Démédicaliser l’alimentation

Au XXe siècle, l’équilibre alimentaire est passé sous le contrôle de La Science et ses experts. Le peuple des mangeurs s’en porte-t-il mieux ?

Michelle Le Barzic,
psychologue clinicienne

Les chiffres de l’obésité et ses conséquences sur la santé
En France, l’étude ObEpi observe tous les trois ans la prévalence de l’obésité. En 2009, 14,5 % des adultes deplusde18anset3,5%desenfantsde3à17ans sont obèses. Une tendance lourde qui s’accentue avec le temps. Seulement 8,5 % des adultes étaient obèses en 1997. En extrapolant les courbes, les experts prévoient 30 % d’obèses en Europe en 2020, le taux actuel aux Etats-Unis. L’obésité ne se limite plus à l’Occident et se développe dans les pays en voie de développement, chez les enfants comme chez les adultes.
« Demain, tous gros ? » titrait le magazine Terra Eco en février 2011. Un site Internet de santé annonce « Une progression galopante en France et dans le monde » de l’obésité. L’hyperbole catastrophiste est la règle pour évoquer l’obésité, une aubaine pour les politiciens en quête de slogans porteurs. Le Syndrome d’Apnée du Sommeil, le diabète de type 2, les accidents cardio-vasculaires, certains cancers et les problèmes rhumatologiques en sont les complications bien connues. Elle constitue par ailleurs un réel handicap social. Rivée au préjugé universel selon lequel les obèses seraient responsables de leur état par leurs excès alimentaires, la stigmatisation entrave leur réussite professionnelle et affective, favorise leur paupérisation et provoque des difficultés psychologiques. Des réponses chirurgicales pallient l’impuissance médicale. Inscrite parmi les maladies par l’OMS en 1991, l’obésité coûte cher à la collectivité par une consommation médicale accrue. Qui pourrait contester qu’elle soit un réel problème de santé publique ?

Depuis la médicalisation systématique du poids et de l’alimentation, les obèses sont de plus en plus nombreux et de plus en plus gros ; ils le deviennent de plus en plus tôt et en sont de plus en plus malades. Des troubles du comportement alimentaire torturent les mangeurs de tous poids [1]. Malgré ou à cause de cette médicalisation ?

Des réalités humaines déniées par les normes 
L’obésité est définie « comme un excès de masse grasse entraînant des inconvénients pour la santé [2] », qui se mesure avec l’Indice de Masse Corporelle calculé par la formule de Quételet : Poids (kg)/Taille (m)2 = IMC kg/m2. Depuis la dernière classification de l’OMS, un individu est obèse lorsque son IMC atteint le seuil de 30 kg/m2, en surpoids s’il se situe entre 25 et 30, de poids normal entre 18 et 25 et maigre à moins de 18 kg/m2. Au XXe siècle, la modernité technologique a modifié la balance énergétique globale en augmentant simultanément la disponibilité alimentaire et la sédentarité des individus. Une élévation du poids moyen des mangeurs devait logiquement résulter de cette augmentation des apports contemporaine d’une réduction des dépenses. Or, les normes de l’OMS excluent les rondeurs d’un Maillol ou d’un Renoir valorisées au siècle précédent. Par ailleurs, les valeurs de ces normes sont fixes alors que, mathématiquement, elles devraient augmenter au fur et à mesure de l’inflation du taux d’obésité. Appliquées sans distinction de sexe, d’âge ou de culture, ces normes ne traduisent-elles pas le déni de la diversité morphologique interindividuelle naturelle et celui « de la réalité selon laquelle la modernité alimentaire conduit le mangeur à peser plus lourd que ses prédécesseurs [3] » ?
La précision mathématique de l’IMC fait oublier que la corpulence d’un individu, obèse ou non, n’est autre que son corps vécu, lequel constitue « l’incarnation » de [sa] personne, [...] le lieu où naissent [ses] sensations et [ses] émotions [...] le moyen par lequel [il peut] démontrer quelle sorte d’être moraux [il est] [4]. N’est-ce pas cette réalité subjective vécue au quotidien, individuelle, concrète, gorgée d’affects, d’histoire, d’émotions et de désirs, où s’ancre l’identité tout entière, ineffable, immuable et évolutive à la fois qui se trouve déniée par les chiffres statistiques des modèles théoriques ?
Pour l’homme, manger est plus que se nourrir, c’est « un acte complexe qui implique l’homme et la société dans toutes ses dimensions [5] ». L’approche diététique et nutritionnelle de l’alimentation opère un déni supplémentaire, celui de la complexité de la fonction alimentaire humaine, vitale et adaptative, qui obéit à une triple finalité, nutritive, hédonique et symbolique, dont la synergie harmonieuse est nécessaire à l’équilibre alimentaire et psychologique. Première tâche de l’homme pour assurer la survie de l’espèce, premiers contacts avec le monde extra-utérin pendant la période nourricière, la fonction alimentaire vitale et adaptative de l’omnivore humain est intimement amarrée à son humanisation et sa socialisation. L’équilibre alimentaire et psychologique repose sur la synergie harmonieuse de ses trois finalités, nutritive, hédonique et symbolique.

La médicalisation des phénomènes existentiels : un contresens épistémologique 
Depuis 1997, tout individu en bonne santé dont l’IMC atteint le seuil fatidique établi par l’OMS est décrété officiellement « malade » en vertu des « risques statistiques de complications somatiques » associés à sa corpulence, même si un risque de 30 % implique 70 % de sujets épargnés par le risque. Un degré supplémentaire de déni n’est-il pas franchi lorsqu’une maladie n’est définie que par des critères pondéraux ?
Médicaliser un phénomène consiste à lui appliquer les principes théoriques et pratiques de la science médicale, qui décompose le vivant en objets partiels. La glycémie ou la vitamine D peuvent se mesurer. Mais le corps ne se réduit pas à un indice de corpulence ni l’alimentation humaine à la valeur calorique des aliments. Ultime déni issu des précédents : l’application de la grille de lecture et des pratiques médicales, inappropriées voire dangereuses [6] à ces réalités existentielles complexes dotées d’une homéostasie propre. La nourriture n’est pas un objet pathogène, et la fonction alimentaire humaine ne se manipule pas comme un thermostat pour régler la dose des calories et nutriments en fonctions de la corpulence recommandée par l’OMS. Pétris de déterminants psychologiques conscients et inconscients, foncièrement irrationnels, ces phénomènes n’appartiennent pas au champ logique du médical, rationnel et linéaire. Ils exigent un changement de registre logique. Celui de la psychologie clinique, spécifique des réalités existentielles individuelles, est plus apte à rendre compte du point de vue du mangeur sur son corps et sa nourriture.
La science démontre aujourd’hui que l’obésité est une réalité complexe résultant de la conjonction de nombreux facteurs interactifs. Mais la société persiste dans l’erreur épistémologique qui la conduit à lui appliquer la grille de lecture et les normes de corpulence médicales, d’où découlent des réponses aussi aberrantes que le Médiator® ! Calculer un IMC, prescrire un régime restrictif et donner des conseils comportementaux est à la portée de tous, médecin ou non. Le florissant commerce de l’amaigrissement en atteste. Espérant pallier leur défaut de formation psychologique, les médecins et les diététiciens se tournent vers le comportementalisme qui aggrave le contresens épistémologique en leur donnant l’illusion d’une compétence en psychologie. La qualification pour la prise en charge des problèmes de poids exige une spécialisation approfondie incluant l’étude des complexités de la fonction alimentaire humaine, l’identité corporelle et leurs retentissements psychologiques, qui n’existe pas aujourd’hui.

Conclusion/Réfléchir autrement ? 
Ignorant l’ampleur de leur ignorance, les fondateurs de la Nutrition Médicale ont imposé à « un problème complexe, une solution simple, directe et fausse [7] » qui contribue à aggraver l’obésité. Il appartient à leurs successeurs de purger les mentalités des idées fausses qui leur ont été inoculées. « Reconnaître l’ignorance devient ainsi l’autre versant de l’obligation de savoir. [8] »


Bibliographie 
Michelle Le Barzic a exercé pendant plus de trente ans dans un hôpital parisien spécialisé dans la prise en charge de l’obésité.
-  1998, La meilleure façon de manger, Editions Odile Jacob
-  2004, Les déterminants psychologiques de l’obésité, Traité de Médecine de l’Obésité, Flammarion.
-  2010, Les aspects psychologiques de l’obésité, EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Endocrinologie-Nutrition.


par Michelle Le Barzic, Pratiques N°56, février 2012

Documents joints


[1Le Barzic M., Pouillon M., La meilleure façon de manger, O. Jacob, 1998.

[2AFERO Recommandations pour le diagnostic, la prévention et le traitement de l’obésité, Cah Nut Diét, 1998, 33, Suppl 1, 5.

[3Le Barzic M. « Troubles du comportement alimentaire ou comportement troublé ? » Femmes et Nutrition, Colloque du CERIN, 2000.

[4Marzano Parisoli M.M., Penser le corps, PUF 2002.

[5Aries P., La fin des mangeurs, Desclée de Brouwer, 1997.

[6Évaluation des risques liés aux pratiques alimentaires d’amaigrissement, Rapport d’expertise collective, ANSES, 2010.

[7Skrabaneck P., McCormick J., Idées folles idées fausses en médecine, O. Jacob, 1997.

[8Jonas H., Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1979), Le Cerf, 1990.


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