Un savoir qui prend corps

Il est des symptômes qui me fatiguent d’avance, dès le début de la consultation, tant est longue la liste de ce à quoi il faut penser. Par exemple, les sensations de vertiges. Cela peut cacher tant et tant de choses, le cœur, les oreilles, la tête, etc., parfois graves, parfois simples, parfois compliquées.

Et pourtant, il faut bien y aller, mettre en œuvre le savoir médical à la recherche du diagnostic, imaginer les stratégies thérapeutiques et supporter les errances diagnostiques. Et là, on voit combien le temps, si on s’en donne les moyens, améliore le savoir. Car depuis peu, les vertiges me fatiguent moins. C’est, je crois, depuis que j’ai pu me réapproprier consciemment le savoir acquis grâce à des années de lectures, réunions de travail en commun avec des collègues, dans mon association de formation médicale continue (indépendante des laboratoires pharmaceutiques), de discussions au sein du comité de rédaction, d’expériences et de vie tout simplement. J’ai pu réaménager deux des étapes de l’examen clinique, l’épreuve de Romberg et la manœuvre d’Hallpick.

Le Romberg consiste à rechercher une déviation de la marche, une marche en étoile, qui révèle une atteinte des centres neurologiques de l’équilibre, quand on demande à une personne de faire plusieurs fois, yeux fermés, trois pas en avant et trois pas en arrière. Classiquement, le médecin observe, bras croisés et attend que le patient trébuche. Un jour, j’ai reçu un vieux monsieur très insécurisé, à la démarche tellement chancelante qu’il paraissait impossible de lui demander de marcher yeux fermés et donc de savoir si sa démarche ébrieuse était due à l’appréhension ou à un anomalie neurologique. Alors la seule manière d’y arriver, ce fut de lui prendre et donner les mains, les yeux dans les yeux, lui avançant, moi reculant et rythmant nos pas à voix haute, un deux trois. Puis de lui demander de continuer seul yeux ouverts, et seulement ensuite yeux fermés. Evidemment, tous les deux, cela nous a mis de bonne humeur, comme si mon bureau tout à coup se remplissait de jeux de marelle, de comptines d’enfance et de souvenirs de bal. Et mon patient, bien sûr, il chavirait moins. Depuis, à chaque fois que je reçois des patients vraiment instables, je fais ainsi, à la fois pour élucider un peu la nature du trouble et contribuer à rassurer le patient.

De même, dans le bilan des vertiges, depuis une dizaine d’années, on a identifié une nouvelle cause, le déplacement des otolithes, microcristaux qui formeraient une sorte de culbuto dans l’oreille interne. En cas d’anomalie, la manœuvre d’Hallpick consiste à secouer latéralement et d’un mouvement brusque le patient pour en même temps déclencher les vertiges et remettre les cristaux à leur place. Il s’agit de se mettre bien en face du patient assis les pieds ballants sur le lit d’examen, de tenir de la paume de la main le visage au niveau de l’oreille et de lui imprimer de l’autre main au niveau du bras opposé un mouvement latéral de bascule. Et lorsque cela déclenche la crise de vertige, je propose au patient de me secouer, pour bien sentir le mouvement et pouvoir ensuite apprendre à quelqu’un de son entourage comment se faire secouer. Je ne suis pas complètement sûre que cette nouvelle entité pathologique ne soit pas un effet de mode médicale, car je n’ai retrouvé ce « diagnostic » que chez des personnes émotives, très bousculées par la vie. Mais j’adore faire cet examen, car je lui trouve des vertus quasi magiques. Cela fait sérieux, mais surtout ce corps à corps fait d’une main qui protège et d’une main qui pousse symbolise pour moi la relation de soin où il s’agit de s’interposer contre la maladie et le malheur et de faire crédit au patient qu’il peut aller de l’avant.

J’imagine que tous les soignants qui aiment leur métier peuvent raconter des histoires analogues pour illustrer ce qui est au creux de la mise en œuvre des savoirs en médecine. Une alchimie tissée de différents éléments, de savoir universitaire, de modestie, d’engagement, de plaisir ludique de la découverte, où la sollicitude mobilise le cognitif , où la démarche diagnostique et thérapeutique sont intimement liées, où le savoir s’incarne et soigne en même temps, où il s’ancre dans la question du lien et du sens.

Et c’est peut être cela, mobiliser nos savoirs en médecine, « réécrire la médecine », comme nous le formulions, il y a 25 ans à la naissance de la revue, c’est chercher avec le patient une explication à ses troubles, un traitement concret et faisable, mais aussi inventer avec lui un sous-titrage symbolique et imaginaire à ses questions existentielles.

par Elisabeth Maurel-Arrighi, Pratiques N°18, juillet 2002

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