Concentration et concurrence sanitaire

Concentration et concurrence dans la santé sont les deux mamelles du capital. La crise de la Covid-19 l’a mis en évidence, des fortunes astronomiques se sont amoncelées en quelques mois pour le plus grand profit des multinationales.

Vladimir Nieddu,
membre de People’s Health Movement (PHM) - le Mouvement Populaire pour la Santé (MPS)

Des profits indécents, criminels et illégitimes
Des profits gigantesques des sociétés Pfizer, BioNTech et Moderna qui réalisent des bénéfices combinés de 880 euros chaque seconde, soit plus de 27 milliards par an sont à la fois indécents, criminels et illégitimes. Gargantuesque, ils tiennent en quatre sources principales : tout d’abord une domination sans partage du marché mondial solvable de leurs vaccins, issue d’une concentration des grands groupes pharmaceutiques ; en second lieu une capacité à imposer les prix des médicaments aux États et aux systèmes de Sécurité sociale ; en troisième lieu une protection juridique de la propriété privée que leur offrent les brevets sur les traitements et vaccins ; et enfin le soutien financier colossal dont ils bénéficient de la part des pays riches en matière de recherche, de pré-achats, de garantie des risques et de protection de la concurrence extra-transatlantique.
Les adeptes de la « concurrence libre et non faussée », principalement les dirigeants de l’Union européenne et les États Unis, ont démontré une fois de plus leur affection pour la prédation capitaliste, en aidant les multinationales qu’elles protègent à maintenir des prix élevés sur les vaccins et traitements, inaccessibles aux pays les plus pauvres, cause de centaines de milliers de morts évitables. L’illégitimité des profits engendrés par les multinationales tient non seulement en l’illégitimité du profit sur un bien commun, elle tient aussi en l’illégitimité de l’échange inégal imposé aux pays pauvres en matière de traitements, soins, décisions sanitaires, elle tient enfin à l’illégitimité des traités internationaux pour garantir ces profits au détriment des pays pauvres, dont l’Organisation mondiale du commerce (OMC) n’est que l’exemple le plus scandaleux.

Au-delà des trusts pharmaceutiques, profits à tous les étages !
Ils ont en commun de peser plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires et d’être leaders sur leur segment d’activité dans la santé ; leurs noms dominent le marché européen et parfois mondial de la santé : Fresenius, Ramsay, Rhön-Klinikum, Elsan, Korian, Eurofins, Doctolib, Scor, Predica… Ces groupes ont aussi en commun de profiter de la crise financière de 2007-2008, d’avoir très fortement multiplié leurs profits depuis, de bénéficier de la concurrence public-privé, de sortir vainqueurs de la concurrence entre groupes privés en achetant leurs concurrents… Il est utile de retracer brièvement le parcours de certains d’entre eux, pour montrer combien l’industrialisation de l’hôpital public, le modèle « hôpital entreprise », la « protocolisation » comptable des activités et des financements, combien la marchandisation de la santé et de l’action sociale, leur a profité.
Fresenius  : cette multinationale allemande est une pieuvre tentaculaire de 300 000 employés dans plus de 100 pays à travers le monde et un chiffre d’affaires annuel dépassant les 35 milliards d’euros. Fresenius est l’un des leaders mondiaux de la santé privée organisée autour de quatre principales divisions : Fresenius Medical Care (48,6 % du chiffre d’affaires), leader mondial du traitement des personnes souffrant d’insuffisance rénale chronique ; Fresenius Helios et Fresenius Vamed qui recouvrent l’administration et ingénierie hospitalières (32,4 % du chiffre d’affaires) gèrent des installations techniques et des équipements médicaux, des hôpitaux et cliniques, conçoivent et réalisent des équipements médicaux pour le secteur pharmaceutique ; Fresenius Kabi (19 % du chiffre d’affaires) produit dans ses filiales et vend des médicaments essentiels, des produits de nutrition parentérale et orale, des équipements de perfusion et de remplissage vasculaire, du matériel de transfusion, des produits génériques injectables et vend également des prestations d’assistance médicale à domicile dans les domaines de la perfusion, de la nutrition et de l’oxygénothérapie, etc.
Cette multinationale est unique en ce qu’elle constitue un groupe global de santé composé de nombreuses usines de production de matériel médical : appareils de dialyse, de médicaments, outillage médical etc., leader européen de l’hospitalisation privée, particulièrement bien implantée en Allemagne et en Espagne, avec environ 120 000 salariés. Elle est le premier opérateur mondial de produits et de services pour les personnes atteintes de maladies rénales, annonce suivre 3,7 millions de patients dans le monde pour un traitement régulier de dialyse avec 123 528 employés, 44 sites de productions dont un en France à Tassin-La-Demi-Lune, la Société de matériel annexe pour la dialyse (SMAD) et 4 151 cliniques dont 44 en France autour de sa filiale Nephrocare.
Il est à noter sa très forte croissance par le rachat en 2013 de 43 hôpitaux en Allemagne à Rhön-Klinikum pour un montant de 3,07 milliards d’euros qui lui a permis de devenir leader européen de l’hospitalisation privée. Cette opération a été complétée en septembre 2016 par le rachat pour 5,8 milliards d’euros d’IDC Salud Holding plus connue sous la marque de Quirónsalud, premier opérateur privé d’Espagne, par sa holding Helios Health, qui réalisait en 2020 un chiffre d’affaires de 9,8 milliards d’euros.
Cette entreprise illustre fortement l’ampleur de la privatisation ouverte en 1985 en Allemagne, tout comme elle est un modèle de concentration capitalistique. La part du secteur privé lucratif, qui représentait 15 % de l’ensemble des établissements de ce pays en 1992, est passée à 37 % en 2018.
Ramsay  : cette multinationale australienne de 80 000 salariés dans 10 pays est devenue en très peu de temps le deuxième groupe de santé privé européen avec 36 000 salariés au sein de l’Union européenne au travers de sa filiale Ramsay Santé et 7 300 salariés dans filiale britannique Ramsay UK. Elle exploite également des établissements en Australie (31 000 salariés) avec Ramsay Health Care Australie et en Asie avec Ramsay Sime Darby Asie (Indonésie, Malaisie et Hong Kong) au travers d’un joint-venture 50/50 avec la multinationale malaisienne Sime Darby Berhad. Son chiffre d’affaires en France se monte à 4 milliards d’euros.
Elsan  : le numéro deux français de l’hospitalisation privée Elsan basé à Paris exploite plus de 120 cliniques et hôpitaux privés à travers la France. L’entreprise emploie 25 000 personnes. C’est un groupe qui était dominé par CVC Capital Partners, un des leaders mondiaux du capital-investissement auquel s’est ajouté Téthys Invest, filiale de Téthys, holding de la famille Bettencourt-Meyer. En 2020, CVC Capital partner a cédé des parts dans le cadre d’une opération de LBO (Leverage Buy Out) au profit de deux autres groupes qui ont fait leur apparition dans le capital : KKR, un très puissant fonds d’investissement américain et Ardian, société française d’investissement privé indépendante.
Ramsay et Elsan illustrent d’une part la très rapide concentration de l’hospitalisation en France grâce à une concurrence très agressive de leurs homologues privés, mais aussi de conquêtes sur la part non marchande de l’hospitalisation, dont au premier chef l’hôpital public. Elles montrent tout l’intérêt que porte le capital financier à ce secteur. En effet, ces dix dernières années de la part du secteur privé à but lucratif dans l’offre de soin française est passée de 25 % à 35 %.
Korian  : avec 57 500 salariés, plus de 1 000 établissements en Europe et un chiffre d’affaires de 3,9 milliards d’euros, elle a été créé en 2003. De nombreuses opérations de rachat et notamment des groupes Phönix en Allemagne et Segesta en Italie en 2007, de Curanum en Allemagne en 2013, de Senior Living Group en Belgique en 2015, lui ont permis d’asseoir une position de leader européen de « l’or gris ». Korian a bénéficié, pour croître de façon exponentielle, de ce qui a été appelé sous l’ère de la ministre Roselyne Bachelot « le redéploiement asymétrique du budget en faveur du médico-social » issu pour une large part du transfert des moyens de l’hôpital public tout comme son concurrent direct la multinationale française Orpea.
Eurofins  : ce leader mondial des analyses biologiques, nouvelle vedette du CAC 40, a défrayé la chronique en 2012 en rachetant à la Fondation Pasteur de Lille, dont la présidente n’est autre que Martine Aubry, ses filiales IPL et IPL Invest. Le syndicat SUD avait dénoncé en son temps cette marchandisation de l’analyse de l’eau, qui avait permis à cette société créée en 1987 à Nantes un quasi-monopole sur cette activité. Basée au Luxembourg, cette société qui a accéléré des rachats d’entreprises, particulièrement dans les années 2012 à 2017, partout dans le monde, emploie aujourd’hui plus de 55 000 salariés dans plus de 50 pays pour un chiffre d’affaires annuel de 5,4 milliards d’euros en 2020. Sa croissance est vertigineuse depuis la crise de la Covid.
Doctolib  : la petite start-up créée en 2013 et devenue licorne en quelques années est désormais le leader de l’e-santé en Europe. Valorisée à plus d’un milliard d’euros, elle a écrasé la concurrence sur un des marchés les plus prometteurs pour l’avenir avec une marge de progression estimée à plusieurs dizaines de milliards d’euros. Le film documentaire du réalisateur Gilles Balbastre, avec Corinne Masiero, en 2022 Ceux qui tiennent la laisse, évoque entre autres « La e-santé, le nouvel Eldorado du capital » et illustre cette perspective.

Segmenter pour mieux concentrer ! Concentrer pour mieux dominer !
Créé par l’article 107 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation du système de santé, le groupement hospitalier de territoire (GHT) est l’outil public de la concentration sanitaire, véritable pendant de la concentration privée. En mai 2019, 136 GHT ont été créés regroupant près de 890 établissements. La tendance en leur sein est clairement à la diminution du nombre d’établissements sanitaires, particulièrement les hôpitaux locaux et maternités de proximité. Cette tendance est largement facilitée par l’organisation en pôles et en filières de soins des hôpitaux publics, car c’est bien cette segmentation qui permet les regroupements dans un domaine donné, qu’il soit médical ou logistique et qui permet ensuite l’externalisation d’activités, la concession de segments au secteur privé lucratif.
C’est la méthode qui a été utilisée par Frésénius qui, s’emparant du segment mondial de l’insuffisance rénale chronique, n’a eu qu’à compléter cette activité par de frénétiques achats.
Pour prendre un autre exemple, deux géants mondiaux de l’industrie, Air liquide et son concurrent italien SOL, sous-traitent désormais une partie du suivi à domicile pour les patients victimes d’apnée du sommeil appareillés. Le secteur médico-social n’est pas en reste qui, dans un mimétisme saisissant du système sanitaire, commence à voir fleurir des entreprises telles Doctegestio (560 millions d’euros de CA avec comme marques : Amapa pour le médico-social, Doctocare pour la santé et Popinns pour le tourisme hôtellerie) !

Concurrence constitutionalisée !
« L’hôpital entreprise » ne vient pas de nulle part ; né de la transformation des maladies en valeurs marchandes, il est dans un même élan un mime du pire capitalisme et le produit de réglementations nationales et européennes protectrices de la propriété privée et du dumping social. Lorsque l’Union européenne inscrit dans ses traités le principe de la concurrence « libre et non faussée », ce sont bien les services publics qui sont visés et leur privatisation a permis la constitution de trusts dont la rente est garantie par les États, l’Union européenne et les traités internationaux comme par exemple le traité sur l’Organisation mondiale du commerce qui s’évertue depuis toujours à protéger les brevets sur les médicaments !
Cette concentration et cette concurrence, qui n’ont pour objectif que la recherche du profit maximum dans le champ de la santé, sont évidemment à l’opposé des objectifs d’une santé pour tous. La résolution des principaux fléaux sanitaires ne peut trouver de solution dans l’irrationalité de la guerre des marchés mesurée à l’aulne du CAC 40.
La crise de la Covid-19 l’a démontré, il y a urgence à dire que la santé, le social et la protection sociale ne sont pas à vendre, parce que le bien-être n’est pas une marchandise. Il y a urgence à défendre nos biens communs parce que nos vies valent plus que leurs profits !


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par Vladimir Nieddu, Pratiques N°96, février 2022


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