Présenté par Anne-Marie Pabois
Emmanuel Carrère a été témoin de deux évènements qui font peur : la mort d’un enfant pour ses parents et la mort d’une jeune femme pour son mari et ses enfants. L’écrivain a une commande : écrire la vie de ces gens « ordinaires » qui savent intégrer la mort dans le quotidien de leur vie. Mais il lui faudra des années de travail sur lui-même avant de s’intéresser à d’autres vies que la sienne. Il écrit au jour le jour la recherche, parmi des milliers de cadavres, de celui de l’enfant de Delphine et Jérôme emportée par le tsunami, la lente descente de Delphine vers la mort puis son choix de donner la vie. C’est difficile à expliquer, mais c’est la vérité : la mort fait partie intégrante de la vie et Delphine et Jérôme disent : « Maintenant, nous avons trois enfants dont la première est morte ». Il écrit Juliette qui fait toujours des choix pour toute la vie : choix d’amour, Patrice, choix de métier, juge d’instance, choix éthique, mettre le droit au service de tous. Il écrit l’amitié née entre Juliette et Étienne, rencontre de deux personnes qui savent être passées par des souffrances analogues, qui savent avec certitude, sans mots, que l’autre comprend : il est celui à qui tout peut se dire même et surtout les mots qu’on ne peut pas dire à ceux qu’on aime le plus au monde. Il dit le travail de fourmi des deux juges qui, dans leur poste méprisé au tribunal d’instance, n’ont que des petits dossiers de petites faillites de petites gens pauvres qui sont étranglés par des organismes confisquant le droit à leur profit. Avec le Syndicat de la Magistrature, ils travaillent ensemble, au jour le jour, comme des « médecins de quartier », pour, petit à petit, trouver les moyens de signifier que le droit est égal pour tous. Même de courte durée, ces petites victoires les font jubiler, permettant aux sans droits écrasés de relever la tête. L’écrivain écrit le long cheminement de Juliette vers la mort par cancer avec tous ceux qui l’aiment : Patrice et sa tendresse fabuleuse, Étienne et sa façon de donner du sens à la maladie, les trois enfants à qui il dédie ce livre « car il peut leur faire du bien ». En regardant vivre ces autres, Emmanuel Carrère ressent combien « tout ce qui touche à la mort touche aussi à la vie » : rien ne sera jamais plus comme avant, jamais plus le père ne dira à ses enfants malades « ce n’est pas grave », car ils savent, eux, qu’on peut mourir et être enterrée dans le cimetière, et qu’on pourrit dans la terre. Vivre, c’est prendre le lot tout entier, en bloc, la vie, la mort, la maladie, le handicap, et faire avec. Faire de la vie avec tout ça, savoir « où on est » : Delphine et Jérôme sont parents de trois enfants, Patrice a eu la chance de vivre un grand amour avec Juliette, ses larmes sont douces alors que sa petite fille pleure car elle a oublié sa mère morte trop tôt.
D’autres vies que la mienne est pour moi un livre essentiel, de ceux qu’on laisse à portée de main. Emmanuel Carrère témoigne de la vie telle qu’elle est vécue au jour le jour par des gens qui savent que la mort colore la vie. C’est vrai, la vie est faite de petites choses, de petits gestes, de petits choix qui font et illuminent les relations avec les autres ; l’engagement syndical professionnel est un travail quotidien de fourmi dont résultent parfois de petites victoires qui, même partielles et de courte durée, font jubiler les professionnels, juges d’instance ou médecins généralistes pour qui, arriver à trouver le petit truc qui fera que le droit soit égal pour tous, que les soins soient égaux pour tous, que les sans droits, les exclus puissent lever la tête, est constitutif de leur choix de vie en société. L’écriture, remarquable de sobriété, d’absence de pathos, nous accompagne avec respect et délicatesse sur les rudes chemins de la vie et de la mort, de la souffrance et du handicap. La justesse avec laquelle ces mots gorgés de douleurs sont écrits tient au concret de la vie dans laquelle ils baignent : le tri des cadavres en Indonésie, le cimetière entre l’école les courses les repas, l’organisation détaillée de Patrice pour aider Juliette durant son agonie. La vie continue pour tous, avec tous. Et l’on peut lire ces mots car ils sont à leur place : chacun peut dire la mort, dire la pourriture du corps ; tous, professionnels ou non, savent que les petites choses font jaillir la vie et relever la tête. C’est ainsi, mêlé, au quotidien.
* Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, P.O.L., mars 2009