Accès aux soins : la rupture

En dix ans, l’ouverture de droits à la protection sociale est devenue provisoire et précaire pour tous, en particulier pour les étrangers, et les arrêts de travail sont traités comme un abus de bien social.

Noëlle Lasne
médecin

En dix ans, l’accès aux soins a connu un bouleversement total. Pourtant, très peu de textes législatifs ont été produits, si l’on compare à la décennie précédente qui a vu passer la grande réforme de l’aide médicale en 1992, le droit au séjour des étrangers gravement malades en 1997, la loi de couverture maladie universelle en 1999 incluant le droit à l’aide médicale État. Des textes qui ont abouti à ce que le droit à la protection sociale devienne un droit fondamental, un droit immédiat et ininterrompu. Des textes qui voulaient éviter toute rupture de prise en charge. Des textes qui affirmaient le régime déclaratif, c’est-à-dire la possibilité d’acquérir un droit sur simple déclaration, en laissant à la caisse d’Assurance maladie la charge de la preuve.

Quelques circulaires bien ciblées adressées aux caisses d’Assurance maladie, quelques recommandations et quelques décrets ont permis, sans toucher à la loi, de remettre en cause un accès aux soins immédiat et sans rupture. En contradiction totale avec la législation existante, on crée une « CMU provisoire » de trois mois, dans l’attente de l’examen des « preuves ». Une nouvelle protection sociale sous menace, susceptible à tout instant d’être suspendue. Au nom de la lutte contre les fraudes sociales, on forme les agents des caisses primaires d’Assurance maladie à voir en tout demandeur un fraudeur potentiel. Nous voici revenus au régime de la preuve sonnante et trébuchante, la preuve préalable à toute ouverture de droits. Chaque fois que l’on change de vie, chaque fois que l’on déménage, que l’on perd son travail, que l’on se marie, que l’on quitte ses parents, que l’on revient vivre sous leur toit, on perd sa protection sociale.
Quant à ceux qui travaillent avec des petits salaires, il n’est pas non plus besoin d’écrire des lois pour leur fermer la porte des cabinets médicaux : on saborde l’aide à l’obtention d’une mutuelle, jamais effective et jamais accessible. On laisse exploser les dépassements d’honoraires, car les médecins sont un corps électoral avant d’être un corps soignant. La pratique du tiers-payant, portée par les réseaux de soins pendant les années quatre-vingt-dix, est marginalisée. Dans un contexte où l’on mérite son travail et son salaire, le patient doit payer le prix fort. L’augmentation de ce que l’on appelle historiquement « le reste à charge » se banalise. Les salariés malades en arrêt de travail sont classés parmi les improductifs. On songe à réduire leurs moyens de subsistance en diminuant les indemnités journalières. L’arrêt de travail n’est plus un droit ni un geste de soins, mais un abus de bien social. Ceux qui vont au travail malades décrochent le prix d’excellence et les félicitations de Laurent Wauquiez, ministre fondateur du club de la droite sociale, qui proclame « L’assistanat est un cancer ». En cas de vrai cancer, on est prié de se débrouiller pour aller travailler.
Quant aux étrangers, ils sont à nouveau les intrus de la protection sociale et les champions supposés de la fraude : on limite la durée d’ouverture des droits pour les étrangers en situation régulière comme les demandeurs d’asile, on rend pratiquement impossible l’accès à l’aide médicale des étrangers sans titre de séjour à la fois en exigeant des pièces impossibles à fournir et en instaurant un droit d’entrée humiliant et obscène. Pour eux, on invente l’accès payant aux soins médicaux gratuits. Mais il est d’ores et déjà prévu d’aller plus loin. En mars 2012, le président de la République annonce qu’il entend revoir la question des droits sociaux des étrangers en situation régulière, qui sont actuellement les mêmes que ceux des Français. Il souhaite que ces droits sociaux soient revus à la baisse, dès lors qu’il s’agit d’étrangers. Le pas est franchi, qui permettrait d’instaurer une politique de la préférence nationale en matière de droits sociaux. Qu’avons-nous fait pour en arriver là ?


par Noëlle Lasne, Pratiques N°57, avril 2012

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