Fethi Brétel
Psychiatre
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- Mon chemin de psychiatre m’a amené à ce constat amer : les établissements de santé sont devenus des carcans, contraignant toujours plus la créativité du soin. Nul n’échappe à la double autorité de l’Agence régionale de santé, ARS (qui réduit les moyens) et de la Haute autorité de santé, HAS (qui impose les normes). Dès lors, comment en sortir ?
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- Comment j’ai ouvert les yeux
Je me croyais « lancé sur des rails » pour de bon… Issu de « bonne famille », parcours scolaire puis universitaire « sans faute ». « Sans faute » ? Mais pas sans souffrance. Il m’aura bien fallu le reconnaître ! Et d’ailleurs, ce vocabulaire, je ne l’utilise plus depuis que m’est apparu qu’il ne s’agissait pas de moi, mais bien de mon conditionnement de classe « petit bourgeois ». En réalité, la folie habitait ma famille et nombre de ses membres en sont, hélas, tombés malades. Certains en sont morts. Ce sont les miens depuis tout petit. Pour ainsi dire, la folie m’est « familière ». Ce qu’on nomme « maladie mentale » aussi. Et, déjà enfant, il m’apparaissait vaguement que le « maladif » se logeait quelque part dans la relation à l’autre.
J’ai connu l’hôpital psychiatrique bien avant de devenir, moi-même, psychiatre. D’abord en simple visiteur familial. Je sortais à peine de l’adolescence. Et je me souviens de la première représentation que je m’en suis faite : un lieu lugubre et froid, sale et puant, fermé comme une prison ; un lieu qui respire l’ennui ; un lieu où la souffrance, palpable, transparaît, malgré la camisole chimique parant indistinctement les malades qui hantent les couloirs, comme des fantômes désincarnés. La parole semblait éteinte. La vie aussi. Une pauvreté de la conversation, quelques invectives stéréotypées exprimant un besoin : « T’aurais pas une clope ? ». Bref, le dernier des endroits où je désirerais me réfugier si d’aventure je me retrouvais à mon tour dans une telle détresse (car je ne me suis jamais senti totalement à l’abri d’une telle éventualité).
Ensuite, j’y suis retourné en infirmier de nuit remplaçant, filon que j’avais trouvé du temps de mes études de médecine à la capitale, afin de m’assurer quelques revenus supplémentaires dans ma vie d’étudiant. Je me souviens que j’étais, en tant qu’intérimaire, affecté au « pool » de remplacement des soignants manquants dans les services. D’ailleurs, il y avait des soignants régulièrement en poste sur ce « pool bouche-trou », si bien que j’atterrissais à chaque vacation dans le service dont personne ne voulait, celui des « polys » (comprendre : « polyhandicapés »), un usage langagier qui en dit long sur le mépris avec lequel étaient traités les patients qui y séjournaient. Les tâches consistaient essentiellement à administrer des sédatifs, attacher la plupart des hospitalisés à leurs barreaux de lit la nuit, les empêcher de s’automutiler, et plus ou moins d’assurer leur propreté et leur alimentation. Certainement pas leur dignité. On m’avait bien précisé que nul n’était besoin de parler avec eux, ils n’y entendaient de toute façon pas grand-chose…
Tout cela ne m’a pourtant pas découragé de devenir interne en psychiatrie quelques années plus tard. C’est ainsi que je suis arrivé au Centre hospitalier du Rouvray, près de Rouen, à l’âge de 24 ans. Déçu de ne pas y avoir trouvé de réel tutorat dans l’apprentissage de mon métier, notamment lors de mes premiers pas en tant que médecin, j’y ai en revanche très rapidement appris à répondre à ce qu’on attendait de moi, à savoir la prescription médicamenteuse et les décisions liées aux hospitalisations. Les soignants m’ont enseigné la prescription des psychotropes d’urgence, et j’ai compris qu’on pouvait « tenir » un service avec quelques molécules bien choisies, qui se comptent sur les doigts d’une main. L’industrie pharmaceutique s’est « occupée » du reste de l’« enseignement », soit directement, soit par l’intermédiaire de mes aînés. L’ennui, pour moi, était que les patients se montraient nombreux à refuser de se plier à la prescription médicale et là, il me fallait puiser des trésors d’arguments pour les convaincre de la suivre, ou alors pour persuader le praticien responsable de modifier sa prescription. Comme il était souvent absent du service, étant par ailleurs largement occupé dans les structures extra-hospitalières, je me risquais souvent à en prendre l’initiative, dans un sens qui soit plus « acceptable » pour le patient.
Au sortir de mon internat, quatre ans plus tard, je savais reconnaître les syndromes décrits dans les manuels de psychiatrie, je savais établir une stratégie thérapeutique médicamenteuse poussée et conforme à la médecine basée sur l’évidence des preuves scientifiques, je savais prendre toutes les décisions relatives aux conditions d’hospitalisation conformément à la législation en vigueur. Pourtant, je ne connaissais encore rien de mon métier, que j’associe aujourd’hui à des notions comme la « relation à l’autre », la « clinique du sujet », le « traitement par la parole », l’« analyse de sa propre pratique », la « critique politique »…
Puis, à force d’écouter les patients, je me suis rendu compte que je ne savais pas répondre à leurs peurs, à leurs doutes, à leurs besoins singuliers, et que tout restait à inventer pour moi. Ne pouvant m’appuyer sur l’enseignement médical reçu, j’ai forgé ma pratique « à tâtons », plus ou moins maladroitement, toujours soutenu par la patience bienveillante des malades et la camaraderie trouvée le plus souvent auprès des soignants. Parfois auprès de mes pairs. Puis de moins en moins. Beaucoup ont renoncé à écouter « leurs » patients, lassés par un ordre gestionnaire qui les contraint à se contenter de n’entendre que d’une oreille leur souffrance.
Pour en avoir personnellement fait les frais, à travers les responsabilités institutionnelles qui m’ont été confiées, j’ai progressivement ouvert les yeux sur cet ordre autoritaire, solidement enraciné à l’hôpital, soutenu par l’administration tutélaire qu’est l’ARS. Un ordre gestionnaire dont le seul réel objectif est la réduction des dépenses, au mépris du soin. Un ordre qui fonctionne avec la complicité zélée de certains médecins, déterminés à s’élever dans la hiérarchie hospitalière et accroître leur champ d’influence. Précisément ceux-là mêmes auprès de qui j’ai commencé ma carrière hospitalière et qui, des années plus tard, m’ont chassé de l’hôpital, exaspérés par ma désobéissance croissante à leur égard. Je me rendais coupable de lèse-majesté, semblait-il.
N’ayant alors pu me résoudre à une pratique libérale de ville, j’ai trouvé refuge dans le privé, comme médecin salarié. Or, j’y ai découvert un véritable marché du « soin psy », parfaitement conforme aux tendances à la mode, au détriment de la réflexion clinique. Mais surtout, c’est là que je me suis rendu compte comment l’idéologie de la « démarche qualité » dévitalise le soin. On contraint les forces vives à s’attarder sur l’accessoire, à nourrir la machine informatique qui nous surveille par la même occasion, en en délaissant complètement le sens du soin. L’enjeu étant de se mettre en conformité avec les attentes de l’HAS, qui ne tarderait pas à nous envoyer ses « experts-visiteurs » pour contrôler notre degré d’obéissance, en vue de la certification de notre établissement. Les experts ne s’en cachent d’ailleurs pas : « l’objectif est de vous approprier le langage de l’HAS ». Ce langage, issu du monde de l’entreprise, vide de sens et qui, opérant comme un poison, anéantit toute pensée critique : « projet », « pilote », « processus », « cartographie des risques » et autre « évaluation des pratiques professionnelles »…
Enfin, plus récemment dans mon cheminement, et après tous ces constats douloureux, j’ai compris qu’à différents niveaux de la hiérarchie des organisations dénoncées ici, les personnes en poste, sans vraiment se l’avouer, subissent souvent dans l’exercice de leur fonction souffrance et culpabilité. Et pour cause, leur éthique est attaquée, comme l’est leur savoir-faire, ce qui les « qualifie ». Certains résistent, comme ils peuvent, parfois par petites touches. D’autres, trop nombreux, restent englués dans la résignation, plus rarement collaborent. Je me situe dans la première catégorie.
- Vers une délivrance ?
J’avoue que j’en ai ressenti une forte amertume dans mes débuts et que le coup de la désillusion a porté. J’en étais venu à me dire qu’il ne m’était plus possible d’exercer mon métier dans un quelconque établissement et à envisager, la mort dans l’âme, ma reconversion professionnelle. Puis je me suis pris à rêver à un nouveau modèle de soins psychiatriques : un modèle coopératif.
L’idée est restée latente pendant un long moment, puis, soudainement, a ressurgi un récent matin en buvant mon café, à la lecture d’un encart dans le dernier hors-série du journal Politis (n° 69) intitulé « Économie sociale : le nouvel élan solidaire ». Parmi un certain nombre d’initiatives de coopération citoyenne, y figurait celle-ci : une société coopérative de soins, le centre de santé Richerand, première du genre sur le territoire français, venait d’ouvrir ses portes à Paris.
M’était-il alors à nouveau permis de rêver ? Si une telle initiative avait pu voir le jour, qu’est-ce qui empêchait de créer une forme de coopérative psychiatrique ? Bercé par cet espoir, je me suis laissé aller à imaginer une institution de soins qui, ne rentrant pas dans la définition d’un « établissement de santé », pourrait ainsi échapper au double contrôle en tenailles de l’ARS et de la HAS. En effet, l’ARS contrôle les financements des établissements publics de santé, dans une logique de réduction des coûts, mais également les autorisations d’implantation des établissements privés sur le principe de l’offre de marché public, selon les besoins qu’elle aura elle-même identifiés. Quant à l’HAS, elle impose des normes de plus en plus contraignantes aux établissements, publics comme privés, via des certifications par découpage de l’activité en « processus ».
Ainsi donc se dessine une voie d’issue de ce carcan mortifère. Après tout, j’ai rencontré de nombreux soignants engagés dans leur pratique clinique, souffrant d’une perte de sens de l’exercice de leur métier, comme j’ai rencontré de nombreux patients, souffrant de ne pas être écoutés, voire d’être rejetés ou abandonnés. Dès lors, il suffirait de proposer à tout ce petit monde de se retrouver au sein d’une institution respectant l’humain et sa parole, une institution émancipatrice de l’individu, quel que soit son statut au sein de la coopérative (salarié, bénéficiaire ou associé). Cette institution autogérée ignorerait toute velléité de profit financier. Il s’agirait de construire une gouvernance totalement démocratique, qui inclurait une réelle instance décisionnaire des bénéficiaires, ainsi qu’un financement transparent orienté vers l’équilibre entre les dépenses et les recettes. Les éventuels bénéfices seraient réinjectés en totalité dans les projets de la coopérative (comme c’est le cas au sein de la coopérative Richerand). Les salaires seraient encadrés pour tendre vers la meilleure équité possible. Or, le statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), statut existant depuis 2001 (sur lequel s’est fondée la coopérative Richerand), permet de répondre à de telles exigences. Et une ordonnance législative de janvier 2018 autoriserait désormais une SCIC à gérer un centre de santé non lucratif.
J’imagine, au sein de cette coopérative, l’articulation harmonieuse d’un centre de consultations et d’un centre socioculturel. Toute forme d’activité collective y serait basée sur le principe d’émancipation des individus. Ceci pourrait du reste être précisé dans une charte commune.
Pour cela, il faudrait à la fois implanter :
- Des espaces de parole confidentiels sous forme de bureaux de consultation, où les patients seraient individuellement accueillis par des professionnels, en fonction de leurs besoins : psychiatres, psychologues, infirmier(e)s, travailleurs sociaux et médecins généralistes…
- Des espaces de réflexion dont, entre autres, des réunions supervisées sur les pratiques de soin ainsi que des groupes de réflexion sur diverses thématiques sociétales (réflexion alimentée par la mise à disposition d’une bibliographie construite collectivement).
- Des espaces d’activité permettant de promouvoir les échanges relationnels au sein de pratiques collectives comme les arts (musique, arts plastiques, vidéo/cinéma, écriture, théâtre, danse…), mais aussi l’éducation populaire, en lien avec un réseau d’intervenants non soignants.
- Des espaces pour la réalisation de projets collectifs à partir d’initiatives plus ou moins individuelles.
- Des espaces collectifs de détente pour soigner la convivialité du lieu.
- Un restaurant coopératif et bio en lien avec des associations (type AMAP, restaurants solidaires, associations d’aides aux réfugiés…) qui favoriserait l’ouverture sur le grand public pour parachever l’ensemble.
Ce centre devrait s’implanter au cœur de la cité, pour en faciliter l’accès et se montrer aux yeux de tous comme un modèle citoyen d’accueil et de traitement humanistes de la folie. Et aussi rappeler haut et fort que la psychiatrie, comme le « vivre ensemble », n’est pas une science, mais bien un art. Mais assez rêvé dans mon coin, l’heure est désormais à la réflexion collective, car un tel projet ne peut émaner que de cette énergie solidaire. Vers une révolution culturelle en psychiatrie.