conception fonctionnaliste, utilitariste et mécaniste relevant pour les grecs anciens de l’activité de l’animal laborans, lie le travail dans la chair et dans l’esprit à celui de l’esclave : c’est la poièsis. Comme l’a montré Hannah Arendt (1961), le travail ne touche pas les activités nobles du maître, ce dernier s’adonne à des activités politiques qui visent à laisser une trace de son passage dans le domaine public en produisant l’artifice à travers l’œuvre qui vise à créer un monde. Cette fabrication en tant qu’elle vise à produire un objet dont la durée activités nobles du maître, ce dernier s’adonne à des activités politiques qui visent à laisser une trace de son passage dans le domaine public en produisant l’artifice à travers l’œuvre qui de vie dépasse celle de celui qui l’a produit, matérialise l’effort d’émancipation du besoin vital de base par la quête d’immortalité. L’action est ici centrale dans la quête d’existence de l’individu car, au-delà de créer un monde, l’action pleinement humaine est celle qui engendre la vie dans le monde à travers les objets fabriqués et partagés socialement avec les autres : c’est la praxis. La tension soulevée entre poièsis et praxis montre que l’activité humaine ne peut être réduite à des rapports d’utilité au risque de la déshumanisation. Le mot travail ne suffit donc pas à bien définir ce qui relève de l’humaine condition qui est de considérer la vie qui vaut d’être vécue comme relevant d’une activité qui soit source d’accomplissement de soi selon des principes éthiques jamais isolés des autres individus. Pour Arendt, l’activité (de fabrication et de création) est intimement liée à la vie dans ce qu’elle contient à la fois la naissance et l’imprévisibilité : toute action humaine est messagère d’une promesse qui conditionne le tissage des relations humaines et la possibilité d’une réalité commune du monde. En cas d’échec de la promesse, c’est la possibilité du pardon qui pérennise et fait tenir ce monde commun. Pour Arendt, c’est de ce mouvement interactif vivant que naissent les processus d’humanisation et de civilisation qui donnent à chaque société humaine ses fondements moraux favorables à des rites culturellement partagés : c’est le sensus communis ou sens commun selon Aristote. Chez les Grecs anciens, la saveur de la vie est ainsi obtenue par cet exercice de la liberté entre égaux dans le domaine public (polis) où la quête d’immortalité se distingue de l’éternité divine par la trace de soi qui est laissée au-delà du temps d’une vie. Comme nous le rappelle Hannah Arendt, chez les Grecs anciens, seul l’esclave a peur de mourir, car il est dépendant de la précarité de la vie. Sa vie est dépolitisée, elle reste confinée dans le domaine privé, soumise au labeur et au pouvoir du maître.
Dans un rapport au travail, la souffrance n’est pas une valeur commune, elle divise nos sociétés en se rejouant dans toutes les relations sociales du travail. Aujourd’hui encore, le vécu de la tâche peut aller du sale boulot à la satisfaction, en fonction des situations sociales génératrices d’un sentiment d’inégalité ou d’injustice (Dubet, 2006). Cela fait encore écho à la position du maître et de l’esclave. Ainsi une politique de QVT qui ne s’intéresse qu’à la périphérie du travail reproduit sans le savoir un sentiment de division entre le management et le travail réel de ceux qui éprouvent les tâches quotidiennes. C’est de cette division que le travail devient une expérience intérieure et psychologique vers la voie du bonheur ainsi réduit à la dimension privée. Valoriser la qualité de vie ou le bonheur au travail revient à invisibiliser le rapport ontologique de l’épreuve douloureuse du travail qui prive l’individu de sa capacité de normalisation de sa souffrance au sein de sa communauté de vie. Le sentiment de bien-être ne peut provenir que de la conscience d’être vivant, il ne peut être lié qu’au résultat du travail accompli, sentiment ressenti dans l’après-coup de l’exécution de la tâche par la reconnaissance des autres.
Le divorce de la raison et du réel, cause de la modernité souffrante : une fausse vie
Si, pour Hannah Arendt, la dimension politique de la vie humaine réside dans la primauté du faire sur l’être, la vie active (vita activa), comme activité conditionnée de la vie sur la terre, ne peut être réduite au travail. La vie relève ainsi d’un travail qui prend ancrage dans le domaine privé, celui du foyer (l’oïkos) dominé par le maître, vers le domaine public, celui de la polis, lieu de l’existence libre parmi ses égaux, car émancipée du corps biologique. Selon Arendt, l’activité humaine n’est donc pas réductible au travail au risque d’une souffrance pathologique et de la déshumanisation, par exposition au pouvoir et à la violence du maître. Cette définition antique du mot travail nous permet de comprendre que la souffrance relève du domaine privé, c’est-à-dire d’une épreuve individuelle qui ne peut prendre aucune apparence publique, ce qui nous permet de comprendre que seules les nécessités vitales justifient la violence et la domination entre les hommes dans la Grèce antique. Dire que le pouvoir, la domination et la violence ne sont légitimes que dans le domaine privé revient à considérer ontologiquement la précarité de la vie comme une violence, qui traduit l’incertitude et la vulnérabilité de tout être vivant face à la mort qui peut arriver à tout instant. Ainsi, vivre avec la conscience de cette mort possible relève d’une activité impossible et nécessite le dépassement et l’émancipation comme transcendance. C’est de cette transcendance que l’analyse d’Arendt rend compte dans la Condition de l’homme moderne (1961), afin de saisir comment la dépolitisation des relations humaines depuis l’Antiquité a pris la forme du conformisme social, en dévalorisant l’action individuelle au profit du comportement conforme. Ce glissement du faire vers le comportement se retrouve de nos jours dans les organisations du travail où les prescriptions du savoir-être prennent peu à peu la place du savoir-faire. Le conformisme comportemental qui convoque la question de l’être illustre le déplacement du registre de la prescription du travail jusqu’alors cantonnée aux aspects techniques et pratiques, vers la sphère intime privée. La normalisation du savoir-être ainsi opérée par le pouvoir et le management standardise les attendus du travail au niveau du contenu de l’agir humain dans une volonté de maîtrise ou d’évacuation des subjectivités. Cette rationalité opératoire prescrite agit comme une intrusion dans le domaine intime et privé, avec pour conséquence de précariser le pouvoir de décision et les arbitrages en situations que doit réaliser tout travailleur. Cette position de précarisation subjective démontrée par Danièle Linhart (2015) rend toute expérience individuelle obsolète aux yeux de la prescription et du management, laissant le travailleur dans l’esseulement (Arendt), privé de ses ancrages dans le monde. Le travailleur en situation, ainsi séparé de l’expérience du monde qui se manifeste à lui, ne peut qu’être tiraillé jusqu’à se dédoubler dans un rapport à la tâche qui fait de lui son propre maître et esclave, obéissant et réifiant la vie en soi. Le savoir-être dans ce qu’il prescrit de positivité, de dynamisme, d’écoute et de bientraitance, transforme la liberté de l’action individuelle en « fausse vie » car soumise à l’évaluation et au contrôle de soi, des autres et de l’organisation. La prescription ne guide plus et ne borde plus l’action individuelle, elle autorise et enjoint l’engagement de la subjectivité individuelle sans aucune limite au risque de s’y perdre (Barkat, Hamraoui, 2009). Cette fausse vie, qui répond au comportement positif normé par le pouvoir de la prescription et du management, provoque une dissonance ontologique d’où peut émerger un sentiment de déréalisation. Ce dédoublement induit par les conditions du travail, constitue une altération du rapport au réel du monde, pour un individu désormais en lutte avec sa sensibilité, qui s’oppose à la rationalité de la prescription qui, elle, reste déconnectée de la situation vécue. Cette séparation entre le sensible et la raison subie par le travailleur illustre l’évolution des organisations et du management contemporain, faisant usage des méthodes issues de l’ingénierie, avec d’une part la volonté de maîtrise de la qualité industrielle totale, et d’autre part un management surhumanisé (Linhart, 2015). Selon Arendt, l’avènement de la modernité technique et de la science moderne depuis le XVIIe siècle sont autant d’évolutions qui rejouent les principes de la division du travail entre vie biologique et vie qui vaut d’être vécue, entre sensible et raison. Depuis l’Antiquité, les sociétés occidentales tentent de comprendre la vie et le monde dans une séparation entre le sensible et la raison : de manière philosophique à travers l’allégorie de la caverne de Platon, durant l’ère chrétienne en liant la destinée de la vie à la volonté de Dieu, pour ensuite être confiés à la science moderne depuis le XVIIe siècle. La vie s’éprouve ainsi dans le paradoxe du sensible dont le vécu ne peut advenir qu’avec la conscience de soi dans un rapport au réel. Lorsque la raison est déconnectée du réel du monde, le monde social et matériel devient trop extérieur au monde subjectif de l’individu, ce monde devient violent par excès d’extériorité : la conscience de soi s’éloigne de celle de la vie. Privé de l’usage de sa praxis vivante (Henry, 1987), celle du corps engagé affectivement dans le monde, il ne reste à l’individu que sa propre conscience de sa sensibilité dans l’instant, coupée du monde, tel un individu confiné. Son travail devient alors celui de la lutte pour sa propre dépossession de lui-même, c’est-à-dire un travail qui vise à réprimer, à refouler, à ravaler, voire à violenter son affectivité. De cette fausse vie peut jaillir la manifestation imprévisible de la souffrance individuelle dont certains modes d’action figurent la déviance existentielle entre les moyens et la fin, faisant écho à la pensée d’Arthur Schopenhauer : « Du moment où les terreurs de la vie l’emportent sur les terreurs de la mort, l’homme met fin à son existence. ».
Le triomphe de la raison moderne : la pensée est devenue servante de l’action
Cette quête de la qualité de vie au travail, du bien-être au travail et du bonheur, n’est pas sans lien avec le triomphe de la raison moderne. Pour Hannah Arendt, les sciences mathématiques et la technique contiennent la promesse de l’émancipation de la pénibilité du travail. Or la préoccupation technique grandissante et son utilisation éloignent les hommes de leur condition humaine, celle de la précarité de la vie et de ses ancrages environnementaux. Les progrès technique et scientifique modernes depuis Descartes ont relégué définitivement le sensible de la vie telle qu’il est vécu au rang du doute, dont il faut se méfier voire lutter, pour accéder à l’intériorité de l’être. Cette quête infinie de compréhension et de maîtrise entraîne une rupture avec le monde en majorant le sentiment d’esseulement, qui est la sensation d’être seul au milieu des autres. La qualité de vie et le bien-être procèdent désormais d’une activité d’introspection paradoxale car liée au doute cartésien sur l’expérience sensible de la vie. Cette réflexivité moderne est une fausse conscience de soi, elle est normative, parce qu’elle est soumise à la prescription d’un comportement conforme. Cette extériorité à soi, uniquement appréhendée dans l’écart et non par une pensée de l’altérité, conduit à utiliser toutes les formes d’extériorité à soi comme une ressource exploitable pour soi et son processus vital, dans une dynamique sociale où le vécu et l’appartenance se réduisent à la recherche de la mêmeté chez les autres, justifiant le déballage intime et privé de la vie. Cette dynamique aboutit à la dépolitisation des relations humaines par une nouvelle tyrannie de l’identique dont les normes fluctuent selon le pouvoir en place, qu’il soit hiérarchique ou celui de la masse du collectif présent. Au sein des organisations du travail, le management surhumanisé à partir d’un discours de bienveillance et de positivité pose le bien-être et le bonheur comme des normes dont chacun doit en être l’acteur. Les normes du bien-être ou de la qualité de vie deviennent des normes idéales (Dujarier, 2006) qui contribuent à l’enchantement de l’engagement dans un travail sans limites. L’expérience réellement vécue de l’écart à la norme idéale n’est alors pas conscientisée, mais reste confinée, car invisibilisée par la folklorisation positive de l’idéal au travail. La pensée ainsi prise dans la qualité de vie au travail, devient servante de l’action qui doit répondre à des normes de production et de performance toujours plus exigeantes. Le travail à faire est sans histoire, coupé de ses ancrages anthropologiques et culturels, il devient fluide et positif au sens de la réduction de l’écart entre le prescrit et le réel. La maîtrise de la qualité totale comme idéologie managériale industrielle est rendue possible grâce à la qualité de vie au travail. La souffrance n’est plus liée au travail, mais devient une affaire personnelle individuelle qui ne concerne plus l’organisation.
Comprendre la dimension politique du travail comme promesse de l’être avec
Comme le soutient Hannah Arendt, le travail salarié souffre de la dépolitisation de nos sociétés contemporaines plus soucieuses de produire et de former des travailleurs au service du consumérisme de masse que des citoyens qui apprennent à vivre ensemble. Reprenant cette analyse, Christophe Dejours avance que la centralité du travail aujourd’hui réside dans sa capacité à transformer les personnes et la société. La prévention des risques psychosociaux attire l’attention sur la souffrance des travailleurs, avec le risque de psychologiser les expériences individuelles du travail et de dépolitiser l’adressage de l’action et de la parole. Christophe Dejours préconise une réforme des organisations toxiques pour la santé et le travail avant toute prise en compte individuelle du problème. Il faut à la fois s’interroger sur le travail réel pour le comprendre, mais aussi sur les modes de gouvernance qui ont le pouvoir de transformer la société. D’un point de vue politique, le travail ne sert pas qu’à produire des biens et des services, mais aussi à faire société, car le vivre ensemble ne relève pas d’un ordre établi ni d’un pouvoir autoritaire, mais d’une construction sociale qui ne va pas de soi. Ce travail qui relève davantage nous l’avons dit du terme d’activité (vita activa) se heurte à ses modalités juridiques et contractuelles qui lient le travailleur et le patron. Comme l’a dit Danièle Linhart, le contrat que signe l’employé correspond à la vente d’une force et d’un temps de travail à un patron qui en devient maître et propriétaire. Ce lien de subordination qui privatise l’activité du salarié (car enfermée dans le cadre de la prescription stricte) tend à isoler l’activité du travailleur de la société et du monde extérieur, quand la technique et la science se mettent au service des organisations et du management à des fins de maîtrise de l’action humaine. La technique permet aujourd’hui de privatiser cette activité vivante en la rationalisant à l’extrême, tout en reproduisant le schéma antique grec du maître et de l’esclave. Le non-respect des normes de production, des objectifs intenables, ou de la culture de l’entreprise peut alors sonner comme une mise à mort professionnelle de l’employé selon l’évaluation de sa hiérarchie sous couvert de loyauté. La souffrance et ses multiples formes de manifestations publiques comme les troubles musculosquelettiques, le burn-out, la violence et les suicides illustrent l’analyse d’Hannah Arendt sur la disparition du domaine public. Ce domaine public, définissant l’espace politique comme celui du sens commun, relève d’un espace habité par tous, mais qui n’appartient à personne. Les ancrages privés du travail vivant s’opposent ici à la privatisation, dans le sens qu’ils contiennent des dimensions communes à l’humanité des hommes sans que personne n’en soit le seul propriétaire. Dans un tel contexte, la société devenue un domaine privé, sans altérité, mais tenu par des formes de gouvernance issues du monde du travail, ne peut plus produire du sens commun. C’est pourquoi la souffrance est liée au travail par la dialectique de l’activité, comme l’a définie Hannah Arendt avec la vita activa. Sans activité possible, la souffrance est pathologique, elle devient maladie. Yves Clot parle alors d’activité empêchée pour traduire ces conditions du travail où l’expérience sensible de l’épreuve du travail n’est pas possible ou obstruée par les organisations. Le travailleur qui ne se reconnaît pas dans ce qu’il fait est plus exposé à la souffrance et à la maladie. Le cocktail issu du progrès technique et scientifique associé au pouvoir de la gouvernance et des masses, génère de plus en plus des conditions de travail toxiques et pathogènes, principales causes d’une rupture anthropologique des processus d’humanisation. L’action n’est pas le comportement, parce que l’action est toujours adressée à d’autres personnes présentes ou absentes, faisant toutes partie des cadres moraux de référence et de l’histoire personnelle du travailleur. Le comportement, qui répond à la rationalité de la prescription en situation, est soumis à des normes qui ne sont pas liées aux savoirs ou aux valeurs de la vie, mais inscrites dans un processus de production pensé pour maîtriser le résultat de l’action. Cette maîtrise du processus de l’agir humain dépossède l’individu de l’épreuve humaine du travail et de la prouesse pratique de la réalisation de la tâche, puisque le résultat est porté par la procédure en terme d’objectifs à atteindre. L’échec possible lié à la résistance du réel de la situation, sachant qu’aucune situation réelle ne peut être maîtrisée à l’avance, à moins de dons de voyance particuliers, est d’autant plus supporté par l’individu isolé parce qu’exposé au risque de l’incompétence de tenir la norme.
Conclusion
Ainsi la restauration politique du travail ne peut relever de la maîtrise de la vie ou du monde, mais de l’espoir que toute action humaine contient dans son adressage aux autres que soi. L’épreuve réelle du monde que tout travailleur ressent par son activité se rejoue dans son agir quotidien par la vérification incessante des savoirs de la vie acquis et transmis dans le temps et les expériences, qui sont autant de ressources pour ses actions présentes et futures. Ces ancrages individuels et collectifs dans les savoirs de la vie sont ceux qui produisent la culture d’une société ou d’un métier, et non la culture d’une entreprise. Cette privatisation ultime de la dimension culturelle d’un métier par toute forme de gouvernance, contribue à nier la dimension anthropologique du travail humain en créant ainsi un terreau mortifère. Si, selon Hannah Arendt, l’action humaine contient une promesse pour l’individu et le collectif, seule sa reconnaissance ouvre la voie du commun et du dépassement de la souffrance. La souffrance des travailleurs n’est ainsi que le reflet apparent en miroir des dysfonctionnements organisationnels et managériaux. Et ça, les gens de métier le savent.
Références bibliographiques
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