Accompagner les mineurs en exil

Emmanuelle Coulange
Médecin généraliste

        1. Mon travail de thèse a porté sur le vécu de la relation de soin des médecins traitants de mineurs non accompagnés (MNA) à Angers en 2016. Mon hypothèse était que l’histoire et le présent singulier de ces jeunes pouvaient poser question aux généralistes.

Mon objectif visait à recueillir leurs vécus aux différentes étapes de la relation de soin. J’ai pu interroger dix médecins en entretiens individuels.

Les thèmes explorés étaient les représentations que les généralistes avaient des MNA, leurs motivations dans ce suivi, les difficultés ressenties et l’adaptation à ces difficultés.

Les dix médecins interrogés avaient tous, depuis leur installation, une patientèle métissée nourrie des différents flux migratoires. Certains avaient étayé leur expérience avec des activités associatives auprès de populations migrantes précaires ou dans le périmètre de l’Aide sociale à l’enfance. Ils suivaient en moyenne moins de dix jeunes et de manière parfois sporadique. Si la motivation de certains praticiens dans le suivi de population migrante était l’engagement dans la lutte contre les inégalités sociales de santé, la majorité souhaitait répondre à la demande du territoire. Régulièrement sollicités par les organismes d’accompagnement des migrants en général, relayés par le bouche-à-oreille des patients, les praticiens évoquaient la limite de leur capacité d’accueil, pointant une disparité de celui-ci dans la population médicale.

Ces mineurs en exil sont qualifiés depuis 2017 de « mineurs non accompagnés », désignant ainsi qu’ils sont sans tuteurs légaux sur le territoire. Ils ont tous en commun de s’exiler pour chercher un avenir meilleur au prix d’un voyage potentiellement tumultueux et traumatique.

Selon la loi, ils sont considérés comme « enfants en risque » relevant d’une aide spéciale de l’État. Un dispositif national vise à répartir équitablement et, plus récemment, suivant leur intérêt premier les jeunes entre les départements. Une période de cinq jours, remboursée aux collectivités, vise à mettre à l’abri le jeune, et s’assurer de sa minorité et de son isolement. Cette évaluation s’effectue à partir de documents [1] et d’un entretien évaluant la cohérence de leur récit de parcours. En cas de minorité récusée, les jeunes dépendront de la juridiction des migrants majeurs et pourront, s’ils sont en situation irrégulière, être sommés de quitter le territoire. En cas de minorité approuvée, ils dépendront des services de l’aide sociale à l’enfance.

Le Service de l’enfance en danger (SED) du Maine et Loire a confié l’accompagnement socio-éducatif à l’association de l’Abri de la providence. Il s’effectue jusqu’à la majorité, à partir de laquelle les jeunes devront se lancer dans les complexes démarches de demande de titre de séjour. Ces jeunes vivent dans des appartements collectifs, des foyers ou faute de place à l’hôtel. Un budget journalier [2] est alloué à la vie quotidienne. Chaque éducateur assure en moyenne vingt-huit accompagnements. Le succès du projet de scolarisation ou de formation porté par la plupart des MNA, et possible garant de leur titre de séjour à la majorité, se trouve confronté au principe de réalité qu’est l’hétérogénéité de leur niveau scolaire.

L’état de santé des jeunes est marqué par des pathologies infectieuses, ainsi qu’une souffrance psychique avérée à la clinique complexe. L’unité conseil technique santé (UCTS) du département, responsable de leur suivi sanitaire à l’arrivée, a mis au point un protocole de santé publique se voulant systématique, rapide et complet. Un premier entretien avec le médecin de l’UCTS permet de faire le point sur leur parcours et leur état de santé global. Bien que les jeunes bénéficient de la CMU au bout de six semaines, le relais au médecin généraliste ne se fera qu’au terme de ce parcours de soins de trois mois, lui laissant poursuivre l’accompagnement médical, celui de la souffrance psychique, la prévention et la coordination avec les responsables légaux.

Le manque de temps pour ces consultations et la potentielle difficulté du rendez-vous interrogeaient les médecins sur la temporalité de l’Autre sans pour autant devenir barrière. Les praticiens ne désirant pas perdre ce mode de consultation préféraient, comme avec tous leurs patients, moduler leur propre gestion du temps au cas par cas.

La difficulté centrale était la communication marquée par une barrière de la langue entravant l’expression de soi et le recueil de la plainte, et ce même lorsque les jeunes patients commençaient à parler un français fonctionnel. « On existe aussi par le regard des autres, et là comment exister quand on n’arrive pas à s’exprimer ? » Les médecins « se débrouillaient » avec leurs différents moyens : traduction informatique, iconographies, langage non verbal. L’interprétariat professionnel n’était pas accessible et donc peu connu. L’interprétariat informel par l’entourage du médecin et du patient était lui, largement utilisé. « Je baragouine (…) je finis par y arriver », « J’appelle mes autres patients turcs… pas très… mais bon on se débrouille. »

La force du « rêve migratoire » de ces jeunes, que certains médecins attribuaient au « mythe européen » ne semblait pas souffrir de la réalité d’un accueil parfois précaire et sous conditions. « Il y a quand même quelque chose qui est incroyable, quitter son pays, ses repères pour un inconnu ! »

Ce phénomène interrogeait, non sans retentissement émotionnel fort, les médecins sur leur vision du monde et leur citoyenneté. « Cela me déçoit pour un pays qui est soi-disant un pays d’accueil. »

L’arrivée à la majorité était objet d’inquiétude, l’urgence du projet d’intégration, potentiellement garant de leur séjour à cette échéance, pouvait provoquer révolte et sentiment de responsabilité. « Demain ils sont majeurs ! (...) Toujours isolés étrangers et pour l’instant, ils le restent, cela fait trois handicaps. »

Les questions de l’âge osseux et les situations de demande de séjours pour soin, témoignant d’un d’affrontement des logiques médicales et politiques, questionnaient parfois le médecin sur son identité professionnelle. « Je n’ai aucune envie qu’on les renvoie (…) ce n’est pas mon histoire, moi je suis médecin. »

Dans leur rapport à l’autre, ces jeunes semblaient « trop faciles », dénotant une méfiance pour certains praticiens. « Avant qu’une personne qui a fait tout ce parcours se confie (…), il se passe un an ou deux ». Ces derniers interrogeaient alors la culture dans l’expression de soi, le rapport aux soins, au médecin, à la figure adulte, ainsi que les possibles traumatismes de parcours.

Si les pathologies d’importation ne posaient pas soucis particuliers, les motifs de consultations étaient marqués par des plaintes psychosomatiques fréquentes et déstabilisantes. Elles questionnaient un symbolisme corporel « culturellement codé » laissant les praticiens incertains de leurs propres interprétations. « Je ne voudrais pas faire une interprétation erronée, suivant ma propre culture. » L’examen clinique semblait marqué par la pudeur et les traumatismes passés visibles ou non, il se voulait délicat, progressif et un moment privilégié d’échange de regards, de langage non verbal et de mise en confiance dans l’éprouvé des médecins.

Parfois, les difficultés d’observance des prescriptions dénotaient des visions et des attentes différentes entre patients et médecins, questionnant au-delà de l’âge, histoire et culture. Le thème de la vaccination imageait un certain décalage de représentations entre, d’un côté, le concept de prévention et, de l’autre, un passé lourd et un présent précaire. « Ils ont l’air de dire : mais c’est un problème d’Européen ! » La pulsion prescriptive devait donc être conscientisée afin de préserver une relation pouvant s’avérer fragile. « Il n’y pas d’urgence à vacciner, mais cela nous rassure, on a l’impression de faire quelque chose là où on est bien impuissants »

Les médecins devenaient, au fil du temps, témoins directs du récit d’exil, initialement lointain et étranger. « Je ne suis pas familier de cela quoi… » « Cela faisait écho à une certaine actualité (…) »

Le récit recueilli pouvait susciter pitié, choc, projection et venait questionner la posture d’écoute. « Ça me choque (…) tu vas t’apitoyer (…) tu te dis (…) : putain ! Il y a vraiment des vies de merde ! »

Si certains médecins convertissaient l’intensité de leur éprouvé en volonté d’action, d’autres cherchaient à se distancier par des postures réactionnelles, soit de mise en doute, soit de discrétion, non-inquisition visant à ne pas « victimiser » leurs jeunes patients et « parasiter » la relation de soin par des affects jugés trop intenses. « Ne pas les mettre en difficulté (…) quand ils nous racontent cela. »

L’abord de la souffrance psychique ardue, voire impossible, avec la barrière de la langue, était complexe dans son approche diagnostique.

Les tableaux cliniques étaient déstabilisants et intriqués dans leurs thématiques et leurs symptômes. Ceci posait un réel souci d’orientation spécialisée. De plus, les propositions thérapeutiques du système de droit commun ne semblaient pas toujours adaptées. « Quand il revient toujours pour le même motif (…), qu’il voit en parallèle un psychologue et un psychiatre, on se demande ce qu’on va pouvoir faire. » Certains médecins tentaient, malgré tout, des approches avec leurs moyens et dans le temps.

La plupart des généralistes éprouvaient des difficultés dans la distance relationnelle, la privation du lien familial à ce moment charnière que peut être l’adolescence pouvait donner une impression de « vide relationnel à combler », « de place à prendre », venant interroger les praticiens sur leur posture dans la relation. « Qui suis-je par rapport à ce jeune qui vient consulter ? »

La transmission « familiale » des repères socioculturels chère à une des médecins lui faisait aborder avec le jeune la question du genre, des pairs et leur vision du futur. L’écoute de certains « rêves d’avenir » provoquait une rationalisation du praticien l’obligeant à prendre une distance. Un autre praticien, inquiet, s’engageait à se surpasser afin de rééquilibrer les chances, empruntant des postures de personne de confiance ou d’éducateur, il assumait sortir parfois de son rôle médical strict.

Un médecin arabophone originaire du Proche Orient, très sollicité, se plaçait en figure constante, conscient de la nécessité de prendre soin de lui.

Un généraliste se plaçait en maillon d’une chaîne, afin de différencier et délimiter sa tâche.

Avec le temps, une praticienne avait revu ses projections idéales initiales et tentait de rester la plus ouverte possible.

Enfin un médecin trouvait dans le regard des autres et dans l’analyse de pratique un éclairage sur la relation duelle en général afin de ne pas s’épuiser. « Dans le colloque singulier, (…) c’est à nous-mêmes d’être bien conscients de ce qui se joue, de ce qui se passe (…) faut d’abord bien se connaître. »

L’histoire traumatique de ces jeunes, leur situation actuelle paradoxale, l’incertitude sur leur futur retentissait émotionnellement chez les praticiens. Cette expérience d’une clinique marquée par l’emprise du réel, au-delà du bouleversement des préjugés et du changement de perception de l’altérité, venait questionner le médecin sur son identité d’agent de soins primaires ayant des objectifs sanitaires ; de médecin généraliste devant ajuster ses attentes à chacun ; de soignant dans une relation intersubjective ; de citoyen français témoin des limites de sens de sa société.

Les affects, réactions et postures discutés, empruntés, ajustés venaient au cours du temps tenter de construire et d’entretenir une relation de confiance avec ces jeunes traumatisés. « Cela nous interroge de manière très concrète sur ce que nous ne devons jamais cesser d’être en fait, c’est surtout cela. »

Cette analyse relativement intime du vécu de la relation de soin des médecins généralistes avec leurs patients MNA a permis d’aborder le rapport à l’altérité et la communication, déterminant l’accueil que le médecin est en mesure de proposer à son patient.

L’intensité des émotions, les différents remaniements de postures des praticiens montrent qu’une spécificité de ces jeunes est qu’ils exacerbent les questionnements.

Parce qu’ils sont étrangers, mais surtout mineurs isolés, ils viennent directement questionner l’institution qui en est responsable et les figures qu’ils vont croiser sur leur chemin. À l’instar des autres acteurs de l’accompagnement, les généralistes s’interrogent souvent seuls sur eux-mêmes, sur leur mission et sur les thèmes existentiels que ces jeunes matérialisent.

L’analyse de leurs questions, à la lumière de la littérature, montre l’intérêt de la qualité de la communication, posant la question de l’accessibilité de l’interprétariat professionnel à la médecine libérale (cf. projet interprétariat angevin), de la réflexion transdisciplinaire, l’importance du réseau local et permet une réflexion sur la compétence transculturelle en médecine générale.

« La rencontre de l’altérité, puisqu’elle interroge sur la manière avec laquelle nous la percevons, questionne sur l’autre qui est en nous. Elle est en ce sens, non seulement une occasion de se décentrer, mais une opportunité d’enrichissement mutuel, personnel et dans sa pratique », Prs. Baubet et Moro.


par Emmanuelle Coulange, Pratiques N°82, juillet 2018

Documents joints


[1Actes de naissance, passeports ou quelconques papiers officiels pouvant prouver leur âge. L’age osseux est censé être interdit ou du moins de prescription très restrictive avec réquisition du parquet aujourd’hui selon la loi (cf. compte rendu MNA du ministère de la Justice).

[225 euros par jour.


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