Coter et compter, c’est pas coton

Quand la logique comptable prime sur celle du soin, les patients en sont les victimes et les soignants sont en souffrance.

Jean-Luc Landas,
praticien hospitalier en anesthésie-réanimation, CHU de Nantes, membre du collectif nantais pour le droit à la santé et à la protection sociale pour toutes et tous.

Depuis 1983 existe une volonté politique de contenir les dépenses de soins. À l’hôpital, ce fut d’abord l’instauration de la dotation globale, déconnectée de l’activité, puis en 2008 la tarification à l’activité (T2A) — l’hôpital est essentiellement financé à l’acte de soins réalisé — et en 2009 la loi Hôpital, Patients, Santé, Territoires : la logique comptable prime sur celle du soin, le directeur de l’hôpital, sous l’autorité de l’Agence Régionale de Santé et du ministre, en est le garant. Des plans de retour à l’équilibre financier — euphémisme pour plan d’austérité — sont mis en place.
À Nantes, des centaines d’équivalents temps plein sont supprimés — essentiellement du personnel non titulaire —, mettant en cause les remplacements pour arrêts maladie ou maternité ou congés annuels. Simultanément, une augmentation de l’activité est exigée : 20 % de plus de 2007 à 2012.
La souffrance du personnel augmente : désorganisation de la vie familiale (rappels sur le temps de repos, heures supplémentaires imposées), dégradation de la qualité du travail réduit à la seule exécution de l’acte de soins, perte de la qualité de la relation au patient et sa famille, sentiment de vulnérabilité engendré par la crainte de l’erreur en raison de pression de « production ». Fin 2011, les médecins du travail s’alarment : irritabilité, anxiété, crises de larmes, syndrome d’épuisement, troubles du sommeil et digestifs, troubles musculo-squelettiques en augmentation. En réaction, les grèves catégorielles se multiplient : ici les infirmier-e-s d’un service ou d’un bloc opératoire à bout de souffle, là les aides-soignant-e-s en sous-effectif chronique, ailleurs tout le personnel d’un service que l’on déménage, aujourd’hui les secrétaires médicales que l’on veut mutualiser — faire plus avec le même nombre d’employées. Du jamais vu, les cadres soignants, en grève, ont boycotté à 100 % une réunion de la direction : impossible d’assurer la qualité du service public avec les moyens alloués. Ces mouvements ont peu de répercussion sur l’activité : l’assignation du personnel gréviste est quasi systématique, confirmée par le tribunal administratif : le centre hospitalier universitaire doit assurer la continuité du service public. Ce juge ignore-t-il que, presque tous les jours, des interventions, des hospitalisations sont reportées faute de personnel, de place dans les services, que pendant des mois l’activité d’un bloc opératoire a été diminuée (la moitié du personnel en arrêt), que s’allongent les listes d’attente pour intervention ? À quand la condamnation du directeur, du ministre ? Dites-le moi, dites-le moi !

Praticien hospitalier, j’annonce en consultation l’incertitude sur la date d’intervention à des patients souvent âgés, à leur famille qui s’organise pour cet événement majeur qu’est une intervention chirurgicale lourde. La qualité de l’acte médical se réduit alors à la qualité de l’annonce du caractère aléatoire de la date opératoire : triste époque ! J’ai choisi d’exercer à l’hôpital pour me consacrer entièrement à la médecine, la recherche clinique, l’enseignement : à l’administration de me donner les moyens d’assurer ces missions en n’ayant aucun lien d’argent avec les patients. Aujourd’hui, mes patients sont soumis aux franchises sur l’hospitalisation, les médicaments, les transports. Aujourd’hui, je reçois les rapports financiers d’exercice, je suis invité aux réunions de cotation alors que je ne peux participer aux réunions cliniques pris par mes activités primordiales de soins : il nous faut coter et compter, mais surtout pas poser des questions sur le bail emphytéotique ou sur les emprunts toxiques (responsables d’un surcoût de plus de la moitié du déficit dénoncé comme rédhibitoire en 2007 au CHU de Nantes).
Aujourd’hui, les praticiens hospitaliers peuvent être intéressés financièrement aux résultats par contrat avec le directeur de l’« établissement de soins » : même l’expression « hôpital public » est supprimée : quel aveu ! Car c’est bien de sa déconstruction pierre à pierre qu’il est question par l’institution d’une convergence des tarifs entre secteur public et secteur privé. La pression de productivité est incompatible avec les missions d’enseignement, de recherche par essence chronophages. Tous les jours, nous sommes entourés de stagiaires : c’est une nécessité et notre mission.
Devant tant d’obstination, la lutte est difficile, les obstacles nombreux et la tentation est grande d’abdiquer pour tout simplement se protéger : comment soigner et être privé de considération, de moyens, souffrir soi-même ? Praticien hospitalier depuis plus de trente ans, je n’ai jamais ressenti à la fois autant de souffrance et de renoncement parmi le personnel hospitalier. Alors j’ai choisi : j’exerce à mi-temps dans le cadre de la retraite progressive. Il me reste ainsi du temps pour vivre, penser et lutter.


par Jean-Luc Landas, Pratiques N°57, mai 2012

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