Présenté par Noëlle Lasne
Médecin du travail
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- – Carole Matthieu,
- film de Louis Julien Petit.
- – Les visages écrasés,
- Martin Ledun, Édition poche Le Point.
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« Je les vois passer du statut de salarié à celui de rouage. Du rouage à la bête aux abois. De la bête aux abois au légume. Du légume à l’oubli ». Ces propos sont ceux d’une femme médecin du travail sur une plate-forme téléphonique, héroïne du roman policier de Martin Ledun, Les visages écrasés. Ce roman vient d’être adapté au cinéma. Le film s’intitule Carole Matthieu, il est sorti en avant-première sur Arte et sera bientôt dans les salles. Ni le roman, ni le film ne sont des chefs-d’œuvre absolus, mais ils relatent de façon forte la bascule dans la folie et dans la mort des salariés d’une entreprise et de leur médecin du travail.
La façon dont est filmé le quotidien de la plate-forme téléphonique est d’une force extrême et totalement inédite. Flanqué chacun d’un manager dressé sur ses ergots, debout derrière le poste de travail ou les écouteurs sur les oreilles, les salariés doivent à la fois répondre au client et écouter les consignes hurlées dans l’open space. Les managers mettent en œuvre le principe de la « double écoute » qui permet que chaque mot, chaque temps mort, chaque hésitation du salarié fasse l’objet de remarques et d’humiliations publiques. Aucune place n’est laissée à l’intuition ou la capacité du salarié à communiquer avec le client. Il doit lire mot pour mot l’argumentaire prévu dans le protocole et ne pas en dévier. La pression est intense, continue et ne souffre pas d’exception. Ceux qui ne parviennent pas à la supporter sont relégués à la logistique et à la manutention, dans les sous-sols où ils préparent toute la journée des cartons remplis de téléphones. L’auteur du livre, Martin Ledun, ancien salarié de France Télécoms, est également l’auteur d’un livre d’entretiens intitulé Pendant qu’ils comptent les morts, qui a ouvert la réflexion et le débat en 2010, après les suicides.
Le livre et le film paraîtront probablement très outranciers. Ni l’un ni l’autre ne prétendent généraliser leurs propos à la totalité des entreprises, mais montrer, mettre en scène les aspects extrêmes de cette violence faite au travail, les visages terrifiés de ceux qui la subissent et les douleurs insoutenables de l’humiliation qu’ils vivent, qu’ils viennent rapporter au médecin du travail. Celle-ci se voit rappeler par la direction qu’elle doit faire des consultations de 15 minutes et non de 45, et par l’inspecteur du travail auquel elle a transmis un rapport d’alerte collective sur « la double écoute » qu’on ne peut pas changer tout le management d’une entreprise. Hantée par les récits et les visages des salariés qui lui parlent et avec lesquels elle vit en vase clos, elle tombe, elle aussi, dans le vide.